lundi 7 février 2011

En glanant... Houellebecq et l'euthanasie


La mort de Houellebecq avait surpris Jed alors qu'il s'attendait d'un jour à l'autre à une nouvelle funeste concernant son père. Contrairement à toutes ses habitudes, celui-ci lui avait téléphoné fin septembre pour lui demander de passer le voir. Il était maintenant installé dans une résidence médicalisée au Vésinet, aménagée dans un grand manoir Napoléon III, beaucoup plus chic et plus chère que la précédente, une sorte d'élégant mouroir high-tech.
Les appartements étaient spacieux, dotés d'une chambre et d'un salon, les pensionnaires disposaient d'un grand téléviseur LCD avec un abonnement câble et satellite, d'un lecteur de DVD et d'une connexion Internet haut débit. Il y avait un parc avec un petit lac où nageaient des canards, des allées bien tracées où gambadaient des biches. Ils pouvaient même, s'ils le souhaitaient, entretenir un coin de jardin qui leur était réservé, faire pousser des légumes et des fleurs — mais peu en faisaient la demande. Jed avait dû batailler pour lui faire accepter ce changement, il avait insisté à de nombreuses reprises pour lui faire comprendre que ce n'était plus la peine de se livrer à des économies sordides — pour lui faire comprendre que, maintenant, il était riche. Évidemment, l'établissement n'accueillait que des gens ayant, du temps de leur vie active, appartenu aux couches les plus élevées de la bourgeoisie française ; « des péteux et des snobs », avait une fois résumé le père de Jed, qui restait obscurément fier de ses origines populaires.
Jed ne comprit pas, d'abord, pourquoi son père l'avait fait venir. Après une courte promenade dans le parc — il marchait maintenant difficilement — ils s'installèrent dans une pièce qui voulait imiter un club anglais, avec ses boiseries et ses fauteuils de cuir, et où ils purent commander un café. Il leur fut apporté dans une cafetière en métal argenté, avec de la crème et une assiette de mignardises. La pièce était vide, à l'exception d'un très vieil homme installé seul devant une tasse de chocolat, qui dodelinait de la tête et semblait sur le point de s'assoupir. Ses cheveux blancs étaient longs et bouclés, il était vêtu d'un costume clair, un foulard de soie noué autour du cou, il faisait penser à un artiste lyrique sur le retour — un chanteur d'opérette par exemple, qui aurait obtenu ses plus grands triomphes au festival de Lamalou-les-Bains —, enfin on l'aurait imaginé dans un établissement du genre « La roue tourne » plutôt que dans une maison comme celle-ci, qui n'avait pas son équivalent en France, même sur la Côte d'Azur, il fallait aller à Monaco ou en Suisse pour trouver aussi bien.
Le père de Jed considéra le vieux beau silencieusement, un long moment, avant de s'adresser à son fils. » Lui, il a de la chance... » dit-il finalement. « Il a une maladie orpheline très rare — une demeleu-maïose, quelque chose dans ce goût-là. Il ne souffre pas du tout. Il est épuisé en permanence, s'endort tout le temps, même au moment des repas ; quand il fait une promenade, au bout de quelques dizaines de mètres il s'assied sur un banc et il s'endort sur place. Il dort un peu plus tous les jours, et à la fin il ne se réveillera plus du tout. Jusqu'au bout, il y en a qui ont de la chance... »
Il se tourna vers son fils, le regarda droit dans les yeux. « Ça me paraissait mieux de te prévenir, et je ne me voyais pas t'en parler au téléphone. Je me suis adressé à une organisation, en Suisse. J'ai décidé de me faire euthanasier ».
Jed ne réagit pas immédiatement, ce qui laissa le temps à son père de développer son argumentation, laquelle se résumait au fait qu'il en avait marre de vivre.
« Tu n'es pas bien ici ? » demanda enfin son fils d'une voix tremblante.
Si, il était très bien ici, il n'aurait pas pu être mieux, mais ce qu'il fallait qu'il se mette dans la tête c'est qu'il ne pouvait plus être bien nulle part, qu'il ne pouvait plus être bien dans la vie en général (il commençait à s'énerver, son débit devenait fort et presque colérique, mais le vieux chanteur avait de toute façon sombré dans l'assoupissement, tout était très calme dans la pièce). S'il devait encore continuer il allait falloir lui changer son anus artificiel, enfin il trouvait que ça commençait à suffire, cette plaisanterie. Et puis il avait mal, il n'en pouvait plus, il souffrait trop.
« Ils ne te donnent pas de morphine ? » s'étonna Jed.
Oh si on lui donnait de la morphine, autant qu'il en voulait évidemment, ils préféraient que les pensionnaires se tiennent tranquilles, mais est-ce que c'était une vie, d'être constamment sous l'emprise de la morphine ?
À vrai dire Jed pensait que oui, que c'était même une vie particulièrement enviable, sans soucis, sans responsabilités, sans désirs ni sans craintes, proche de la vie des plantes, où l'on pouvait jouir de la caresse modérée du soleil et de la brise. Il soupçonnait pourtant que son père aurait du mal à partager ce point de vue. C'était un ancien chef d'entreprise, un homme actif, ces gens-là ont souvent des problèmes avec la drogue, se dit-il.
« Et puis d'ailleurs, en quoi est-ce que ça te regarde ? » lança agressivement son père (Jed prit alors conscience qu'il n'écoutait plus, depuis un certain temps déjà, les récriminations du vieillard). Il hésita, tergiversa avant de répondre que si, quand même, en un sens, il avait l'impression que ça le regardait un peu. « Déjà, être un enfant de suicidé, ce n'est pas très drôle... » ajouta-t-il. Son père accusa le coup, se tassa sur lui-même avant de répondre avec violence : « Ça n'a rien à voir ! »
Avoir ses deux parents suicidés, poursuivit Jed sans tenir compte de l'interruption, vous mettait forcément dans une position vacillante, inconfortable celle de quelqu'un dont les attaches à la vie manquent de solidité, en quelque sorte. Il parla longuement, avec une aisance qui devait rétrospectivement le surprendre, parce qu'après tout lui-même n'éprouvait pour la vie qu'un amour hésitant, il passait généralement pour quelqu'un de plutôt réservé et triste. Mais il avait tout de suite compris que le seul moyen d'influencer son père était de faire appel à son sens du devoir — son père avait toujours été un homme de devoir, seuls le travail et le devoir au fond avaient vraiment compté dans sa vie. « Détruire en sa propre personne le sujet de la moralité, c'est chasser du monde, autant qu'il dépend de soi, la moralité » se répétait-il machinalement sans vraiment comprendre la phrase, séduit par son élégance plastique, tout en alignant des arguments de portée générale : la régression de civilisation que représentait le recours généralisé à l'euthanasie, l'hypocrisie et le caractère au fond nettement mauvais de ses partisans les plus illustres, la supériorité morale des soins palliatifs, etc.
Lorsqu'il quitta la résidence vers cinq heures, la lumière était déjà rasante, teintée de magnifiques reflets d'or. Des moineaux sautillaient entre les herbes scintillantes de givre. Des nuages oscillant entre le pourpre et l'écarlate affectaient des formes déchiquetées, étranges, en direction du couchant. Il était impossible, ce soir-là, de nier une certaine beauté au monde. Son père était-il sensible à ces choses ? Il n'avait jamais manifesté le moindre intérêt pour la nature ; mais en vieillissant, peut-être, qui sait ? Lui-même, en rendant visite à Houellebecq, avait constaté qu'il commençait à apprécier la campagne — qui, jusque-là, lui avait toujours été indifférente. Il pressa maladroitement l'épaule de son père avant de déposer un baiser sur ses joues rêches — à ce moment précis il eut l'impression d'avoir gagné la partie, mais le soir même, et plus encore dans les jours qui suivirent, il fut envahi par le doute. Il n'aurait servi à rien de rappeler son père, ni de lui rendre visite à nouveau — au contraire même, c'eût été prendre le risque de le braquer. Il se l'imaginait immobile sur une ligne de crête, hésitant de quel côté basculer. C'était la dernière décision importante qu'il avait à prendre dans sa vie, et Jed craignait que cette fois encore, comme il le faisait auparavant lorsqu'il rencontrait un problème sur un chantier, il ne choisisse de trancher dans le vif.
Les jours suivants, son inquiétude ne fit qu'augmenter ; à chaque instant maintenant, il s'attendait à recevoir un appel de la directrice de l'établissement : « Votre père est parti pour Zurich ce matin à dix heures. Il vous a laissé une lettre ». Aussi, quand une femme au téléphone lui annonça la mort de Houellebecq, il ne comprit pas immédiatement, et il crut à une erreur (Marylin ne s'était pas annoncée, et il n'avait pas reconnu sa voix. Elle ne savait rien de plus que ce qu'il y avait dans les journaux, mais elle avait cru bon de l'appeler parce qu'elle avait pensé — à juste titre d'ailleurs — qu'il n'avait pas lu les journaux). Et même après avoir raccroché il crut encore, quelque temps, à une erreur.
[…]
Son chauffe-eau avait finalement survécu à Houellebecq, se dit Jed en rentrant chez lui, considérant l'appareil qui l'accueillait en ronflant sournoisement, comme une bête vicieuse.
Il avait également survécu à son père, put-il conjecturer quelques jours plus tard. On était déjà le 17 décembre, Noël était dans une semaine, il n'avait toujours pas de nouvelles du vieil homme et se décida à téléphoner à la directrice de la maison de retraite. Elle lui apprit que son père était parti pour Zurich une semaine auparavant, sans donner de date de retour précise. Sa voix ne trahissait pas d'inquiétude particulière, et Jed prit soudain conscience que Zurich n'était pas seulement la base d'opération d'une association qui euthanasiait les vieillards, mais aussi le lieu de résidence de personnes riches, et même très riches, parmi les plus riches du monde. Beaucoup de ses pensionnaires devaient avoir de la famille, ou des relations, qui résidaient à Zurich, un voyage à Zurich de l'un d'entre eux ne pouvait que lui apparaître comme parfaitement normal. Il raccrocha, découragé, et réserva un billet sur Swiss Airlines pour le lendemain.
En attendant le départ de son vol dans l'immense, sinistre et elle-même assez létale salle d'embarquement de l'aéroport de Roissy 2, il se demanda d'un seul coup ce qu'il allait faire à Zurich. Son père était mort, de toute évidence, depuis déjà plusieurs jours, ses cendres devaient déjà flotter sur les eaux du lac de Zurich. En se renseignant sur Internet, il avait appris que Dignitas (c'était le nom du groupement d'euthanasieurs) faisait l'objet d'une plainte d'une association écologiste locale. Pas du tout en raison de ses activités, au contraire les écologistes en question se réjouissaient de l'existence de Dignitas, ils se déclaraient même entièrement solidaires de son combat ; mais la quantité de cendres et d'ossements humains qu'ils déversaient dans les eaux du lac était selon eux excessive, et avait l'inconvénient de favoriser une espèce de carpe brésilienne, récemment arrivée en Europe, au détriment de l'omble chevalier, et plus généralement des poissons locaux.
Jed aurait pu choisir un des palaces installés sur les rives du lac, le Widder ou le Baur au Lac, mais il sentit qu'il aurait du mal à supporter un luxe excessif. Il se replia sur un hôtel proche de l'aéroport, vaste et fonctionnel, situé sur le territoire de la commune de Glattbrugg. Il était d'ailleurs lui-même assez cher, et paraissait très confortable ; mais existait-il, en Suisse, des hôtels bon marché ? des hôtels inconfortables ?
Il arriva vers vingt-deux heures, le froid était glacial mais sa chambre douillette et accueillante, malgré la façade sinistre de l'établissement. Le restaurant de l'hôtel venait de fermer ; il étudia quelque temps la carte du room service avant de se rendre compte qu'il n'avait pas faim ; qu'il se sentait même incapable d'ingérer quoi que ce soit. Il envisagea un moment de regarder un film porno, mais s'endormit avant d'avoir réussi à comprendre le fonctionnement du pay per view.
Le lendemain, à son réveil, les alentours étaient baignés d'une brume blanche. Les avions ne pouvaient pas décoller, lui apprit le réceptionniste, l'aéroport était paralysé. Il se rendit au buffet du petit déjeuner, mais ne réussit à avaler qu'un café et la moitié d'un pain au lait. Après avoir étudié quelque temps son plan — c'était complexe, l'association se trouvait elle aussi dans une banlieue de Zurich, mais une banlieue différente — il laissa tomber, et décida de prendre un taxi. Le chauffeur de taxi connaissait bien l'Ifangstrasse ; Jed avait oublié de noter le numéro, mais il l'assura qu'il s'agissait d'une rue courte. Elle était proche de la station de trains de Schwerzenbach, l'informa-t-il, et d'ailleurs longeait la voie ferrée. Jed se sentit gêné en songeant que le chauffeur voyait probablement en lui un candidat au suicide. Pourtant, l'homme — un quinquagénaire épais, qui parlait l'anglais avec un accent suisse-allemand à couper au couteau — lui jetait de temps en temps dans son rétroviseur des regards égrillards et complices qui correspondaient mal à l'idée d'une mort digne. Il comprit lorsque le taxi s'arrêta, au début de l'Ifangstrasse, devant un bâtiment énorme, néo-babylonien, dont rentrée était ornée de fresques érotiques très kitsch, d'un tapis rouge élimé et de palmiers en pots, et qui était visiblement un bordel. Jed se sentit profondément rassuré d'avoir été associé à l'idée d'un bordel plutôt qu'à celle d'un établissement voué à l'euthanasie ; il paya, laissant un large pourboire, et attendit que le chauffeur ait fait demi-tour pour s'engager plus avant dans la rue. L'association Dignitas se targuait, en période de pointe, de satisfaire à la demande de cent clients par jour. Il n'était nullement certain que le Babylon FKK Relax-Oase puisse se prévaloir d'une fréquentation comparable, alors que ses horaires d'ouverture étaient plus larges — Dignitas était ouvert pour l'essentiel aux heures de bureau, avec une nocturne jusqu'à 21 heures le mercredi — et que des efforts de décoration considérables — d'un goût douteux certes, mais considérables — avaient été consentis pour la décoration du bordel. Dignitas au contraire — Jed s'en rendit compte en arrivant devant le bâtiment, une cinquantaine de mètres plus loin — avait son siège dans un immeuble de béton blanc, d'une irréprochable banalité, très Le Corbusier dans sa structure poutre-poteau qui libérait la façade et dans son absence de fioriture décorative, un immeuble identique en somme aux milliers d'immeubles de béton blanc qui composaient les banlieues semi-résidentielles partout à la surface du globe. Une seule différence demeurait, la qualité du béton, et là on pouvait en être sûr : le béton suisse était incomparablement supérieur aux bétons polonais, indonésien ou malgache. Aucune irrégularité, aucune fissure ne venait ternir la façade, et cela probablement plus de vingt ans après son édification. Il était certain que son père s'était fait la remarque, même à quelques heures de mourir.
Au moment où il s'apprêtait à sonner, deux hommes vêtus d'un blouson et d'un pantalon de coton sortirent en portant un cercueil de bois clair — un modèle léger et bas de gamme, probablement en aggloméré à vrai dire — qu'ils déposèrent dans une fourgonnette Peugeot Partner qui stationnait devant l'immeuble. Sans prêter aucune attention à Jed ils remontèrent aussitôt, laissant les portières de la fourgonnette ouvertes, et redescendirent une minute plus tard, porteurs d'un deuxième cercueil, identique au précédent, qu'ils rangèrent à son tour dans l'utilitaire. Ils avaient bloqué le mécanisme de fermeture de la porte pour se faciliter le travail. Cela se confirmait : le Babylon FKK Relax-Oase était loin de connaître une agitation aussi considérable. La valeur marchande de la souffrance et de la mort était devenue supérieure à celle du plaisir et du sexe, se dit Jed, et c'est probablement pour cette même raison que Damien Hirst avait, quelques années plus tôt, ravi à Jeff Koons sa place de numéro 1 mondial sur le marché de l'art. Il est vrai qu'il avait raté le tableau qui devait retracer cet événement, qu'il n'avait même pas réussi à le terminer, mais ce tableau restait imaginable, quelqu'un d'autre aurait pu le réaliser — il aurait sans doute fallu, pour cela, un meilleur peintre. Alors qu'aucun tableau ne lui paraissait capable d'exprimer clairement la différence de dynamisme économique entre ces deux entreprises, situées à quelques dizaines de mètres, sur le même trottoir d'une rue banale et plutôt triste qui longeait une voie ferrée dans la banlieue est de Zurich.
Sur ces entrefaites, un troisième cercueil fut introduit dans la fourgonnette. Sans attendre le quatrième, Jed entra dans l'immeuble, monta quelques marches jusqu'à un palier sur lequel s'ouvraient trois portes. Il poussa celle de droite, où était indiqué Wartesaal, et pénétra dans une salle d'attente aux murs crème, au terne mobilier de plastique — qui ressemblait un peu, à vrai dire, à celle dans laquelle il avait patienté au Quai des Orfèvres, sauf que cette fois il n'y avait pas de vue imprenable sur le pont des Arts, et que les fenêtres n'ouvraient que sur une banlieue résidentielle anonyme. Les haut-parleurs fixés en haut des murs diffusaient une musique d'ambiance certes triste, mais à laquelle on pouvait associer le qualificatif de digne — probablement du Barber.
Les cinq personnes réunies là étaient sans nul doute des candidats au suicide, mais on peinait à les définir plus avant. Leur âge même était assez indiscernable, cela pouvait être entre cinquante et soixante-dix ans — pas très âgés donc, son père lors de sa venue avait probablement été le doyen de sa promotion. L'un des hommes, avec ses moustaches blanches et son teint rubicond, était manifestement un Anglais ; mais les autres, même du point de vue nationalité, étaient difficiles à situer. Un homme émacié, au physique latin, au teint d'un jaune brunâtre et aux joues terriblement creuses — le seul en réalité qui donnait l'impression d'être atteint d'une grave maladie — lisait avec passion (il avait brièvement levé la tête à l'entrée de Jed, puis s'était aussitôt replongé dans sa lecture) un volume des aventures de Spirou en édition espagnole ; il devait venir d'un pays sud-américain quelconque.
Jed hésita, puis choisit finalement de s'adresser à une femme d'une soixantaine d'années qui ressemblait à une ménagère de l'Allgâu typique, et qui donnait l'impression de posséder des compétences extraordinaires en matière de points de tricot. Elle lui apprit qu'il y avait, en effet, une pièce de réception, il fallait ressortir, c'était la porte de gauche sur le palier.
Rien n'était indiqué, Jed poussa la porte de gauche. Une fille décorative sans plus (ils avaient certainement beaucoup mieux au Babylon FKK Relax-Oase, se dit-il) attendait derrière son comptoir en remplissant laborieusement une grille de mots fléchés. Jed lui expliqua sa requête, qui parut la choquer : les gens de la famille ne venaient pas après le décès, lui répondit-elle. Parfois avant, jamais après ». Sometimes before... Never after... » répéta-t-elle plusieurs fois de suite, en mâchonnant péniblement ses mots. Cette demeurée commençait à l'énerver, il haussa le ton en répétant qu'il n'avait pas pu venir avant, et qu'il tenait absolument à voir quelqu'un de la direction, qu'il avait le droit de consulter le dossier de son père. Ce mot de droit parut l'impressionner ; avec une mauvaise volonté évidente, elle décrocha son téléphone. Quelques minutes plus tard, une femme d'une quarantaine d'années, vêtue d'un tailleur clair, fit son entrée dans la pièce. Elle avait consulté le dossier : en effet, son père s'était présenté au matin du lundi 10 décembre ; l'opération s'était déroulée « tout à fait normalement », ajouta-t-elle.
Il avait dû arriver le dimanche soir, le 9, se dit Jed. Où avait-il passé sa dernière nuit ? S'était-il offert le Baur au Lac ? Il l'espérait, sans trop y croire. Il était certain en tout cas qu'il avait réglé sa note en partant, qu'il n'avait rien laissé derrière lui.
Il insista encore, se fit implorant. Il était en voyage au moment où c'était arrivé, prétendit-il, il n'avait pas pu être là, maintenant il voulait en savoir plus, connaître tous les détails sur les derniers instants de son père. La femme, visiblement agacée, finit par céder, l'invita à l'accompagner. Il la suivit dans un long couloir sombre, encombré d'armoires de classement métalliques, avant de pénétrer dans son bureau, lumineux et fonctionnel, qui donnait sur une sorte de jardin public.
« Voilà le dossier de votre père... » dit-elle en lui tendant une mince chemise. Le mot de dossier paraissait un peu exagéré : il y avait une feuille recto-verso, rédigée en suisse allemand.
D'après ce que Jed avait pu lire dans les reportages, l'examen médical se réduisait à une prise de tension et à quelques vagues questions, un entretien de motivation en quelque sorte, à cette exception près que tout le monde le réussissait, l'affaire était systématiquement bouclée en moins de dix minutes.
C'est bien cela, se dit Jed ; son père servait à présent de nourriture aux carpes brésiliennes du Zürichsee.
La femme reprit le dossier, pensant visiblement que l'entretien était terminé, et se leva pour le ranger dans son armoire. Jed se leva aussi, s'approcha d'elle et la gifla violemment. Elle émit une sorte de gémissement très étouffé, mais n'eut pas le temps d'envisager une riposte. Il enchaîna par un violent uppercut au menton, suivi d'une série de manchettes rapides. Alors qu'elle vacillait sur place, tentant de reprendre sa respiration, il se recula pour prendre de l'élan et lui donna de toutes ses forces un coup de pied au niveau du plexus solaire. Cette fois elle s'effondra, heurtant violemment dans sa chute un angle métallique du bureau ; il y eut un craquement net. La colonne vertébrale avait dû en prendre un coup, se dit Jed. Il se pencha sur elle : elle était sonnée, respirait avec difficulté, mais elle respirait.
Il se dirigea rapidement vers la sortie, craignant plus ou moins que quelqu'un ne donne l'alerte, mais la réceptionniste leva à peine les yeux de ses mots fléchés ; il est vrai que la lutte avait été très silencieuse. La gare n'était qu'à deux cents mètres. Au moment où il y pénétrait, un train s'arrêta sur un des quais. Il monta sans prendre de billet, ne fut pas contrôlé et descendit en gare centrale de Zurich.
En arrivant à l'hôtel, il se rendit compte que cette scène de violence l'avait mis en forme. C'était la première fois de sa vie qu'il usait de violence physique à l'égard de quelqu'un ; et ça lui avait donné faim. Il dîna avec grand appétit, d'une raclette à la viande des Grisons et au jambon de montagne, qu'il accompagna d'un excellent vin rouge du Valais.
Le lendemain matin le beau temps était revenu sur Zurich, une fine couche de neige recouvrait le sol. Il se rendit à l'aéroport, s'attendant plus ou moins à être arrêté au contrôle des passeports, mais rien de tel ne se produisit. Et, les jours suivants, il n'eut pas davantage de nouvelles. Il était curieux qu'ils aient renoncé à porter plainte ; probablement ne souhaitaient-ils pas attirer l'attention sur leurs activités, en aucune manière. Il y avait peut-être du vrai, se dit-il, dans ces accusations relayées sur Internet portant sur l'enrichissement personnel des membres de l'association. Une euthanasie était facturée en moyenne cinq mille euros, alors que la dose létale de pentobarbital de sodium revenait à vingt euros, et une incinération bas de gamme sans doute pas bien davantage. Sur un marché en pleine expansion, où la Suisse était en situation de quasi-monopole, ils devaient, en effet, se faire des couilles en or.
Son excitation retomba rapidement, laissant place à une vague de tristesse profonde, qu'il savait définitive. Trois jours après son arrivée, pour la première fois de sa vie, il passa seul la soirée de Noël. Il en fut de même le soir du Nouvel An. Et, les jours qui suivirent, il fut également seul.


Michel Houellebecq, La Carte et le territoire – Flammarion