lundi 4 juillet 2011

En contemplant... Dom Paul Delatte, Notre condition de créatures intelligentes et libres

« Justorum semita quasi lux splendens, pro cedit et crescit usque ad perfectam diem » (Pr 4, 18) : Le sentier des Justes est comme la brillante lumière du soleil, dont l'éclat va toujours croissant depuis l'aurore jusqu'au jour parfait.
Avant de poursuivre le thème ordinaire de nos entretiens, il me semble utile d'entrer dans certains détails psychologiques qui, pour quelques âmes, peuvent avoir leur intérêt : j'ouvre donc une parenthèse.
Comment discerner ce qui vient de Dieu
Nous sommes parfois légitimement curieux de reconnaître la vérité, la réalité des grâces surnaturelles que nous recevons. N'y aurait-il pas un procédé, un moyen, un criterium pour discerner ce qui vient vraiment de Dieu, d'avec ce qui ne serait que le résultat d'une exaltation naturelle, un peu factice, le résultat d'un certain épanouissement de bien-être physique, d'un beau soleil ou du printemps ? Oui, il y a un procédé ; il y en a même plusieurs. Voyons.
Je vous l'ai dit : Dieu est acte. Il est Acte, et il est actif. Pour reconnaître les grâces de Dieu, regardons à celles qui sont vraiment actives dans notre vie. Ne vient certainement pas de Dieu ce qui nous porte à livrer à autrui les consolations et les joies surnaturelles de nos actions de grâces, à exposer avec complaisance à telle de nos sœurs, confidente de nos pensées intimes, les grands aperçus qui illuminent nos oraisons ; mais si en nous portant à l'action, à l'énergie, à la vigueur, une grâce laisse en nous la paix, augmente en nous la joie, elle vient très certainement de Dieu, car le caractère de ce qui vient de Dieu est toujours paisible, calme, joyeux. Au contraire, le trouble serait la marque irrécusable qu'une disposition ne viendrait pas de Dieu : tout ce qui est trouble vient du Père du mensonge.
Il y a encore une autre pierre de touche pour éprouver ce que nous sommes et la vérité de notre vie surnaturelle, et celle-là nous ramène à la doctrine que j'exposais hier. Cela vient certainement de Dieu, ce qui creuse davantage devant nous l'abîme de notre néant, qui nous porte à l'humilité, nous ramène plus profondément au rien que nous sommes. La marque est plus irrécusable encore si, à la suite d'une grâce surnaturelle, nous sommes plus portés à nous effacer, à nous réduire, à disparaître, si nous prenons une conscience plus exacte du peu, ou mieux du rien que nous sommes. Alors, il y a en nous quelque chose du caractère de Notre-Dame, de celle qui, à l'heure où l'ange la saluait Mère de Dieu, ne trouvait en son cœur d'autre réponse que celle-ci : « Voici la servante du Seigneur » (I,c 1, 38), et tressaillait d'allégresse, parce que Dieu avait regardé sa bassesse : « Mon esprit tressaille de joie en Dieu mon Sauveur, parce qu'il a regardé la bassesse de sa servante » (Lc 1, 47 - 48).
Fermons la parenthèse, et revenons à la doctrine que j'ai entrepris d'exposer.
Primauté de la connaissance de soi-même
La Sagesse antique avait compris déjà de quelle importance il est pour l'homme de se connaître, et par la bouche de Socrate, elle disait à ses rares initiés : « Connais-toi toi-même ». La vraie sagesse, la vraie philosophie, la doctrine surnaturelle dit mieux encore par les lèvres de saint Augustin ; elle s'adresse à Dieu, et lui demande : « Seigneur, faites que je vous connaisse, et que je me connaisse ». C'est qu'en effet, tout être trouve dans sa nature la loi de son action.
Dès les premiers jours du monde, le Seigneur promulgue cette loi universelle en ordonnant aux végétaux de produire des fruits « selon leur espèce » (Gn 1, 11). D'où il suit que toutes les fois qu'un être agit en dehors des conditions exigées par sa nature et viole cette loi, ne fût-ce que partiellement, il y a désordre, discorde, dissonance, souffrance.
Jugez de l'immense stupeur que produirait aujourd'hui l'apparition soudaine par le monde, d'un baron du XIIIe siècle, sortant tout armé, tout bardé de fer, du tombeau où il dort depuis plus de six siècles ? « Mais que faites-vous ici, lui dirait-on, vous vous trompez, c'est un anachronisme ; rentrez dans votre tombeau séculaire et n'en sortez plus ».
En effet, la première loi est celle qui nous est imposée par notre nature même. C'est pourquoi, hier, rapidement, suffisamment néanmoins pour fournir matière à vos méditations, nous avons reconnu en nous ce premier caractère, cette première assise fondamentale de notre vie surnaturelle : nous sommes des créatures. De ce caractère premier, nous avons vu sortir comme une fleur de sa tige, toute une moisson de vertus : le devoir de la dépendance absolue, l'humilité vraie, la soumission et la docilité, l'esprit d'adoration, l'esprit d'abandon à Dieu, qui est à lui seul la perfection de la vie surnaturelle.
Nous pourrions nous borner là. Cela suffirait pour constituer en nous la perfection. Il vaut mieux poursuivre cependant et scruter davantage notre édifice intérieur.
Le respect de Dieu pour sa créature intelligente
Je suis une créature humaine, intelligente, raisonnable. « Ah, mon Père, raisonnable, je le sais bien, moi, je raisonne toujours. Il y a au fond de mon âme des régions que j'ignore, mais je suis bien convaincue qu'il suffirait d'y descendre une fois pour y trouver des trésors de raisonnements. Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ?... Vous le voyez, mon Père, c'est inutile d'insister là-dessus, j'ai devancé tous vos conseils : encore une fois, je raisonne toujours, ma première disposition c'est de trouver toujours à redire ». « Ma Fille, il y a une différence entre l'être raisonnable et l'être raisonneur : vous êtes raisonneuse, cela ne prouve pas immédiatement, cela ne prouve pas du tout, même cela prouverait peut-être le contraire, en tout cas, cela ne prouve pas que vous soyez raisonnable. En cela vous oubliez que vous êtes une créature essentiellement dépendante ; en cela, et dans la mesure où vous vous y abandonnez, vous laissez votre âme ouverte à celui qui est l'interrogateur par excellence, et le père de tous les ‘pourquoi ?’ ». Nous connaissons peu de paroles de lui, — l'Écriture avait mieux à nous dire, — mais celles qui nous sont rapportées sont très significatives, très caractéristiques de l'ennemi de Dieu : « Je monterai jusqu'au sommet des nuages, j'établirai mon trône près de celui du Très-Haut » (Is 14, 14). — « Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu de manger du fruit de cet arbre » (Gn. 3, 1). Vous voyez : Pourquoi ?
...dans sa création
Je suis une créature humaine, intelligente, raisonnable. Arrêtons-nous devant cette affirmation.
Il y a une chose remarquable dans le récit de la Création. Les fiat se sont succédé hautains, impératifs : « que la lumière soit ! qu'il y ait un firmament ; qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel » (Gn 1, 14) ; devant la dernière création, Dieu semble s'arrêter. Il se recueille, il entre en conseil, son œuvre prend un caractère singulièrement solennel : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance » (Gn 1, 26). On dirait qu'il s'attache à démentir, ou du moins à modifier ce que j'ai dit de notre petitesse et de notre néant : l'homme, cette créature de rien, cette créature néant, serait-il donc considérable ? Pourquoi ce respect étonnant ? Pourquoi les mains de Dieu deviennent-elles si tendres ? Serait-ce en vertu de cette loi universelle de respect avec laquelle Dieu traite toutes ses créatures, mais en particulier cette créature humaine « Tu nous gouvernes avec de grands ménagements » (Sap 12, 18). Oui, c'est vrai, et j'aime à vous le faire remarquer ; mais ce n'est pas tout.
Serait-ce donc que Dieu voyait en cette créature privilégiée, ce caractère très spécial qui l'assimilait à lui-même, cette participation qu'il lui donne de sa divinité ? Dieu ne dépend de personne : c'est là ce qui le caractérise. Or, dans une large mesure l'homme, lui aussi, est indépendant. Étant libre, il se crée lui-même, il se fait lui-même, se modifie lui-même : l'homme est à la fois créature de Dieu, et j'allais dire, — si la parole n'était pas prétentieuse ! — l'homme est créature de lui-même. Son action reflue sur lui, il porte en lui la trace de Dieu et la trace de lui-même.
Serait-ce enfin, parce que le Seigneur voyait dans cette créature qui allait sortir de ses mains, le pontife de la Création ? En effet, l'homme est prêtre : il ramène à Dieu toute la création couronnée par lui-même. L'hommage inconscient de la matière ne prend une voix et ne peut monter vers Dieu comme un encens d'adoration et de suavité, qu'à la condition de passer sur les lèvres de l'homme ; l'homme est vraiment l'intermédiaire, le pontife entre Dieu et la création tout entière, dont il recueille, ramasse l'adoration inconsciente pour l'emporter, unie à la sienne, vers le Souverain Seigneur et Créateur de toutes choses. Oui, vraiment, l'homme est prêtre, et ce caractère éminent pouvait déterminer chez Dieu la solennité, le respect étonnant avec lequel il procède à cette création où il y a, en effet, quelque chose de plus grand que dans la création de la terre et des éléments.
Toutes ces raisons sont bonnes, mais il y a plus encore.
...dans le mystère de l'Incarnation
À cette heure de la création, Dieu — nous le savons par la parole de Tertullien — songeait à son Fils unique : « Quodcumque limus exprimabatur, Christus cogitabatur homo futurus ». Dieu songeait à Celui dont on devait dire un jour : « Ecce homo ». II songeait à l'alliance que lui-même contracterait avec cette nature qui sortait à l'instant toute belle de ses mains divines. Il n'y eut pas d'émotion, ni de tressaillement dans l'Immuable ; pourtant, que se passa-t-il au cœur de Dieu à la vue de cette nature humaine qu'il devait un jour s'unir personnellement, de cette nature qui devait lui appartenir à ce point que les actes de cette nature humaine deviendraient les actes de Dieu même, et que Dieu en prendrait toute la responsabilité.
Lorsque le Verbe de Dieu voulut s'unir la nature humaine, il ne consentit pas à procéder d'autorité, ni par voie de conquête. Ce qu'il voulait en s'unissant cette nature en unité de personne, c'était une union réelle, un mariage réel, une alliance véritable. Or, contracter une alliance suppose nécessairement le consentement formel des deux parties qui entrent en union. Mais à qui donc le Verbe de Dieu, à qui donc Dieu lui-même désireux de cette union, s'adresserait-il pour l'accomplissement de son dessein de tendresse ? Fallait-il s'adresser à la nature humaine et lui dire : « Voulez-vous ? » Fallait-il réunir en un congrès immense toutes les âmes futures et mettre aux voix l'Incarnation ? Mais comment interroger ceux qui ne sont plus ? Comment interroger ceux qui ne sont pas encore ? Nous n'y étions pas, nous autres.
Fallait-il s'adresser à la nature humaine du Christ et lui demander : « Consentez-vous ? » Mais comment subordonner l'existence de l'Incarnation à l'existence d'une volonté qui ne sera que si l'Incarnation est résolue ? Il était aussi impossible de s'adresser à la nature individuelle du Christ pour lui demander son consentement, qu'il était impossible de demander à Adam le consentement à sa propre création. Pour consentir, il faut exister.
Faudra-t-il donc que l'Incarnation soit une mainmise violente, une conquête, une prise de possession hautaine ? Mais est-ce un mariage cela ? Est-ce une alliance ? Alors, qui donc, au nom de la nature humaine tout entière, accueillera le message de Dieu, recevra ses propositions, et consentira à l'union projetée ?
Voyez le procédé souverainement aimable dont Dieu a usé : là encore il traite sa créature avec un grand respect. Un ange est député à une vierge de Judée ; la Vierge est libre, et pour que la plénitude de sa liberté soit plus achevée encore, elle a une connaissance parfaite, non seulement de la dignité incomparable de son Fils, mais de toutes les douleurs, de cette mer de douleurs, de cet océan d'amertume que devait entraîner pour elle le seul fait de sa Maternité divine. La prophétie de Siméon lui apprit peu de choses : Dieu devait à sa Mère cette connaissance prophétique très large de tout ce à quoi elle s'engageait implicitement par son consentement à l'Incarnation. Encore une fois, la Vierge était libre : c'est librement qu'elle dit son Fiat, c'est librement qu'elle donne à Dieu ce consentement qui était requis et attendu comme le consentement de la famille humaine tout entière, selon la belle parole de saint Thomas d'Aquin : « Consensus Virginis expectabatur tamquam totius humani generis consensus ». Peu de considérations me semblent plus aptes à nous donner une idée exacte, une conception plus haute de Notre-Dame, et qui marque mieux la place qu'elle occupe dans les desseins de Dieu.
Dieu convie le monde tout entier, le monde créé et le monde incréé ; il députe vers la Vierge l'ambassadeur angélique. Le monde créé et le monde incréé sont là anxieux, attentifs, suspendus en quelque sorte à la parole qui va sortir des lèvres de cette humble Vierge : « Suscipe verbum, Virgo Maria » s'écrie la liturgie comme pour marquer cette anxiété du monde entier, suspendu dans l'attente du consentement de Notre-Dame, auquel tout l'ensemble glorieux du dessein de Dieu était attaché.
Voyez-vous le respect souverain avec lequel Dieu traite sa créature ? Qu'il s'agisse de la création de l'homme, qu'il s'agisse de l'Incarnation, c'est toujours le même procédé. Et je crois que chacun de nous s'il descendait au fond de son âme, et au plus intime de sa vie, retrouverait toujours cette même révérence amoureuse de la part de Dieu. Nous le savons par le Cantique sacré, nous le savons par l'Apocalypse, Dieu ne contraint pas, il sollicite, il demande, parfois même il supplie : « Voici que je me tiens à la porte et que je frappe » (Ap 3, 20). « Ouvre-moi, ma sœur, ma colombe... » (Ct 5, 1).
Mais nous nous éloignons de notre sujet.
...dans sa constitution de Créature raisonnable
L'homme est une créature raisonnable et intelligente. Intelligente, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l'homme est élevé au-dessus de l'animal. L'animal est un être tout concentré, tout fermé, tout ramassé en lui-même, tout occupé de lui, qui ne s'intéresse qu'aux choses qui le touchent personnellement dans son être sensible. L'animal n'est pas artiste : il y a chez lui incapacité de s'élever à la contemplation de la beauté, il est tout entier replié sur lui-même. S'il pouvait y avoir un raisonnement dans sa tête, ce serait celui-ci : « Les choses ne sont bonnes que lorsqu'elles sont utiles ; elles ne sont utiles que lorsqu'elles sont utiles à moi ». L'occupation de soi, la concentration sur soi, l'hypertrophie du moi, voilà le caractère de l'animal.
C'est aussi le caractère de l'enfant. L'enfant, aussi longtemps que son intelligence n'est pas développée, et bien qu'il y ait en lui toutes les virtualités intellectuelles, l'enfant n'est encore pourtant qu'un petit animal. En attendant qu'il soit élevé au-dessus des tendances basses de l'animal, de quoi est-il question pour lui ? De moi, de moi, de moi toujours. Voyez : il porte tout à sa bouche. — « Oh, cela ne veut rien dire » — Pardon, cela veut beaucoup dire, cela veut tout dire : cela veut dire que bébé est le centre des choses, que les choses n'ont de valeur que dans la proportion où elles servent à bébé, que pour bébé la bouche, c'est le criterium de la bonté.
Cette concentration du moi, caractère de l'animal, caractère de l'enfant, est aussi le caractère du diable, car, en se regardant, le diable s'est ravalé au rang de la bête. Quel est le cri de saint Michel ? « Quis ut Deus ? », « Qui est comme Dieu ? » Et le diable : « Et moi, au-dessus des étoiles de Dieu, j'élèverai mon trône » (Is 14, 13). « Je suis le plus beau, le plus grand des esprits célestes, j'aurais pu être uni à Dieu. Cette union personnelle pourquoi n'est-elle pas pour moi ? » — Qu'est-ce que cela ? de l'animalité.
Les caractéristiques de l'être intelligent décentralisé et sortant de soi
Le caractère de l'intelligence est au pôle opposé. Un être intelligent est un être décentralisé, un être qui sort de soi. On a cherché souvent ce qui fait la caractéristique de l'homme. Les philosophes (ils se sont occupés de tant de choses !) l'ont recherché eux aussi. Les uns ont dit : c'est le langage. — Le langage ? et les perroquets ? — D'autres ont dit : c'est la religiosité, c'est-à-dire cette capacité qu'a l'homme de reconnaître quelque chose de supérieur à soi. Darwin lui, pense différemment : il ne croit pas que la religiosité soit l'apanage exclusif de l'homme, et voici sur quoi il base sa démonstration : un jour dans une promenade, il s'assit entre son chien et son parapluie, lequel était ouvert. Survint une brise légère qui fit osciller le parapluie. Devant ce mouvement insolite, le chien aussitôt se mit en arrêt. Darwin très compétent à coup sûr pour savoir ce qui se passe dans le cerveau d'un animal, conclut de cet incident que le chien, incapable de saisir le lien qui existe entre le vent d'une part, et de l'autre, le mouvement qu'il imprime, en concluait dans son intelligence de chien, à l'existence d'une cause supérieure, invisible, transcendante. Et de tout cela, Darwin tire la conclusion que la religiosité n'est pas la caractéristique de l'homme et se rencontre aussi chez l'animal : c'est ce qu'il fallait démontrer.
Laissons le langage : autrement ceux-là seraient hommes qui parleraient davantage. Laissons la religiosité. Quelle est donc la caractéristique de l'homme ? C'est l'intelligence. L'intelligence, voilà qui est beau ! L'intelligence c'est la faculté de l'universel, c'est la faculté qui nous fait voir, non seulement ce qui est vrai pour moi, ce qui est bien pour moi, ce qui est beau pour moi ; mais ce qui est vrai en soi, ce qui est bien en soi, ce qui est beau en soi. Voilà ce qui constitue la caractéristique et la dignité de l'homme, ce qui l'élève au-dessus de la sensibilité et de l'animalité pure. Se déprenant de ces chaînes basses et de ces ignobles attractions, l'homme est capable de s'élever à la conception intellectuelle d'un ordre universel, d'un ordre supérieur, d'un ordre idéal, à vouloir cet ordre, à le réaliser, et à y dévouer sa vie. « L'homme, a-t-on dit, c'est un être capable de donner sa vie pour la vérité et pour la justice ». Oui, mais si l'homme est capable de donner sa vie pour la vérité et pour la justice, c'est donc qu'il est un être décentralisé, un être universel, affranchi de lui-même, capable de sympathiser avec toute intelligence créée, d'entrer en association avec Dieu même. C'est ce qui m'a fait dire quelquefois : « Ce qui fait la dignité de la personne, c'est qu'elle est impersonnelle ». Cela ressemble à un jeu de mots ; le jeu de mots est bon. Oui, la dignité de la personne, c'est qu'elle est impersonnelle, c'est-à-dire qu'elle est capable de s'élever au-dessus d'elle-même et de l'animalité, pour reconnaître ce qui est beau, non pour elle, ce qui est bien, non pour elle, ce qui est vrai, non pour elle ; mais ce qui est beau, ce qui est bien, ce qui est vrai pour Dieu et pour toute créature intelligente, quelle qu'elle soit. L'homme a été créé pour cela : non point pour le bonheur, mais pour le bonheur qui est le bien. Si l'homme avait été créé pour le bonheur simplement, il aurait le droit de le chercher partout où il le trouverait : « le bonheur, c'est mon bien, je le prends partout où je le trouve ». Non, il faut à l'homme un bonheur qui soit à sa taille, un bonheur qui soit le vrai, un bonheur qui soit le bien, un bonheur qui soit le bien souverain.
...capable de réaliser le bien
Et l'homme n'est pas seulement capable, par son intelligence, de concevoir cet ordre supérieur, idéal, universel ; par sa volonté, il est aussi capable de le vouloir et de le réaliser. Je n'exclus pas, il va de soi, la grâce de Dieu. Mais je crois que ce serait une révélation pour beaucoup, si on leur disait : vous avez une volonté, c'est-à-dire, cet ordre supérieur, ce bien, cette vérité, cette justice, cette vertu qui vous est montrée par votre intelligence, vous pouvez et vous devez la réaliser en vous ; vous pouvez, par un effort personnel et persévérant, vous soustraire à ces attractions basses, à ces sollicitations vulgaires que j'ai désignées sous ce nom général d'animalité. C'est là la dignité éminente de votre nature. Il y aura peut-être des résistances ; il y aura peut-être des difficultés. Oui, à l'origine il y en aura, et cela encore est notre gloire : Dieu veut que nous nous fassions nous-mêmes, que nous nous créions en quelque sorte nous-mêmes ; il veut pouvoir nous donner notre héritage, non à titre d'aumône, mais à titre de récompense ; il veut que nous ayons réellement gagné notre salaire. Nous avons une volonté, exerçons-la. Il n'est pas de force au monde qui puisse nous entraver. On ne connaît pas, on n'a pas épuisé les ressources d'une volonté humaine, et ceux-là seuls peuvent se retrancher derrière de prétendues impossibilités qui ne se sont jamais servi de cette force invincible. La volonté, c'est la toute-puissance, à ce point qu'elle peut tenir en échec Dieu lui-même. Il y a une chose que Dieu ne peut faire : violenter une volonté humaine. Je sais bien que dans les trésors de la grâce divine il y a des ressources infinies, je sais bien qu'il n'y a pas d'âmes, dont le Seigneur ne puisse vaincre les résistances, mais je sais aussi que la volonté de l'homme peut résister à Dieu, tenir Dieu en échec et lui dire : « Vous ne passerez pas ». Ah ! la toute-puissance de la volonté ! Autrefois, j'aimais à dire : « Sainte Volonté, priez pour nous ». Au fond, n'est-ce pas simplement la traduction sous une forme originale, bizarre peut-être, de la pensée de saint Thomas d'Aquin ? Sa sœur, s'adressant à lui, lui demandait : « Mon frère, pour se sauver, que faut-il faire ? » Saint Thomas réfléchit un instant, puis répondit par cette parole d'or : « Ma sœur, pour se sauver il faut le vouloir ». Oui, encore une fois, il y aura des difficultés, des résistances, qu'est-ce que cela ? Croyez ceux qui vous guident, et allez tout droit. Vous vous élèverez au-dessus des difficultés, même sans héroïsme, et à qui d'ailleurs demander l'héroïsme, sinon à des âmes élevées à l'ordre surnaturel et consacrées à Notre-Seigneur Jésus-Christ ?
Sans doute, en face d'un devoir pénible, je conçois un instant de faiblesse : la nature tremble, hésite : cela, c'est la fragilité inhérente à notre condition. Turenne à la veille d'une bataille sentait son être frémir : « Tu trembles, carcasse, si tu savais à quelle fête je te vais mener demain ! » Oui, les plus braves peuvent fléchir, mais ils se redressent de toute leur énergie, et se rangent victorieusement.
...usant de sa liberté pour se grandir
Cette vigueur, il est vrai, n'est pas de la première heure ; c'est peu à peu, par des actes successifs et répétés que la volonté devient maîtresse, il n'y a même plus de délibération, elle se porte au bien instinctivement : alors, c'est la vraie liberté. Cette notion de la vraie liberté est si souvent mal comprise, que je tiens à m'y arrêter avec vous.
Je débute par une affirmation incontestable : nous n'avons pas la liberté ; nous avons de la liberté : nous n'avons pas la liberté parfaite. La preuve c'est que l'Église, dans nombre d'oraisons demande à Dieu pour ses enfants la grâce d'accomplir avec une âme libre les choses qui lui sont agréables : « Quae tibi sunt placita, liberis mentibus exsequamur »1. Mais si l'Église demande cette liberté, c'est donc que nous ne la possédons pas encore. Et, en effet, la liberté parfaite n'est pas le principe, elle est la récompense qu'il nous faut mériter. Ne croyez pas qu'on soit libre à bon marché, libre à la condition de faire n'importe quoi. La liberté, c'est le pouvoir d'agir selon l'intelligence. Nous ne sommes libres qu'à la condition d'abord d'agir dans le sens de la plus grande résistance, à la condition d'agir dans le sens de Dieu, à la condition de grandir toujours. C'est la seule manière d'être intelligent. Or, nous le savons bien, au commencement de la vie surnaturelle, la liberté n'existe pas chez nous, sollicités, tiraillés que nous sommes par les attractions basses de la sensibilité. C'est peu à peu, dans la mesure de notre vertu, de notre énergie, de nos efforts volontaires, qu'elle se dégage, grandit, se développe jusqu'à ce qu'enfin elle arrive à son affranchissement plénier, total, et elle y arrive le jour où nous avons triomphé définitivement de toutes les attractions d'en-bas, le jour où nous appartenons définitivement, et sans remède, aux voies et aux conduites de l'intelligence, aux voies et aux conduites de la justice, aux voies et aux conduites de la vérité, aux voies et aux conduites de Dieu.
Lorsque saint Paul nous parle de la liberté des enfants de Dieu, liberté supérieure à la loi, parce qu'elle les identifie à la loi, à ce point qu'il n'y a plus de résistance chez eux, c'est vraiment de cette liberté surnaturelle parfaite qu'il veut parler. Cette doctrine n'est pas comprise partout : on n'en parle point partout : c'est cependant la vérité.
Solution des difficultés
1) Ce n'est pas humain
Je sais bien les objections, les difficultés qu'on peut lui opposer : « Tout cela, dira l'un, ce n'est pas humain, c'est angélique ! » Que ce ne soit pas humain : je le nie. Que ce soit angélique : et après ? Est-ce beau ? Est-ce grand ? Est-ce droit ? Est-ce conséquent ?
Est-ce glorieux pour Dieu ? Est-ce logique ? Alors la vérité, la loyauté, la droiture, la dignité, tout cela est-il fait pour être proclamé, pour être reconnu, et pour demeurer éternellement captif dans l'injustice ?
On me dit : « Prenez garde. Tout n'est point fait lorsque l'intelligence est rendue. Vous oubliez la grâce de la volonté. J'ai à cela plus de soixante réponses. Tenez, les païens eux-mêmes nous donnent la réponse : « Dans les événements imprévus, dit Aristote au IIIe livre des Éthiques, l'homme agit selon le but qu'il s'est fixé et selon ses habitudes ». Lorsque à la suite d'actes répétés, l'habitude a créé en nous cette bienheureuse nécessité, lorsque la volonté finit par n'être plus chez nous qu'une sorte d'intelligence, dans les circonstances imprévues, nous nous déterminons d'après les instincts que nos œuvres ont créés en nous. Rappelez-vous ce trait d'un grenadier de France surpris par l'ennemi : « Si tu prononces un mot, tu es mort » — Et le brave, sous la pression instinctive d'une nature loyale et pliée au devoir, de s'écrier : « À moi, d'Auvergne, ce sont les ennemis ! » II n'y a plus de délibération, la vertu devient naturelle.
Il faut être convaincu que la volonté, c'est de l'intelligence ; qu'à force de regarder on se fascine, et qu'une fois l'intelligence fascinée la volonté suit naturellement. Encore une fois, ce que je pense, c'est ce que je veux.
Et à quoi servirait la volonté si elle ne se portait résolument vers le bien que lui montre l'intelligence ? La volonté serait-ce donc une sorte de faculté giratoire qui tourne à tout propos sans être gouvernée, dirigée par l'intelligence ? S'il en était ainsi, je supplierais le Seigneur de me retirer au plus tôt une telle volonté capable de déconcerter absolument les indications de l'intelligence. Et puis, cette grâce de la volonté manque-t-elle ? Est-ce que Dieu se dément ? Est-ce qu'il nous montre le but, mais nous interdit d'y aspirer et d'y tendre ?
2) La résistance des habitudes
On se plaint quelquefois : « Il y a de la résistance ! » Oui, il y a la résistance inerte de vos convoitises et de vos habitudes d'autrefois. Eh bien ! prenez votre cœur à deux mains et passez au travers. — « C'est difficile, ça m'ennuie ! » Alors ce qui est grand, ce qui est vérité, ce qui est justice, n'est pas capable de vous soustraire à l'entraînement de la nature et de l'animalité ? Alors, même pour l'amour et l'honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous n'êtes capable que de choses faciles ? Alors le Seigneur sera venu en vain... Et puis, regardez bien : est-ce vraiment difficile ? Y a-t-il vraiment des difficultés ? Moi, je ne le crois pas. J'ai lu, il y a bien longtemps, dans l'Imitation de Jésus-Christ : « Où on aime il n'y a pas de labeur, ou s'il y a du labeur, le labeur est aimé ». C'était vrai du temps de saint Augustin, c'est vrai encore aujourd'hui. De difficultés n'en parlons pas. On a dit que du dictionnaire français, il faudrait rayer le mot impossible ; du dictionnaire chrétien, il faut rayer le mot : difficile. Il n'y a pas de difficulté dans la vertu, ou s'il y en a, c'est simplement parce que vous abordez votre devoir actuel avec une volonté insuffisante ; vous hésitez, vous tremblez devant lui, vous ne l'abordez pas ; ou si vous l'abordez, c'est en rechignant, de loin, en vous tâtant. Mais, voyons donc... essayez... le devoir ne se fera pas tout seul... Mettez-y du courage. Croyez-moi, les choses ne sont difficiles que de loin, et s'il y a dans votre cœur de l'amour, gros comme un grain de sénevé, il n'est pas possible que les difficultés y résistent : elles s'évanouissent et disparaissent.
Ce qui est difficile, ce qui est douloureux, je vais vous le dire : c'est de vivre sa vie entière tiraillé, sollicité, écartelé entre le mal auquel on ne peut pas se soustraire, et le bien auquel on ne veut pas appartenir ; en un mot : « n'être ni à Dieu, ni à soi : Jusqu'à quand clocherez-vous des deux jambes. Si le Seigneur est Dieu, suivez-le ; si c'est Baal, suivez-le » (3 R 18, 21). Oh ! cela c'est dur. Et puis soyez bien convaincues d'une chose, c'est que le Seigneur qui vous aime, veillera lui-même à ce que les difficultés ne vous manquent pas. « Ah ! vous voulez garder de l'attache à votre volonté, vous voulez garder une idole secrète que vous chérissez et défendez contre moi ; je vous rendrai douloureux tous les contacts, je sèmerai l'amertume et la douleur, je tremperai d'absinthe et de fiel toutes les tentatives : je serai jaloux ». La dernière de toutes les punitions de Dieu serait celle-ci : « Oh ! maintenant, je ne serai plus jaloux ». Si le Seigneur, qui vous aime, pouvait s'éloigner de vous sans vous laisser l'amertume de cette difficulté inhérente à votre état indécis et confus ; si jamais la parole qu'il a dite à Ezéchiel2 cessait d'être vraie ; si le Seigneur cessait d'être jaloux et vous abandonnait sans remords à un calme trompeur, ce serait la pire des malédictions. Je crois que le plus grand châtiment que le Seigneur puisse infliger à une âme, c'est de la laisser tranquille dans sa vulgarité, à égale distance, j'allais dire : du mal, — mais non ce n'est pas du mal qu'il s'agit ici, — mais à égale distance du bien et de son infirmité, de ses misères.
3) La recherche de la perfection
Il y a une autre objection encore assez fréquente : « C'est de la perfection, cela ! » Mais la perfection, vous y êtes tenues ; la perfection est votre état ; vous lui appartenez : elle est un devoir pour tous. Une des erreurs les plus préjudiciables et les plus fréquentes, c'est que les âmes se persuadent qu'on arrive à la perfection par des actes imparfaits. Soyez très assurés du contraire. Jamais des actes indécis, des actes flottants, des actes que j'appellerais cotonneux, autrement dit : des actes de paresseux n'aboutiront : « le paresseux veut et ne veut pas » (Pr 13, 4). On ne veut pas le mal ; on ne veut pas non plus résolument le bien : jamais des actes de cette nature ne conduiront à la perfection. On ne va à la perfection qu'en exerçant les actes de la perfection, c'est-à-dire des actes vifs, nets, énergiques, virils ; et lorsqu'une fois on est arrivé à la perfection, c'est encore par ces actes vigoureux que l'on s'y maintient. Il est vrai : tout acte surnaturel est méritoire, et bien qu'il nous acquiert un mérite nouveau, il ne suffit pas pour nous élever ; pour nous grandir, il faut qu'il soit à notre taille et proportionné au degré auquel nous sommes arrivés.
Au reste, il est une pensée qui peut nous encourager singulièrement dans nos efforts : Bossuet, ce grand psychologue, assure que deux ou trois de ces actes résolus suffiraient pour créer l'habitude. Je crois que Bossuet a raison, et que la grâce du Seigneur aidant, sa bénédiction nous soutenant, la vertu devient comme naturelle, l'âme est établie dans le bien, sans oscillation. C'est le triomphe de la foi.
4) Les conditions de tempérament
Il est une dernière remarque que je tiens absolument à vous faire, parce que c'est un des obstacles les plus fatigants et les plus persévérants dans la conduite des âmes : c'est de les entendre se retrancher perpétuellement derrière les conditions de tempérament, d'éducation, de caractère, d'habitudes antérieures, afin de solliciter et d'obtenir je ne sais quelle misérable amnistie en faveur de leurs fautes : « Je suis comme cela ». Mais, changez ! Est-ce que vous êtes chrétiens pour vous dispenser du courage ? Oubliez-vous donc que vous êtes, vous, l'élite et la réserve de Dieu ? — Ou bien les âmes s'attristent, s'étonnent : « Mon Dieu, vous voyez bien, je suis toujours la même ». — Mais du courage ! Servez-vous de votre volonté : la facilité, la disposition instinctive viendra ensuite. La volonté et la fidélité frayeront le chemin à l'habitude qui s'établira peu à peu. Lorsque vous aurez gaspillé votre vie tout entière à constater sous cette forme plaintive, gémissante, triste, absorbée, douloureuse, les imperfections qui sont en vous, lorsque vous vous serez obstinément hypnotisé en face de vos misères, dites-moi, la résistance sera-t-elle vaincue ? l'obstacle renversé, et votre devoir réellement accompli ? Mais nous aimons nos infirmités morales, nous aimons nos imperfections. Si nous descendions loyalement au fond de notre conscience, nous découvririons une sorte de condescendance basse, une connivence inavouée, mais pourtant trop réelle, avec ces attractions basses de l'animalité : on veut et l'on ne veut pas, et l'on meurt au milieu de ses imperfections, et de ses désirs impuissants. « Les désirs tuent le paresseux » (Pr 21, 25). Sans doute, on n'aime pas absolument son imperfection, mais il y a néanmoins une sorte de condescendance, disons le mot, une sorte de complicité avec tout cet ensemble maudit que nous portons en nous.
Je finis : vous voyez les conditions de notre nature ; vous êtes renseignés maintenant. S'il vous arrive encore d'appartenir au moi, de vous hypnotiser devant lui, de vous laisser entraîner au sensible, vous saurez désormais à quoi vous sacrifier. Jamais une nature humaine placée aux confins de l'intelligence et du monde sensible ne pourra se maintenir en équilibre parfait entre ces deux extrêmes : elle inclinera inévitablement d'un côté ou de l'autre. Dès lors, il n'y a pour nous que deux alternatives : être à Dieu ou être à l'idole ; appartenir à cet ordre idéal, universel, supérieur, ou appartenir au moi, au sensible, à l'animal. En d'autres termes, notre vie est telle qu'il faut que nous soyons à Dieu ou à nous-mêmes et à la partie basse de nous-mêmes. De toute nécessité il faut choisir. Dieu pour Dieu, est-ce que le nôtre ne vaut pas mieux ?
Dom Paul Delatte, in Contempler l’invisible (Solesmes)
Retraite prêchée en 1889 aux moniales de l’Abbaye Sainte-Cécile de Solesmes

1. Oraison du 19e dimanche après la Pentecôte.
2. Ez. 23,25 : « Je dirigerai ma jalousie contre toi » ; Ez. 16,42 : « Ma jalousie se retirera de toi ».