mercredi 16 mars 2011

En lisant... Vassili Grossman, la montée de la lâcheté sous un régime totalitaire


En attendant son cousin, Nikolaï Andreïevitch pensait à sa vie. Il avait l'intention de se confier à Ivan, de faire amende honorable. Il s'imaginait aussi en train de lui faire visiter sa maison : ici, dans la salle à manger, un tapis du Turkménistan. Regarde, il est beau, n'est-ce pas ? Maria a du goût. Ivan n'ignore pas qui était son père : à Pétersbourg, grâce à Dieu, on savait vivre !
De quoi parler avec Ivan ? Des dizaines d'années ont passé, la vie a passé. Non, c'est justement de cela qu'on parlerait : la vie n'a pas passé, elle ne fait que commencer.
Quelles retrouvailles ! Ivan arrive à un moment extraordinaire. Combien de changements depuis la mort de Staline, et qui concernent tout le monde, y compris les ouvriers et les paysans ! Et le pain qui a fait sa réapparition ! Et voici qu'Ivan est sorti de son camp. Et il n'est pas le seul. Dans la vie de Nikolaï Andreïevitch aussi, il y a un changement déterminant.
Depuis l'université, Nikolaï Andreïevitch sentait peser sur lui la malchance. Ce poids de l'insuccès le tourmentait d'autant plus qu'il lui paraissait injuste. Il était instruit, il travaillait beaucoup, il passait pour un brillant causeur, il plaisait aux femmes.
Il était fier de sa réputation d'homme honnête, d'homme à principes, mais il n'y avait pas trace en lui d'hypocrisie chagrine : il aimait les bonnes histoires que l'on se raconte à table, il connaissait admirablement la carte des vins blancs secs auxquels il lui arrivait souvent d'ailleurs de préférer la vodka.
Quand on faisait l'éloge de Nikolaï Andreïevitch, Maria Pavlovna disait en regardant son mari avec des yeux plaisamment courroucés
– Si vous viviez sous le même toit que lui, vous découvririez un drôle de Nikolaï : un despote, un psychopathe, un égoïste comme il n'y en a pas.
Ils connaissaient si bien, l'un et l'autre, toutes leurs faiblesses et tous leurs défauts qu'ils en arrivaient parfois à s'exaspérer mutuellement. Ils avaient alors l'impression qu'il vaudrait mieux divorcer. Mais ce n'était qu'une impression. Visiblement ils ne pouvaient pas vivre l'un sans l'autre, et s'ils avaient vécu séparément, ils eussent beaucoup souffert.
Maria Pavlovna n'était encore qu'une écolière lorsqu'elle s'était éprise de Nikolaï Andreïevitch : sa voix, son vaste front, ses grandes dents, son sourire tout ce qui lui avait paru, trente ans plus tôt, admirable et beau lui était devenu de plus en plus cher avec les années.
Et il l'aimait aussi, mais son amour avait changé. Ce qui avait fait autrefois l'essentiel de leurs relations était passé au second plan, tandis que ce qui paraissait ne pas être le plus important occupait maintenant la première place.
Grande femme aux yeux sombres, Maria Pavlovna avait été belle. Elle se distinguait encore par l'aisance de sa démarche et de ses gestes, et ses yeux n'avaient point perdu leur charme juvénile. Mais, dans sa jeunesse déjà et plus encore maintenant, le charme de son visage était gâté par son sourire qui découvrait les dents trop grandes et saillantes de sa mâchoire inférieure.
Nikolaï Andreïevitch éprouvait, depuis l'université, un sentiment d'échec quasi maladif : alors déjà ce n'étaient pas ses exposés soigneusement préparés mais les communications hâtives de ce rouquin de Rodionov ou de ce pochard de Pyjov qui suscitaient l'intérêt passionné des autres étudiants de leur groupe d'études.
Nikolaï Andreïevitch fut nommé collaborateur scientifique en titre d'un célèbre institut de recherche, publia des dizaines de travaux, soutint une thèse de doctorat. Mais seille sa femme savait quels tourments et quelles humiliations il avait endurés.
Quelques hommes l'un était académicien, deux autres avaient une situation inférieure à celle de Nikolaï Andreïevitch, un quatrième n'avait pas même obtenu encore le grade de candidat1 étaient à la pointe de la recherche en biologie. Or ces hommes appréciaient Nikolaï Andreïevitch comme interlocuteur, ils l'estimaient pour sa probité, mais, en toute sincérité et quelle que fût leur bienveillance, ils ne le considéraient pas comme un savant.
Nikolaï Andreïevitch ne pouvait pas non plus ne pas sentir que ces hommes, et, en particulier, le boiteux Mandelstam, étaient entourés de respect, vivaient dans une atmosphère d'enthousiasme et d'intense activité de l'esprit.
Un jour, une revue scientifique de Londres qualifia Mandelstam de « grand continuateur de l'œuvre des fondateurs de la biologie moderne ». Quand Nikolaï Andreïevitch lut cette phrase, il lui sembla que s'il se fût agi de lui, il serait mort de bonheur.
Mandelstam ne se conduisait pas bien. Tantôt il était morose et déprimé, tantôt il s'expliquait d'un air hautain, sur un ton doctoral.
Chez des amis, après boire, il se mettait à tourner en dérision des savants qu'il connaissait personnellement, les traitant d'incapables notoires et même, certains d'entre eux, d'affairistes et de filous. Ce trait de son caractère irritait fort Nikolaï Andreïevitch qui ne pouvait admettre que Mandelstam dénigrât des hommes avec lesquels il était lié et chez lesquels il était reçu. Et il pensait que, sans doute, dans quelque autre maison où il fréquentait, Mandelstam le traitait, lui aussi, de filou et d'incapable.
L'épouse de Mandelstam l'irritait également. Cette grosse femme, qui avait été une jolie femme, paraissait ne plus aimer que les parties de cartes et la gloire scientifique de son mari boiteux.
Mais, en même temps, il était attiré par Mandelstam et disait que, pour les êtres d'exception, vivre n'est pas facile.
Cependant quand Mandelstam lui faisait la leçon avec condescendance, Nikolaï Andreïevitch enrageait, souffrait et, lorsqu'il rentrait chez lui, il le traitait de parvenu.
Maria Pavlovna considérait son mari comme un homme de grand talent. Nikolaï Andreïevitch lui parlait-il de l'indifférence condescendante des coryphées pour ses travaux, sa foi en lui ne faisait que s'exacerber. L'admiration et la foi de Maria Pavlovna étaient nécessaires à Nikolaï Andreïevitch comme la vodka à l'ivrogne. Il estimait qu'il y a des hommes qui ont de la chance et qu'il y a des hommes qui n'ont pas de chance, mais que, d'une manière générale, tous sont égaux. Mandelstam, par exemple, était marqué par la chance. C'était le Benjamin le Chanceux de la biologie. Quant à Rodionov, il était entouré d'adorateurs comme un ténor d'opéra. (À vrai dire, Rodionov, qui avait un nez camus et des pommettes saillantes, ne ressemblait en rien à un ténor d'opéra). Isaac Khavkine, lui aussi, paraissait avoir de la veine. Pourtant, on ne lui avait pas conféré le grade de candidat et, comme il était suspect de vitalisme, on ne l'avait pas accepté dans les instituts scientifiques, même dans les périodes les plus calmes. Et maintenant, cet homme qui n'était plus jeune travaillait dans le laboratoire de bactériologie d'un district, et portait un pantalon troué. Seulement voilà : des académiciens allaient s'entretenir avec lui dans son misérable laboratoire et il faisait des recherches dont beaucoup de gens parlaient et discutaient.
Quand la campagne contre les adeptes de Weismann, de Virchow et de Mendel2 se déclencha, Nikolaï Andreïevitch fut attristé par la rigueur des mesures prises contre un grand nombre de ses collègues. Maria Pavlovna et lui furent en grand désarroi quand Rodionov refusa de reconnaître ses erreurs. On révoqua Rodionov, et Nikolaï Andreïevitch, tout en pestant contre son donquichottisme insensé, s'arrangea pour lui donner du travail à domicile, des textes anglais à traduire.
On accusa Pyjov de servilité envers l'Occident3, on l'envoya travailler dans un laboratoire expérimental de la région de Tchkalov. Nikolaï Andreïevitch lui écrivit, lui fit parvenir des livres et Maria Pavlovna envoya un colis à sa famille pour le jour de l'An.
Les journaux se mirent à publier des articles dénonçant les carriéristes et les filous qui avaient obtenu par fraude des diplômes et des grades universitaires ; les médecins qui traitaient avec une cruauté criminelle les enfants malades et les accouchées ; les ingénieurs qui, au lieu d'écoles et d'hôpitaux, avaient construit des datchas pour toute leur parenté. Presque toutes les personnes dénoncées dans ces articles étaient juives et les journaux donnaient leurs prénoms et leurs patronymes avec un soin tout particulier : « Sroul Nakhmanovitch... Caïn Abramovitch... Israel Mendelevitch... » Si l'on rendait compte d'un livre écrit par un Juif portant un pseudonyme russe, on indiquait entre parenthèses le nom juif de l'auteur.
On avait l'impression qu'en URSS seuls les Juifs volaient, se livraient à la concussion, faisaient preuve d'une indifférence criminelle envers les souffrances des malades, écrivaient des livres pervers et rédigés n'importe comment.
Nikolaï Andreïevitch vit que ces articles ne plaisaient pas seulement aux concierges et aux voyageurs des trains de banlieue. Ces articles le révoltaient mais, en même temps, il était irrité contre ses amis juifs qui réagissaient à ces misérables écrits comme si c'était la fin du monde. Ils se plaignaient qu'on ne donnât pas de bourses de recherche aux jeunes Juifs de talent, qu'on n'acceptât pas les Juifs à la faculté de physique de l'université, qu'on ne les admît pas dans les ministères, dans l'industrie lourde et même légère, qu'on envoyât les Juifs ayant fait des études supérieures dans les provinces les plus éloignées. Ils disaient que, lorsqu'il y avait des réductions de personnel, elles ne portaient presque toujours que sur des Juifs.
Naturellement, tout cela était vrai mais les Juifs s'imaginaient que l'État avait un plan grandiose qui les vouait à la faim, à la dégénération, à la mort. Nikolaï Andreïevitch estimait que l'affaire s'expliquait par l'hostilité qu'un certain nombre de militants du Parti et de travailleurs soviétiques éprouvaient envers les Juifs mais il ne pensait pas que les services du personnel et les comités d'admission des établissements d'enseignement supérieur eussent reçu des instructions dans ce sens : Staline n'était pas antisémite et il n'était sans doute pas au courant de ces affaires.
D'ailleurs, les Juifs n'étaient pas seuls à pâtir, on s'en était pris aussi au vieux Tchourkovski, à Pyjov, à Rodionov.
Mandelstam qui avait été à la tête de la section scientifique de l'institut devint un simple collaborateur du service où travaillait Nikolaï Andreïevitch. Il pouvait tout de même continuer à travailler et son doctorat lui permettait de recevoir un traitement important.
Mais après que la Pravda eut consacré un éditorial non signé aux critiques cosmopolites – Gourvitch, Youzovski et d'autres – qui tournaient en dérision le théâtre russe, une vaste campagne de dénonciation des cosmopolites dans tous les domaines de l'art et de la science se déclencha et Mandelstam fut déclaré antipatriote. La candidate ès sciences Bratova écrivit, pour le journal mural, un article intitulé : « Au retour de ses lointaines pérégrinations, Marc Samuilovitch Mandelstam a fait fi des principes de la science russe soviétique ». Nikolaï Andreïevitch alla aussitôt chez Mandelstam. Celui-ci était ému, triste, et son épouse hautaine ne paraissait plus si hautaine. Ils burent de la vodka. Il appliqua quelques épithètes bien obscènes à ladite Bratova qui était son élève et, prenant sa tête à deux mains, il se désola que l'on chassât de la science ses élèves, ces garçons juifs si bien doués.
– Que veut-on ? Qu'ils vendent de la mercerie dans des échoppes ?
– Mais il ne faut pas s'alarmer. Il y aura du travail pour tous, pour vous, pour Khavkine et même pour la laborantine Anna Silberman, dit en plaisantant Nikolaï Andreïevitch. Cela s'arrangera. Tout le monde aura du pain et même du bon petit caviar !
– Mon Dieu, dit Mandelstam, il s'agit bien de caviar... C'est la dignité humaine qui est en question.
Pour ce qui était de Khavkine, Nikolaï Andreïevitch s'était trompé. Son affaire prit une mauvaise tournure. On l'arrêta peu de temps après que les journaux eurent publié le communiqué sur les médecins assassins.
Ce communiqué annonçant que des sommités du corps médical et le comédien Mikhoels avaient commis des crimes monstrueux bouleversa tout le monde. On avait l'impression qu'un brouillard noir planait au-dessus de Moscou et qu'il s'infiltrait dans les maisons, se glissait dans les écoles, s'insinuait dans le cœur des hommes.
Sous le titre de « Chronique », on put lire à la quatrième page des journaux que tous les médecins inculpés avaient avoué leur crime lors de l'instruction. Leur culpabilité ne faisait donc aucun doute.
Et, bien que tout cela parût inimaginable, on avait du mal à respirer, à travailler lorsqu'on savait que des professeurs, des académiciens étaient devenus des assassins, les assassins de Jdanov et Chtcherbakov, des empoisonneurs.
Nikolaï Andreïevitch se souvenait bien du gentil docteur Vovsi et de l'excellent acteur Mikhoels, et il lui parut invraisemblable, inimaginable qu'ils eussent pu commettre le crime dont on les accusait.
Mais ils avaient avoué... Si, n'étant pas coupables, ils s'étaient reconnus coupables, il fallait supposer qu'il y avait eu un autre crime encore plus atroce que celui dont on les accusait et que ce crime était perpétré... contre eux.
Le seul fait de penser à cela était effrayant. Il fallait avoir un singulier courage pour mettre en doute leur culpabilité, car alors les criminels, c'étaient les dirigeants de l'État socialiste ; le criminel, c'était Staline.
Des médecins qu'il connaissait bien disaient à Nikolaï Andreïevitch qu'il était affreusement pénible de travailler dans les hôpitaux et dans les polycliniques. Les malades, terrifiés par les communiqués officiels, étaient devenus soupçonneux. Beaucoup refusaient de se laisser soigner par des médecins juifs. Les médecins traitants racontaient qu'ils recevaient des masses de dénonciations de gens qui se plaignaient d'être soignés avec un manque de conscience délibéré. Dans les pharmacies, les clients soupçonnaient les préparateurs de vouloir leur refiler des médicaments toxiques. Dans les tramways, au marché, dans les services publics, on racontait que l'on avait fermé à Moscou quelques officines où des pharmaciens juifs, agents de l'Amérique, avaient vendu des cachets de poux desséchés. On racontait encore que, dans les maternités, on inoculait la syphilis aux nouveau-nés et aux accouchées et que, dans les centres dentaires, on provoquait des cancers de la mâchoire et de la langue. On parlait de boîtes d'allumettes toxiques. Certaines personnes, se remémorant les circonstances de la mort de parents décédés depuis peu, écrivaient aux services de sécurité pour demander que l'on ouvre une enquête sur les médecins juifs. Il n'y avait pas que des concierges, des débardeurs et des chauffeurs, des illettrés ou des ivrognes pour ajouter foi à ces histoires, il y avait aussi des docteurs ès sciences, des écrivains, des ingénieurs, des étudiants, et c'est cela qui était triste.
Cette suspicion générale était insupportable à Nikolaï Andreïevitch. Anna Nahumovna, la laborantine au grand nez, arrivait à son travail, blême, les yeux hagards et dilatés. Un jour, elle raconta qu'une femme qui habitait le même appartement qu'elle et qui travaillait dans une pharmacie s'était trompée de médicament en servant un malade. Quand on l'avait convoquée pour s'expliquer, elle avait été saisie de terreur et elle s'était suicidée, laissant deux orphelins, une fille qui faisait des études musicales et un fils qui allait encore à l'école. Anna Nahumovna se rendait à pied à son travail : quand elle prenait le tramway, des ivrognes l'entreprenaient sur les médecins juifs qui avaient tué Jdanov et Chtcherbakov.
Ryskov, le nouveau directeur de l'institut, inspirait du dégoût à Nikolaï Andreïevitch. Il affirmait qu'il était grand temps d'épurer la science russe de ses éléments non russes. Un jour, il déclara : « C'est la fin de la synagogue youtre. Si vous saviez comme je les hais ! »
Cependant Nikolaï Andreïevitch ne put réprimer un mouvement de joie involontaire lorsque Ryskov lui dit : « Les camarades du Comité central apprécient votre travail. C'est le travail d'un grand savant russe ».
Mandelstam ne travaillait plus à l'institut, il avait trouvé un emploi de méthodologiste dans un centre pédagogique. Nikolaï Andreïevitch l'invitait chez lui, obligeait sa femme à lui téléphoner de temps à autre. Mandelstam était devenu nerveux, soupçonneux et Nikolaï Andreïevitch n'était pas mécontent qu'il espaçât leurs rencontres qui devenaient de plus en plus pénibles. Dans des époques comme celle-là, n'était-il pas plus agréable de voir des gens heureux de vivre ?
Quand Nikolaï Andreïevitch apprit l'arrestation de Khavkine, il jeta un regard sur son téléphone et dit tout bas à sa femme :
– Je suis persuadé de l'innocence d'Isaac. Je le connais depuis trente ans.
Elle l'entoura de ses bras et lui caressa la tête.
– Je suis fière de toi. Comme tu prends à cœur tout ce qui concerne Khavkine et Mandelstam ! Il n'y a que moi qui sache combien d'affronts ils t'ont faits.
Mais les temps étaient difficiles. Nikolaï Andreïevitch dut prendre la parole à un meeting organisé contre les médecins juifs, parler de négligence, d'excès d'indulgence et de la nécessaire vigilance...
Après le meeting, Nikolaï Andreïevitch lia conversation avec un des collaborateurs de la section de chimie physiologique, le professeur Margoline, qui venait, lui aussi, de prononcer un grand discours. Margoline avait réclamé la peine de mort pour les médecins criminels et lu le texte d'une adresse à Lidia Timachouk qui avait démasqué les médecins assassins. Ce Margoline était très fort en philosophie marxiste. Il dirigeait les cours consacrés à l'étude du quatrième chapitre de l'Histoire abrégée du Parti.
Oui, nous vivons des temps difficiles, Samson Abramovitch, dit Nikolaï Andreïevitch. Pour moi non plus ce n'est pas facile. Mais vous, comment pouvez-vous parler de ces questions ?
Margoline leva ses sourcils fins et demanda en avançant la lèvre inférieure qu'il avait mince et pâle :
– Pardonnez-moi, je ne comprends pas très bien. Que voulez-vous dire au juste ?
– Oh ! je parle comme ça, en général. Voyons, vous savez bien… Vovsi, Etinger, Kogan... Qui aurait pu supposer cela ? J'ai été dans le service de Vovsi, à la clinique. Le personnel l'aimait. Quant aux malades, ils avaient confiance en lui comme en Mahomet.
Margoline leva ses maigres épaules, remua ses narines exsangues :
– Ah, j'ai compris ! Vous pensez que cela m'est désagréable, à moi qui suis juif, de stigmatiser ces monstres ? Mais au contraire ! Le nationalisme juif me dégoûte tout particulièrement. Et si les Juifs qui gravitent vers l'Amérique deviennent un obstacle dans la marche au communisme, je n'aurai pitié ni de moi-même ni de ma propre fille.
Nikolaï Andreïevitch comprit qu'il avait parlé en pure perte de l'amour que ces gobe-mouches de malades avaient pour Vovsi. Si un homme n'a pas même pitié de sa fille, il faut parler avec lui en formules bien frappées.
– Comment donc ! C'est notre unité morale et politique qui consommera la perte de l'ennemi !
Oui, c'était une époque pénible et une seule chose consolait Nikolai Andreïevitch son travail marchait bien.
On eût dit qu'il s'échappait pour la première fois de l'étroit espace de son laboratoire et qu'il accédait enfin à des domaines vivants où il n'était pas admis auparavant. Les gens lui faisaient des avances, recherchaient ses conseils, se réjouissaient de connaître son avis. Les comités de rédaction des revues scientifiques, habituellement indifférents, se mirent à manifester de l'intérêt pour ses articles. La société des relations culturelles avec l'étranger, qui ne s'était jamais adressée à lui, lui téléphona pour lui demander d'envoyer le manuscrit d'un livre qu'il n'avait pas encore achevé mais qu'elle envisageait déjà de publier dans les démocraties populaires.
Nikolaï Andreïevitch, profondément ému, accueillait à sa façon la venue du succès. Maria Pavlovna était plus calme que lui : ce qui arrivait à son Nikolaï ne pouvait pas ne pas arriver.
Et il y eut de plus en plus de changements dans la vie de Nikolaï Andreïevitch. Les hommes nouveaux qui dirigeaient l'institut et qui favorisaient sa promotion ne lui plaisaient guère. Leur grossièreté et leur extraordinaire assurance, la manière dont ils traitaient leurs adversaires de lèche-bottes, de cosmopolites, d'agents du capital, de mercenaires de l'impérialisme, le rebutaient. Mais il savait voir en eux, en ces hommes nouveaux, l'essentiel : l'audace et la force.
Au fait, Mandelstam n'avait pas raison de les considérer comme des idiots illettrés, des « ânes dogmatiques ». Il n'y avait pas d'étroitesse d'esprit en eux mais de la passion et une volonté constamment tendue vers un seul et même but orienté vers la vie et né d'elle. C'est pourquoi ils exécraient les théoriciens abstraits, les talmudistes.
Les nouveaux chefs de l'institut, qui sentaient que Nikolaï Andreïevitch avait des manières de voir et des habitudes différentes des leurs, le traitaient tout de même bien, ils avaient confiance en lui : c'était un Russe ! Il reçut une lettre chaleureuse de Lyssenko qui faisait grand cas de son manuscrit et lui demandait s'il accepterait de travailler avec lui.
Nikolaï Andreïevitch désapprouvait les théories de Lyssenko, mais cette lettre du célèbre agronome-académicien lui fit plaisir. Après tout, il ne fallait pas rejeter en bloc les travaux de Lyssenko. Et puis, la réputation qu'il avait d'être très dangereux pour ses adversaires, de recourir volontiers dans les discussions scientifiques aux arguments policiers et aux dénonciations, était sans doute exagérée.
Ryskov proposa plusieurs fois à Nikolaï Andreïevitch de faire un discours sur ce qu'il appelait le découronnement scientifique des cosmopolites qu'on avait chassés de la science biologique. Nikolaï Andreïevitch refusa bien qu'il vît le mécontentement de son directeur. Celui-ci souhaitait que l'opinion publique entendît la voix courroucée d'un savant russe n'appartenant pas au Parti.
À cette époque, le bruit courait qu'on construisait à la hâte en Sibérie orientale une immense ville de baraquements, destinée aux Juifs. On les y déporterait comme on avait déporté les Kalmouks, les Tatars de Crimée, les Bulgares, les Grecs, les Allemands de la Volga, les Balkars et les Tchétchènes4.
Nikolaï Andreïevitch comprit qu'il avait été bien léger de promettre à Mandelstam des tartines de caviar.
Il était inquiet. Il attendait le procès des médecins assassins. Le matin, il parcourait les journaux : était-ce pour aujourd'hui ? Et comme tout le monde, il se perdait en conjectures. Le procès serait-il public ? Il questionnait souvent sa femme
– Est-ce que tu crois qu'ils vont rendre compte du procès chaque jour, publier le réquisitoire, les interrogatoires, la déclaration finale des accusés ? Ou bien donneront-ils seulement le verdict du jury militaire ?
On confia, sous le sceau du secret, à Nikolaï Andreïevitch qu'on allait exécuter publiquement les médecins sur la place Rouge, après quoi une vague de pogromes déferlerait sur tout le pays. On en profiterait pour déporter les Juifs dans la taïga et à Karakoume, sur les chantiers du canal du Turkménistan. Cette déportation serait entreprise pour défendre les Juifs de la juste mais impitoyable colère populaire. Cette déportation exprimerait l'esprit éternellement vivant de l'internationalisme qui, tout en comprenant la colère du peuple, ne peut tout de même pas admettre la justice sommaire et les règlements de compte.
Comme tout ce qui se faisait dans le pays, cette révolte spontanée contre les crimes sanglants des Juifs avait été conçue à l'avance, organisée, planifiée.
Les élections au Soviet suprême, elles aussi, se déroulaient selon un plan préconçu par Staline. Les futurs députés étaient désignés à l'avance. Ensuite, ils présentaient leur candidature et la propagande en leur faveur se faisait comme prévu. Après quoi, les élections générales pouvaient avoir lieu. Et tout était réglé, combiné de la sorte : les plus véhéments meetings de protestation, les explosions de colère populaire, les manifestations d'amitié fraternelle ; les reportages transmis de la place Rouge (« En ce moment, je vois défiler les tanks... ») qui étaient rédigés des semaines avant les parades militaires ; les initiatives personnelles d'Isotov, de Stakhanov, de Dousia Vinogradov5, les engagements massifs dans les kolkhozes, les revendications ouvrières en faveur de l'emprunt ou de la suppression... des jours de congé. C'est ainsi qu'on décréta l'amour du peuple pour son chef. C'est ainsi que l'on désignait et que l'on destituait les héros légendaires de la guerre civile. C'est ainsi que l'on choisissait ceux à qui l'on ferait jouer le rôle d'agents secrets de l'étranger, de saboteurs, d'espions. Ces comptables, ces ingénieurs, ces conseillers juridiques, qui ne soupçonnaient pas quelque temps auparavant qu'ils étaient des suppôts de la contre-révolution, devaient avouer, lors d'interrogatoires croisés dont les procès-verbaux étaient préétablis, qu'ils avaient eu des activités d'espionnage et de terrorisme multiforme. C'est ainsi qu'étaient rédigées à l'avance les lettres que des mères, s'adressant à leur fils soldat, lisaient devant le micro avec des voix de robots. C'est ainsi que fut prise l'initiative patriotique de Feraponte Golovaty. C'est ainsi qu'étaient désignées les personnes qui participaient à des discussions libres — si l'on avait besoin, pour une raison ou une autre, de discussions libres — et que tout ce qu'elles devaient dire était convenu à l'avance.
Et soudain, le 5 mars 1953, Staline mourut. La mort de Staline fit littéralement irruption dans le système gigantesque de l'enthousiasme mécanisé, de la colère populaire et de l'amour populaire décrétés par le comité de district du Parti. Staline mourut sans qu'aucun plan l'eût prévu, sans instruction des organes directeurs. Staline mourut sans ordre personnel du camarade Staline. Cette liberté, cette fantaisie capricieuse de la mort contenait une sorte de dynamite qui contredisait l'essence la plus secrète de l'État. Le trouble s'empara des esprits et des cœurs.
Staline est mort ! Les uns eurent le sentiment d'un malheur. Dans certaines écoles, les maîtres forcèrent leurs élèves à se mettre à genoux, puis, s'agenouillant à leur tour et fondant en larmes, ils leur donnèrent lecture du communiqué officiel qui annonçait la mort du guide. Aux réunions qui se tinrent dans les établissements publics et dans les usines pour marquer le deuil, un grand nombre de gens furent pris d'une sorte d'hystérie. Des femmes criaient comme des démentes, éclataient en sanglots, certaines s'évanouissaient. Il était mort le grand dieu, idole du XXe siècle, et les femmes de pleurer...
D'autres eurent le sentiment d'un bonheur. La campagne, qui dépérissait sous la poigne de fer de Staline, poussa un soupir de soulagement.
Les millions d'hommes qui peuplaient les camps furent en liesse.
... Des colonnes de détenus se rendaient à leur travail dans les ténèbres du petit matin. Le rugissement de l'océan couvrait l'aboiement des chiens policiers et soudain, comme si se levait l'aurore boréale, une clameur jaillit dans les rangs : « Staline est mort ! » Les dizaines de milliers d'hommes sous escortes se transmettaient la nouvelle à voix basse : « Il a crevé... crevé ! » et ce chuchotement de milliers et de milliers d'hommes grondait comme le vent. La nuit noire recouvrait la terre polaire mais la glace de l'océan était rompue et l'océan Glacial rugissait.
Hommes instruits ou travailleurs manuels, ils furent nombreux ceux qui, en apprenant la nouvelle, furent partagés entre leur chagrin et le désir de danser de joie.
Le désarroi avait commencé à l'instant où la radio avait donné le bulletin de santé de Staline : « Respiration Cheyne-Stokes... urine… pouls... tension artérielle... » Le maître divinisé dévoilait soudain les misères de son corps sénile.
Staline est mort ! Il y avait dans cette mort un élément de liberté soudaine, absolument étranger à la nature de l'État stalinien.
Cette liberté soudaine fit frémir l'État comme il avait frémi lors de l'attaque soudaine du 22 juin 1941.
Des millions d'hommes voulurent voir le défunt. Le jour des funérailles de Staline, non seulement Moscou mais encore les régions et les districts se ruèrent vers la Maison des syndicats. Les files de camions s'étendaient sur un grand nombre de kilomètres. Il y avait des embouteillages jusqu'à Serpoukhov et plus loin, entre Serpoukhov et Toula, la circulation fut paralysée.
Des millions de piétons marchaient vers le centre de Moscou. Des flots d'hommes, semblables à des fleuves noirs craquant dans la débâcle, se bousculaient, s'écrasaient contre des murs, tordaient et mettaient en pièces des voitures, arrachaient de leurs gonds des portes de fonte. Ce jour-là des milliers d'hommes périrent. Le jour du couronnement du tsar qui fut marqué par la catastrophe de Khodinka paraissait terne auprès du jour de la mort du dieu terrestre russe, du fils grêlé du cordonnier de Gori.
On avait l'impression que les gens couraient à la mort dans un état de fascination, avec le sentiment mystique, chrétien ou bouddhique, de se perdre. On eût dit que Staline, le grand berger, rassemblait les brebis qui ne l'avaient point encore été, excluant à titre posthume tout élément de hasard de son plan redoutable et grandiose.
Les compagnons d'armes de Staline se réunirent et lurent, en échangeant des regards, les communiqués monstrueux de la milice de Moscou et des morgues. Leur désarroi était lié au fait qu'ils éprouvaient un sentiment tout nouveau : ils n'avaient plus peur de l'inévitable colère du grand Staline. Le patron était mort.
Le 5 avril au matin, Nikolaï Andreïevitch réveilla sa femme en lui criant avec véhémence :
– Maria ! Les médecins ne sont pas coupables ! Maria, on les avait torturés !
L'État reconnaissait sa terrible culpabilité, avouait qu'on avait usé de méthodes d'interrogatoire prohibées par la loi.
La première minute de bonheur et de soulagement passée, Nikolaï Andreïevitch éprouva pour la première fois de sa vie et à sa grande surprise un sentiment inconnu, trouble, angoissant.
C'était un sentiment nouveau, étrange et particulier, un sentiment de culpabilité. Il se reprochait sa faiblesse morale, son intervention au meeting, sa signature au bas de la lettre collective stigmatisant les monstres médecins, son empressement à acquiescer à ce mensonge notoire et le fait que cet acquiescement eût été spontané, lui fût venu du fond du cœur.
Avait-il vécu d'une façon juste ? Était-il vraiment honnête, comme le pensaient tous ceux qui l'entouraient ?
L'angoissant sentiment, le repentir, prenait de la force, grandissait dans son âme.
L'État divin et infaillible, en se repentant de son crime, dévoilait devant Nikolaï Andreïevitch sa chair terrestre, sa chair mortelle : l'État, comme Staline, avait un pouls intermittent et de l'albumine dans les urines.
La divinité, l'infaillibilité de l'État immortel ne faisaient pas qu'étouffer l'homme, elles le défendaient aussi, le soutenaient dans son infirmité, justifiaient son insignifiance ; l'État chargeait ses épaules de fer de tout le poids de la responsabilité, libérait les hommes de la chimère de la conscience.
Nikolaï Andreïevitch se sentit comme déshabillé et il eut l'impression que des milliers d'yeux regardaient son corps nu.
Le plus désagréable, c'est qu'il était, lui aussi, dans cette foule et qu'il se voyait nu et qu'il regardait avec tous les autres ses seins qui pendaient comme ceux d'une femme, son ventre flétri et mou d'homme trop bien nourri, les plis que formait la graisse sur ses hanches.
Oui, Staline avait un pouls intermittent et filiforme, l'État sécrétait de l'urine et Nikolaï Andreïevitch était nu sous son costume en cover-coat…
Oh ! ce n'était pas agréable cet examen de soi-même : la liste des lâchetés qu'il avait commises était incroyablement répugnante.
On y trouvait des assemblées générales et des séances du Conseil scientifique, des commémorations solennelles, des « réunions express » du laboratoire, des articles de revue, deux livres, des banquets, des visites chez les puissants et chez les méchants, des élections, des propos de table, des conversations avec les chefs du personnel, des signatures de lettres collectives, une audience chez le ministre.
Mais sur le rouleau de sa vie6, il y avait encore d'autres lettres : celles qui n'avaient pas été écrites bien que Dieu eût ordonné de les écrire. Il y avait le silence là où Dieu avait ordonné de dire un mot. Il y avait l'appel téléphonique qu'il eût fallu faire et qui n'avait pas été fait. Il y avait les visites qu'il eût aussi fallu faire et qui n'avaient pas non plus été faites. Il y avait l'argent, les télégrammes qu'il eût fallu envoyer. Beaucoup, beaucoup de choses ne figuraient pas sur cette liste de sa vie.
Et il était absurde, maintenant qu'il était nu, d'être fier de ce dont il avait toujours été fier. Certes, il n'avait jamais dénoncé personne ; quand il avait été convoqué à la Loubianka, il avait refusé de donner des renseignements compromettants sur un de ses collègues qui avait été arrêté ; lorsqu'il avait rencontré la femme d'un camarade déporté, il ne s'était pas détourné, il lui avait serré la main et il avait demandé des nouvelles de ses enfants... Il y avait bien de quoi être fier !
Toute sa vie consistait en une grande obéissance. Il n'avait jamais désobéi.
Pas même pour Ivan. Pendant trente ans, Ivan avait erré dans les prisons et les camps. Mais Nikolaï Andreïevitch, qui s'honorait de ne l'avoir pas renié, ne lui avait pas écrit une seule fois durant ces trente années et quand il avait reçu une lettre de lui, il avait chargé une de leurs vieilles tantes de lui répondre.
Tout cela paraissait naturel auparavant et voici que soudain l'inquiétude et le remords se mettaient à le ronger.
Il se souvint qu'au meeting qui avait été organisé lors des procès de 1937, il avait voté la peine de mort pour Rykov et pour Boukharine.
Depuis dix-sept ans, il n'avait pas pensé à ces meetings et brusquement ils lui revenaient à la mémoire.
Il paraissait étrange, insensé à cette époque que le poète Pasternak et qu'un professeur d'institut minier dont il avait oublié le nom eussent refusé de voter la peine de mort pour Boukharine. Pourtant, ces scélérats eux-mêmes avaient avoué au procès. Un homme instruit, un Universitaire, André Yanouarevitch Vychinsky, les avait interrogés publiquement. Leur culpabilité ne faisait pas de doute, pas l'ombre d'un doute !
Mais maintenant, Nikolaï Andreïevitch se souvenait qu'il avait eu des doutes. Il avait seulement fait semblant de n'avoir pas de doutes. Même s'il avait été convaincu, en son âme et conscience, de l'innocence de Boukharine, il aurait voté la peine de mort. C'était plus facile de ne pas douter et de voter. C'est pourquoi il s'était donné la comédie à lui-même. Et il ne pouvait pas ne pas voter, car il croyait aux buts grandioses du Parti de Lénine-Staline. Il croyait qu'on avait construit, pour la première fois dans l'histoire, une société socialiste sans propriété privée, que la dictature de l'État était nécessaire au socialisme. Mettre en doute la culpabilité de Boukharine, refuser de voter, c'eût été douter de l'État tout-puissant et de ses buts grandioses.
Pourtant, quelque part dans les profondeurs de son âme, vivait le doute... Même cette croyance sacrée, il la mettait en doute.
Était-ce cela le socialisme : Kolyma, le cannibalisme du temps de la collectivisation, la mort de millions d'hommes ? Et parfois, quelque chose de tout à fait autre s'insinuait dans les profondeurs secrètes de sa conscience : elle avait été très inhumaine la terreur, elles avaient été très grandes les souffrances des ouvriers et des paysans...
Oui, il avait passé sa vie à s'incliner, à obéir, à avoir peur, peur de la faim, peur de la torture, peur du bagne sibérien. Mais il avait éprouvé aussi une crainte particulièrement basse : celle de n'avoir plus que des œufs de saumon à la place de caviar. Et ses rêves de jeune homme, ses rêves du temps du communisme de guerre s'étaient mis au service de cette crainte vile. Il fallait surtout ne pas avoir de doutes, voter sans se retourner, signer. Oui, il avait eu peur pour sa peau, et c'est cette peur qui avait nourri ses convictions.
Et soudain l'État avait eu un soubresaut, avait bredouillé qu'on avait torturé les médecins. Et demain, l'État allait reconnaître que l'on avait soumis à la torture Boukharine, Zinoviev, Kamenev, Rykov, Piatakov et que ce n'étaient pas des ennemis du peuple qui avaient tué Maxime Gorki 7. Et après-demain, l'État avouerait qu'on avait fait périr des millions de paysans pour rien.
Sa souffrance, le mépris qu'il avait de soi-même à certains moments étaient si grands qu'il en vint à adresser d'amers reproches à l'État : pourquoi, pourquoi donc avait-il avoué ? Il eût mieux fait de se taire ! Il n'avait pas le droit d'avouer. Que tout reste comme auparavant !
Que pouvait bien penser le professeur Margoline qui avait déclaré qu'il était prêt à faire périr non seulement les médecins assassins mais encore ses propres enfants, ses petits Juifs, pour la grande cause de l'Internationalisme ?
Il était insupportable d'avoir sur la conscience tant d'années de lâcheté et de soumission.
Mais, peu à peu, ce sentiment pénible s'adoucit. Il semblait que tout eût changé et, en même temps, que rien ne fût changé.
L'institut était plus calme. On y travaillait mieux et plus facilement. Ce changement fut surtout sensible lorsque Rykov, qui avait provoqué par sa grossièreté le mécontentement des instances supérieures, fut relevé de son poste de directeur.
La réussite dont avait rêvé Nikolaï Andreïevitch était enfin là. Ce n'était pas un succès limité à son service ou au ministère, c'était un vrai, un grand succès. Et cela se sentait à beaucoup de choses : aux articles des journaux, aux communications faites à certains colloques scientifiques, aux regards admiratifs de ses collaborateurs et des laborantines, aux lettres qu'il se mit à recevoir.
Nikolaï Andreïevitch fut nommé au Conseil supérieur de la recherche scientifique et, bientôt, le bureau de l'Académie le confirma dans ses fonctions de directeur scientifique de l'institut.
Nikolaï Andreïevitch voulut réintégrer les cosmopolites et les idéalistes qu'on avait chassés mais il lui fut impossible de faire prévaloir son avis sur celui du chef du personnel : cette jolie femme était très gentille mais extraordinairement entêtée. La seule chose qu'il pût faire, ce fut d'offrir aux personnes congédiées un travail de surnuméraire.
Et maintenant, en regardant Mandelstam, Nikolaï Andreïevitch pensait : Ce pauvre homme si pitoyable qui m'apporte à l'institut des liasses de traductions et d'annotations, comment a-t-on pu, il y a quelques années à l'étranger, parler de lui comme d'un savant important, presque comme d'un grand savant ? Et comment lui, Nikolaï Andreïevitch, avait-il pu rechercher avec tant d'ardeur son approbation ?
Autrefois, Mandelstam s'habillait d'une façon négligée mais maintenant, pour aller à l'institut, il mettait son meilleur costume. Nikolaï Andreïevitch le taquina à ce sujet et Mandelstam lui dit : « Un acteur sans engagement doit être toujours bien habillé ».

Vassili Grossman, in Tout passe, coll. Bouquins 

1 Dans le système académique russe, la thèse de doctorat est une deuxième thèse, soutenue après celle de candidat. Elle est plus ou moins équivalente à la thèse de docteur d'État, la thèse de candidat correspondant à la thèse de troisième cycle dans l'ancien système académique français. Le grade de candidat est conféré par la Commission suprême d'attestation (VAK) à Moscou, qui valide la thèse dont la soutenance se passe devant un Conseil scientifique. À l'époque, les délais de validation pouvaient être très longs, quelques mois au moins, voire quelques années.
2 Le point culminant de cette « lutte contre l'idéalisme », qui était censée « déraciner les idées de Mendel, de Weismann et de Virchow », fut la tristement célèbre session de l'Académie des sciences agricoles en août 1948.
3 Formule « critique » rituelle, qu'Andreï Jdanov avait inventée pendant la campagne d'après-guerre contre le « cosmopolitisme ».
4 Un des premiers témoignages sur les déportations fut donné par Soljenitsyne dans le Chapitre « L'exil des peuples » de L'Archipel du goulag (1973).
5 Tous ces héros du travail socialiste ont fait des carrières administratives et politiques fulgurantes.
6 Allusion à une image contenue dans le poème de Pouchkine « Le souvenir » (1828), où le poète parle du tourment des remords : « devant mes yeux le souvenir déploie dans le silence le long rouleau de rua vie ».
7 Les circonstances de la mort de Maxime Gorki, revenu en URSS en 1933 et qui soutenait le régime de Staline, restent obscures.