samedi 5 février 2011

En glanant... Marie Balmary - Fragilité, condition de la parole


Fragilité... Cela me rappelle la première fois que je suis venue à Trosly, dans la communauté de L'Arche, visiter un foyer de personnes avec un handicap, comme on dit ici. Je me demandais comment la rencontre allait avoir lieu. J'imaginais que L'Arche et la psychanalyse ne parlaient vraiment pas la même langue. D'un côté la vie en communauté, de l'autre des rendez-vous individuels en cabinet, c'étaient des modes de relation, des expériences apparemment si différentes. Comment allions-nous nous entendre ?
Je m'inquiétais inutilement. La vie, en jouant avec ma fragilité, allait tout arranger : je suis arrivée avec une extinction de voix presque totale et ça a été tout à fait simple.
Aujourd'hui encore, la vie s'est chargée de mes inquiétudes. Avant Noël, en pensant au colloque de Toulouse, je me demandais comment j'allais préparer une intervention sur la fragilité en pleines vacances, dans l'atmosphère des fêtes de fin d'année. Et puis il y a eu auprès de moi la mort et pour moi un peu de maladie. Fragilité. Je n'ai pas quitté le sujet.
Fragile ne veut dire qu'une seule chose : que ça casse
On voit cela écrit sur les caisses dans lesquelles on transporte les objets en verre : « haut », « bas » et puis, en travers, une longue étiquette en rouge sur blanc : « fragile ». L'intégrité du verre est en question : attention, ça casse.
La fragilité nous concerne nous aussi, dès la première minute de vie. C'est une évidence que je ne fais que rappeler en deux mots. Nous sommes les plus vulnérables des animaux. Un nouveau-né humain présente bien d'autres fragilités qu'un verre de cristal : le chaud, le froid, la nourriture... vous connaissez. On doit nous entourer très longtemps d'énormément de soins pour que nous puissions seulement vivre et nous développer.
Nous travaillons donc énormément à vaincre la fragilité. À grandir en force, à éviter la maladie, à guérir, à consolider la guérison. Nous avons inventé toutes sortes de prothèses pour les parties fragilisées de nos corps, renforcer ou remplacer nos dents, nos yeux, nos oreilles, nos os. Peu à peu, avec les progrès des sciences et techniques, de plus en plus d'organes peuvent être réparés, voire palliés. Ce mouvement si important dans nos sociétés riches se comprend aisément : comment ne pas chercher l'assurance de la force, celle qui surmonte, qui triomphe de ces conditions misérables où nous met notre « néoténie » : un mot savant pour dire que nous, les humains, nous naissons prématurés, même quand la grossesse est à terme. Inachevés pour des années, incapables de nous mettre sur nos pattes. Et de toute façon, à la fin de la vie, même si nous n'avons eu aucun problème de santé durant de longues années, nous redevenons fragiles. Quoi que nous fassions, nous n'échappons pas à notre condition : nous sommes des mortels, des êtres qui cassent, qui passent, qui disparaissent.
Vue de ce point de vue, la fragilité est négative, elle est à vaincre autant et aussi longtemps que possible.
Y a-t-il un autre point de vue qui permettrait de voir la fragilité comme quelque chose d'utile ?
Je vais d'abord partir d'une image simple prise dans la nature, qui peut nous servir de parabole pour un autre abord de la fragilité. Car il arrive qu'une fragilité soit essentielle à la vie. Chez les oiseaux, prenons par exemple les canards sauvages — et voyons si nous pouvons les rapprocher ensuite des enfants du Bon Dieu.
Voilà un nid de canard avec des œufs dedans. La cane protège et couve les œufs. La coquille de ces œufs est extrêmement fine et fragile : la nature a-t-elle fait une erreur ? Non pas, mais au contraire une géniale organisation car, un jour, il va falloir que ces œufs puissent casser sous les coups légers des petits canards qui auront grandi.
Heureusement qu'elle est fragile, cette coquille. Imaginez un instant un œuf qu'on aurait renforcé pour que la coquille ne casse pas. Ce serait l'horreur, n'est-ce pas ? Le petit canard emmuré, étouffé par la protection qui ne devait servir qu'à une chose : lui permettre d'être un jour assez fort pour la briser. La coquille de l'œuf n'est en effet vraiment utile que si, après avoir servi de protection, elle peut disparaître.
Cela peut évoquer bien des choses du monde humain. Depuis la protection des parents jusqu'au transfert en psychanalyse. Toutes enveloppes, tous liens qui sont indispensables un temps, puis destinés à disparaître en tant qu'enveloppes, en tant que liens.
En gardant l'image de l'œuf dont la fragilité est nécessaire à la vie, on voit qu'une secte ou un système totalitaire est une coquille qu'on renforce sans cesse pour qu'elle ne casse pas. L'oiseau doit rester à l'intérieur. La fragilité a disparu. C'est la coquille qui compte. Le poussin doit servir la coquille au lieu que la coquille le serve.
Tant d'institutions peuvent ainsi pervertir leur rôle en inversant l'ordre des services : institutions humaines non fragiles, communautés non ouvertes, matrices closes. C'est cela, je crois, que dénonce une phrase comme « Le sabbat est fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat ». Le sabbat peut casser quand c'est la vie qui a besoin de le transgresser. La tradition juive l'a toujours enseigné.
Mais les humains ne sont pas des œufs de cane. Y a-t-il autre chose à faire avec la fragilité que de la combattre ? Si nous supposons un instant — ou si nous croyons par la foi — que notre condition a un sens, alors se pose une question : à quoi cela peut-il bien servir d'être fragile ?
Une fois encore je vais vous emmener dans le livre de la Genèse tout en réfléchissant sur la fragilité interdite. La Genèse, c'est mon camp de base. Où que j'aille dans la Bible et dans la vie, il y a toujours un moment où je reviens aux premiers chapitres de la Genèse. Comme un lieu où mesurer toute chose de la vie humaine. Un campement symbolique où je retrouve des instruments pour la pensée, pour la conscience, quand je me suis perdue, quand je n'ai plus de nourriture, quand il fait trop froid dans la culture où je dois marcher.
La différence est une fragilité
La première fragilité que je vois dans la vie comme dans la Bible, c'est la différence homme-femme.
On m'a appris que, dans la nature, tout ce qui est sexué est mortel, mais comment l'interpréter ?
Repartons de quelque chose de plus simple : toute différence est une fragilité. Un signe de non-totalité, un signe qu'on peut lire comme de la pauvreté pour chacun. La sexualité est bien, elle, une force essentielle de la vie, mais la séparation en deux des sexes est pour l'individu signe d'une pauvreté : pauvreté de ne pouvoir jouir complètement de soi sans un autre, ni de faire advenir la vie à soi seul.
Insuffisance. Et puis encore pauvreté en connaissance : moi qui ne suis qu'une femme, je suis handicapée du masculin ; je me trouve sur cette terre devant plus de trois milliards de gens dont j'ignore ce qu'ils vivent : les hommes.
À quoi peut bien servir cette première fragilité ?
Ceux qui ont écrit la Genèse semblent avoir une idée là-dessus et même une forte estime pour cette différence fragilisante puisqu'elle est gardée par la première loi. En effet, un interdit de manger de « l'arbre à connaître bon et mauvais » apparaît dans le récit. Et même si la formulation de cet interdit est mystérieuse, ce qui n'est pas mystérieux, c'est la place de cet interdit : entre l'apparition de l'homme et celle de la femme. Pourquoi entre l'homme et la femme ?
Pourquoi est-ce qu'un interdit garderait une différence, donc une fragilité ? Car, de quoi qu'il s'agisse dans cette « connaissance du bien et du mal » comme on dit d'habitude, on pense aisément que manger et connaître apportent la force, tandis que ne pas manger et ne pas connaître signifient la fragilité. Or, la parole divine dit l'inverse. Si cette connaissance interdite est acquise, cette nourriture interdite est prise, elle apportera la mort. « Du jour de ton manger de lui [l'arbre interdit] de mort tu mourras », dit Élohim à Adam.
Comme si le Créateur disait : Garde cette fragilité entre toi et la femme. Garde ce non-manger, cette inconnaissance. Sinon tu mourras.
Curieuse situation. C'est cette fragilité gardée qui protégerait la vie selon le dieu de la Genèse ; tandis que manger, connaître, qui apporteraient la perte de cette fragilité, apporteraient la mort. Cela semble très illogique tout d'abord. Aussi, nous ne nous étonnons pas d'entendre dans le texte surgir une voix qui vient remettre tout à l'endroit : « Vous ne mourrez pas — si vous mangez — mais Élohim connaît que si vous en mangez, vous serez comme des Élohim connaissant le bien et le mal ».
Ne restez pas fragiles comme ça, suggère le serpent. Désobéissez à un dieu qui, lui, n'est pas mortel et veut que, vous, vous le restiez.
Si j'essaie de résumer le récit de la Genèse, le dieu marque la vie individuelle d'une coupure (« sexe » vient de secare, « couper », en latin), signe de fragilité au lieu même de la force que sont les organes de la puissance de vie. Puis le dieu redouble cette marque de fragilité en interdisant sa disparition. Et c'est le serpent qui interdit la fragilité.
Quand il s'agit d'accéder à la parole, la règle est la même que dans la Genèse. Bien sûr, on peut parler comme un perroquet parle. Car l'humain peut être rempli de la parole des autres et pour cela, pas de règle, il suffit d'une mémoire qui enregistre et d'un appareil phonatoire qui permet de restituer la parole enregistrée.
Je veux parler de la parole personnelle à partir de soi, « je » et pas plus que « je ». Ce n'est pas grand-chose, « je ». Apparemment, c'est bien fragile. Et « tu » aussi. Chacun peut faire taire l'autre en occupant sa place.
Ce qui règle la parole et la rend possible ressemble fort à l'interdit de la Genèse. Écouter, c'est accepter de ne pas faire disparaître l'autre en soi en le mangeant ; c'est accepter de ne pas le connaître sans qu'il se révèle lui-même. Position de faiblesse ? Oui, si la vie n'est qu'individuelle. Non, si elle est relation.
Lorsque, au contraire, deux mortels s'écoutent, se parlent, il naît quelque chose d'autre, dans un autre monde. Le monde où se font les alliances entre les gens, les reconnaissances, la croissance des êtres intérieurs. Je vais y revenir.
« Vous ne mourrez pas mais vous serez comme des dieux... »
La Genèse semble considérer comme une erreur majeure pour les deux humains de vouloir être semblables (« être comme ») et invulnérables (« des dieux »). L'expérience de la psychanalyse lui donne raison : toute écoute repose sur le non-savoir. Et toute véritable présence sur un renoncement à la toute-puissance. Acceptation d'une castration symbolique, disent dans leur jargon les psychanalystes. Sans cela, il peut y avoir domination, soumission. Mais pas rencontre de sujet à sujet. Pas d'accès au monde invisible.
La fragilité disparue, le lieu de rencontre disparaît avec elle. Chacun se trouve seul avec sa fausse force. Comme Adam, en train de se cacher dans l'arbre qui, après l'avoir faussement nourri, le cache maintenant sans le protéger. Alors, ayant perdu la bonne fragilité qui permet la rencontre de l'autre, il devient fragile autrement, de la mauvaise fragilité : la peur de l'autre. (« J'ai entendu ta voix dans le jardin et j'ai eu peur car moi je suis nu et je me suis caché »)
On aurait donc à choisir entre deux fragilités : la bonne et la mauvaise...
Je ne vais pas reparcourir ainsi toute la Genèse, évidemment. J'ai choisi de m'arrêter sur une erreur encore quant à la fragilité interdite : le Déluge. L'erreur de l'humanité n'est pas cette fois de s'emparer d'une nourriture que le dieu avait interdite pour devenir son égal, comme en Éden. C'est une autre erreur, une autre tentative d'échapper à la fragilité. Cette fois, l'homme se déclare fils de Dieu en détruisant la voie qui lui aurait permis de le devenir : celle de la relation.
J'ai lu une phrase étonnante chez Claudel — il y a de tout dans Claudel. Dans Le Soulier de satin, un homme (Don Rodrigue) parle de son amour pour une femme (Doria Prouhèze) et dit : « Jamais autrement que l'un par l'autre nous ne parviendrons à nous débarrasser de la mort»
Voilà ce que les hommes avant le Déluge ne comprennent pas. Ils veulent en finir avec la mortelle fragilité, en croyant laisser dans la mort la moitié la plus fragile de l'humanité et s'en évader eux-mêmes. Ils détruisent ainsi justement la route qui passe à travers la mort — c'est du moins ce que je crois comprendre avec la Bible.
Je voudrais maintenant quitter le texte de la Bible sans quitter le mouvement de ces récits. Et vous raconter deux histoires. Deux histoires de fragilité souveraine.
Un jour, j'ai rencontré une collègue qui travaillait dans un hôpital psychiatrique. Il y a eu tout de suite entre nous un rien d'humour qui ne s'est lu que dans nos yeux, à cause de nos tailles respectives. Je suis plutôt grande et sans doute avais-je mis ce jour-là des talons hauts. Il y avait bien vingt-cinq centimètres de différence entre nous deux. Or, cette femme très petite en taille travaillait dans un service particulièrement rude, avec des patients hommes dont certains dans des états de grande agitation et de violence.
Elle a lu dans mon esprit la question que je n'osais pas lui poser : comment faisait-elle, si petite et si fragile, pour travailler dans un tel service ? Alors, elle m'a raconté ceci :
- Quant un homme particulièrement costaud et violent arrive dans le service, un patient que le personnel ne parvient pas à maîtriser, c'est moi qu'on envoie.
- Toute seule ? demandai-je étonnée.
- Oui, me dit-elle. Lorsqu'il me voit, il n'a tellement rien à craindre de moi — il pourrait facilement me réduire en miettes — qu'il arrête de s'agiter. On peut parler.
Ce que la force ne peut pas, la fragilité le peut : elle est présence sans menace pour l'autre. Là, on entre dans l'autre monde : celui de l'être avec l'autre.
La deuxième histoire est un échange que je n'ai jamais oublié. Cela se passait dans une circonstance un peu semblable à celle de ce colloque. Différents orateurs étaient réunis sur un sujet à la fois théologique et psychologique. À la fin des deux jours, une femme aux cheveux blancs est venue vers moi et m'a demandé si son fils pouvait venir me parler. J'étais étonnée, ne comprenant pas pourquoi elle demandait cela. Son fils devait être adulte. J'acceptai sans comprendre. Alors elle s'effaça et je vis venir un homme que dans le premier monde on appelle un mongolien. J'étais étonnée également qu'il se trouve à ce colloque, tout à coup je n'étais plus la conférencière qui sait, mais quelqu'un qui ne comprend pas. L'homme attendit que j'en aie fini avec mes pensées, que je fasse de la place en moi pour lui, et il me dit avec une force et une paix incroyables : « T'étais là et j'étais là... C'était bien ».
Vous devinez ce que ce bref échange de parole a pu provoquer en moi, en nous, je pense — parce que les mots ne suffisent pas pour raconter un tel moment, un moment de pure présence. Où l'autre vous regarde d'une façon si profonde que vous sentez... j'allais dire : la présence réelle. Moment de grâce où se confirment mutuellement les êtres invisibles.
On est passé par la fragilité reconnue, accueillie mutuellement, et l'on se trouve maintenant par-delà toute fragilité, par-delà toute force aussi, je crois. Ce n'est plus cela qui est en question dans ces moments-là.
Un de ces moments au-delà du temps dont j'ai retrouvé quelque chose dans Le Temps retrouvé de Proust, justement : « Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps2 ». 
Force de la fragilité, fragilité de la force
Je reviens à nos premiers mouvements en face de la fragilité. Ce qui nous intéresse en premier lieu, c'est la force, bien sûr. Allons-nous nous donner tort ? La force, il en faut tellement pour vivre, parler, travailler, aimer, guérir, et mourir sans trop de peur un jour. La fragilité en soi, comme la souffrance d'ailleurs, ne nous paraît pas désirable.
Et lorsqu'elle a été présentée comme désirable, c'était bien souvent de la mauvaise façon, dans une certaine transmission religieuse qui a fait de la fragilité et de la souffrance des valeurs en soi. Nous entendons les dégâts de cette religion-là dans nos cabinets. Les autorités religieuses ont parfois senti le danger de valoriser pour elles‑mêmes les situations de malheur, de douleur, de handicap... Elles ont aussi mis en garde quelquefois — peut-être pas aussi souvent que nécessaire —contre une telle dérive. La transmission d'une telle spiritualité de la faiblesse, de la souffrance, de la soumission, du renoncement, de la culpabilité a pesé lourdement sur nos civilisations.
La société civile laïque a fortement réagi. Elle réagit encore, d'ailleurs, alors même que cette spiritualité-là n'a que peu voire plus d'adeptes. Je pense au combat que livre un Michel Onfray, par exemple, contre ce qu'il croit être le christianisme et qui n'est pas tout à fait sans rapport, parfois, avec ce que fut la religion à une certaine époque dans nos contrées. Son accusation rejoint, très curieusement, du moins sur la question du christianisme, un discours tel que pouvait en tenir Himmler, le chef des SS, en 1944 : « Nous devrons en finir de manière encore plus déterminée avec le christianisme. Nous devrons en finir avec ce christianisme, avec cette peste, la pire maladie qui nous ait atteints dans toute notre histoire, qui a fait de nous les plus faibles dans tous les conflits3 ». 
Nous sommes tous horrifiés par ce qui a eu lieu là. Horrifiés par les paroles et les actes du nazisme. En tant que chercheuse, je suis horrifiée, mais je veux au moins essayer de comprendre un peu de quoi est faite cette peur-là.
Tout à l'heure, j'évoquais deux fragilités, une bonne et une mauvaise. La bonne est toujours du côté de l'acceptation des différences et des limites, et finalement de la mort. Et tout handicap — maladies, anormalités physiques ou sociales —, tout ce qui évoque l'imperfection nous renvoie de près ou de loin à notre statut de mortels, je ne vous apprends rien.
Je crois que lorsque nous n'acceptons pas la fragilité de l'autre, c'est que nous sommes nous-mêmes dans la mauvaise fragilité qui peut se résumer en un mot : la peur. Et toutes les peurs se rassemblent en une : la peur d'être anéanti.
Tout cela est lisible depuis le début des cultures et pour les nôtres depuis les premiers chapitres de la Genèse. Les humains, aujourd'hui comme hier, font toutes sortes de manœuvres pour échapper à cette menace. Quand ils se sentent trop menacés, trop humiliés, on comprend qu'ils puissent être tentés de suivre ceux qui leur disent : Vous ne mourrez pas.
À moins qu'ils ne découvrent le second monde. Comment y accède-t-on ? Voilà une question très ancienne et toujours nouvelle à chaque génération.
Un humoriste, auteur de dialogues de films qui nous font rire toujours, a inventé une béatitude qui me paraît bien dans la ligne des autres : « Bienheureux les fêlés car ils laisseront passer la lumière », a dit Michel Audiard. Cela peut évoquer beaucoup de choses, une coquille qui casse, une lumière qui passe, et puis la coquille d'à côté qui va se fêler elle aussi...
Dans la nature, nous faisons partie de la classe des mammifères. Mais peut-être dans le monde spirituel sommes-nous des oiseaux. D'ailleurs, l'Esprit n'est-il pas représenté par un oiseau ? Si nous sommes spirituellement des oiseaux, alors nous avons deux naissances à faire et non pas une. La seconde naissance se fait non plus en sortant du corps d'une autre mais en brisant peu à peu une enveloppe qui nous entoure longtemps. Alors on atteint l'autre monde. Peu à peu — jour après jour.
Quand je dis l'autre monde, je ne parle pas de l'au-delà — encore que ce ne soit peut-être pas sans rapport —, je parle du monde des relations, du monde symbolique, du monde des alliances, du royaume des cieux, de la haute culture, quel que soit le nom qu'on lui donne.
Or la fragilité n'est pas l'ennemie de cette autre naissance, dans cet autre monde, bien au contraire. Est-elle encore fragilité ? Je dirais non. Dans le monde symbolique, la fragilité s'inverse en force puisque par elle passe la plus grande force : la lumière.
Dans le texte évangélique des Béatitudes, chaque faiblesse est en réalité une force. De quel genre de faiblesse s'agit-il ? De ce qui appelle et permet la présence de l'autre. Et cette force de la relation, du véritable « nous », est finalement celle qui triomphe de tout, même des persécutions. Cela mériterait évidemment d'être repris plus attentivement.
Le malheur de la richesse, c'est qu'habituellement elle ne permet guère des relations vraies. Cela dit, l'Évangile nous apprend qu'il n'est pas impossible à Dieu de faire passer un chameau par le trou d'une aiguille...
La fragilité est la condition même du symbole
En Grèce antique, un symbole était au sens propre et originel un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux contractants. Plus tard, chacun faisait la preuve de sa qualité de contractant en rapprochant les deux morceaux qui devaient s'emboîter parfaitement. C'était le signe qui permettait la reconnaissance de l'autre avec lequel on avait fait alliance à travers le temps.
Pas de symbole sans fracture, donc. On voit alors que si la fragilité est interdite, l'accès au monde symbolique l'est aussi.
À propos de cet accès au monde proprement symbolique, la découverte de la psychanalyse m'étonne toujours. Elle arrive en un siècle où, si je puis dire les choses aussi sommairement, la religion s'est écartée de la vie spirituelle, en bien des lieux. On fait beaucoup de morale, le corps et la sexualité sont niés, la perfection est préférée à la sainteté, la respectabilité à la vérité, et la culpabilité, la peur de la damnation viennent sceller tout cela. De grands savants s'attaquent à cette religion de toutes leurs forces. Darwin, par exemple, sans s'apercevoir qu'il s'attaque en fait à une idolâtrie. Ce que sa femme lui écrira un jour.
À Vienne, Freud, « juif mécréant » comme il le dit lui-même, se met à écouter chez ses patients les craquements de la coquille, les fêlures de la belle apparence. Et, comme malgré lui, dans ces fragilités, ces souffrances et ces hontes, il voit de la lumière, il entend la petite voix de l'âme humaine. « Âme », Seele, un mot qu'il n'a pas peur de prononcer. Même si ses traducteurs anglais et français y substituent l'expression « appareil psychique ». C'est cela qui m'intéresse tellement dans cette discipline : l'écoute de la coquille qui casse. Souvent, le petit canard à l'intérieur est dans l'angoisse. Il voudrait bien qu'on lui raccommode la coquille. Parfois, en effet, il vaut mieux la replâtrer momentanément car il n'est pas tout à fait prêt à sortir. Nous avons inventé beaucoup de médicaments pour cela. Reste que la croissance de l'être finira par excéder la taille de la coquille. Qu'elle se brisera, fût-ce à la dernière heure.
Briser. Voilà le verbe qui me ramène au Nouveau Testament, à un endroit où l'on n'attend pas un tel verbe : au cours du dernier repas, la Cène. Dans les quatre récits du repas pascal que Jésus prend avec ses disciples (les trois évangiles synoptiques et Paul dans la première épître aux Corinthiens) apparaît ce même verbe grec, klao, qui veut dire « briser, casser, rompre ».
Klao, ce n'est pas partager. C'est briser, casser. Comment le pain serait-il symbole s'il n'était pas brisé, cassé ?
Bienheureux ceux qui présentent et qui donnent à l'autre leur moi fracturé, si je puis dire, et bienheureux ceux qui le reçoivent : ils atteignent ensemble cet autre monde, celui de « l'homme affranchi de l'ordre du temps » dont Proust dit encore qu'« on comprend qu'il soit confiant dans sa joie [...], on comprend que le mot "mort" n'ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l'avenir ? »
Marie Balmary, in La Fragilité, faiblesse ou richesse ?


1. Paul Claudel, Le Soulier de satin, première journée, scène VII. Cette phrase semble avoir disparu de la version pour la scène.
2. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard, La Pléiade, tome IV, p. 451. Je remercie Hélène de Laguérie de m'avoir fait découvrir, grâce à son immense connaissance de Proust, cette dimension de son œuvre que certains passages comme celui-ci nous révèlent.
3. Heinrich Himmler, Discours secrets, Gallimard, 1978, p. 156.