mercredi 6 juillet 2011

En lisant... Léon Bloy, Je ne suis plus le Désespéré


Une misère plus noire que jamais s'abattit, alors, rue des Fourneaux et, pour que rien ne manquât aux affres d'agonie mortelle qui allaient commencer, Leverdier disparut brusquement de la vie de Marchenoir.
Cet être sublime, voyant l'imminence et l'énormité du péril, se détermina, sans avertir, à vendre le mobilier peu considérable et la collection de livres qu'il possédait et — après avoir donné l'argent à son ami —, à s'en aller vivre à la campagne, au fond de la Bourgogne, chez une vieille tante qui le réclamait depuis des années.
Cette parente lui gardait une petite fortune dont il était l'unique héritier, et Leverdier serait à son aise, un jour. Mais elle n'entendait pas lui envoyer d'argent pour le faire subsister à Paris, lui déclarant, sans cesse, qu'elle tenait à l'avoir auprès d'elle pour lui fermer les yeux, et qu'en Bourgogne il vivrait plantureusement, dans la maison qui devrait lui appartenir après sa mort, comme s'il en était déjà le maître absolu.
Leverdier calcula qu'il serait ainsi plus utile à Marchenoir et qu'il pourrait aisément lui envoyer, tous les mois, un secours d'argent qui l'empêcherait toujours bien de crever de faim.
Lorsque ce dernier apprit l'héroïque décision de son mamelouk, elle était irrévocable. Leverdier avait tout vendu et déposait sur la table du malheureux les quelques centaines de francs qu'il avait recueillis.
Il n'y eut pas d'explosion. Marchenoir baissa la tête à la vue de cet argent et deux larmes lentes — issues du puits le plus intime de ses douleurs — coulèrent sur ses joues blêmes et déjà creusées.
Leverdier, ému, s'approcha et le serrant dans ses bras avec tendresse :
« Mon cher pauvre, lui dit-il, ne t'afflige pas, si tu veux que je m'éloigne en paix. C'est tout juste si j'ai la force de me séparer de Véronique et de toi... Je ne me suis défait d'aucun objet qui me fût réellement précieux et quand cela serait, qu'importe ? Ignores-tu que ta vie m'est plus chère que n'importe quel bibelot qui soit au monde ? D'ailleurs, n'avons-nous pas, depuis longtemps, une destinée commune ? Je veux te sauver, afin de me sauver moi-même, entends-tu ? Il faut que tu vives et c'était le seul moyen... Nous serons séparés quelque temps. Qu'importe encore ?... Je souhaite du fond du cœur à ma bonne vieille tante, qui va, certainement, m'assommer beaucoup, toutes les prospérités imaginables, mais il m'est impossible, avec le meilleur naturel du monde, d'oublier que je suis son héritier et que sa fortune, un jour ou l'autre, nous appartiendra... Alors, Marchenoir, quelle existence avec Véronique, dans cette campagne délicieuse où nous aurons notre maison ! Quelle paix ! Quelle sécurité parfaite !... Mais encore, il faut vivre jusqu'à cette époque ignorée. Relève ton cœur ! La délivrance est proche, peut-être, et quand l'univers te rejetterait, tu as un fier ami, je t'en réponds ! »
Marchenoir, toujours sombre, au fond de son attendrissement, répondit au consolateur :
« Il vaudrait mieux pour toi, mon dévoué Georges, que tu n'eusses jamais connu un homme si funeste à tous ceux qui l'ont aimé. Le malheur de certains individus est contagieux autant qu'incurable, et j'espère peu de cette existence paisible que tu me montres dans l'avenir... Cependant, je ne veux pas te contrister de mes pressentiments noirs qui peuvent, après tout, me tromper. Il y aurait une cruauté lâche et bête à te payer ainsi du service inouï que tu viens de me rendre... Véronique va rentrer dans quelques instants. Nous ferons un déjeuner d'adieu et je t'accompagnerai à la gare... Ah ! mon vieux camarade, j'avais rêvé mieux que tout cela !... On m'a souvent accusé d'ingratitude, parce que je refusais de vautrer ma conscience dans certaines mains qui s'étaient entrouvertes pour moi, mais il est heureux, tout de même, que je sois né croquant, car je n'eusse pas encore été assez ingrat pour faire un bon prince. — Beatius est magis dare quam accipere. Telle eût été, je crois, ma devise, et ce texte aurait fait ma majesté méprisable et mes pieds d'argile...
— Tu es, au moins, le roi de l'impertinence, indécrottable gueux, repartit l'autre, et tu aurais pu me priver de ta sacrée devise qui n'a rien à faire ici. On ne sait jamais qui donne ni qui reçoit, ajouta-t-il profondément. Voilà ce que je pourrais t'apprendre si tu ne le savais encore mieux que moi. Tu as sauvé ma peau dans un temps, je m'efforce, aujourd'hui, de sauver ton esprit, parce que ton esprit m'est nécessaire pour ne pas me casser le cou dans les chemins noirs où nous pataugeons per multam merdam, comme disait Luther. Qu'as-tu à répondre à ça ? »
Les deux amis reprirent tant bien que mal un peu d'entrain et concertèrent de laisser croire à Véronique que Leverdier s'absentait pour une affaire de famille et reviendrait, sans doute, bientôt, — la vérité vraie pouvant occasionner une crise de désolation que ni l'un ni l'autre ne se sentait capable de supporter.
Leverdier partit donc le soir même, laissant à son compagnon, désormais solitaire, cette accablante impression qu'ils venaient de s'embrasser pour la dernière fois et qu'ils ne se reverraient plus !

La loi salique ne fut jamais écrite, parce que c'était la loi vitale, essentielle, de la monarchie française, et que tout essai de rédaction l'eût délimitée. L'Absolu est intranscriptible.
Pour cette raison, le Crime d'être pauvre n'est mentionné clairement dans aucun code, ni dans aucun recueil de jurisprudence pénale. Tout au plus, est-il classé parmi les simples délits relevant des tribunaux correctionnels et assimilé au vagabondage, qui n'est, lui-même, qu'une conséquence de la pauvreté.
Mais ce silence est une sanction péremptoire de la terreur universelle qui refuse de préciser son objet.
Indiscutablement, la Pauvreté est le plus énorme des crimes, et le seul qu'aucune circonstance ne saurait atténuer aux yeux d'un juge équitable. C'est un crime tel que la trahison, l'inceste, le parricide ou le sacrilège paraissent peu de chose, en comparaison, et sollicitent l'attendrissement social.
Aussi, le genre humain ne s'y est jamais trompé, et l'infaillible instinct de tous les peuples, en n'importe quel lieu de la terre, a toujours frappé d'une identique réprobation les titulaires de la guenille ou du ventre creux.
Puisqu'on ne pouvait édicter aucun châtiment déterminé, pour un genre d'attentat que les législations épouvantées ne consentaient pas à définir, on accumula sur le Pauvre toutes les formes infamantes ou afflictives de la vindicte unanime. Pour être assuré de tomber juste, on empila sur sa tête la multitude des expiations, au milieu desquelles il était impossible de faire un choix, sans danger de caractériser le forfait.
Les indigents ne furent condamnés formellement ni au feu, ni à l'écartèlement, ni à l'estrapade, ni à l'écorchement, ni au pal, ni même à la guillotine. Nulle disposition légale ne précisera jamais qu'on dût les pendre, les émasculer, leur arracher les ongles, leur crever les yeux, leur entonner du plomb fondu, les exposer, enduits de mélasse, au soleil de la canicule, ou simplement les traîner, dépouillés de leur peau, dans un champ de luzerne fraîchement fauché... Aucun de ces charmants supplices ne leur fut littéralement appliqué, en vertu d'aucune explicite loi.
Seulement, le génie tourmenteur qui s'est appelé la Force sociale a su rassembler pour eux, en une gerbe unique de tribulation souveraine, toute cette flore éparse des pénalités criminelles. On les a sereinement, tacitement, excommuniés de la vie et on en a fait des réprouvés. Tout homme du monde — qu'il le sache ou qu'il l'ignore — porte en soi le mépris absolu de la Pauvreté, et tel est le profond secret de l'HONNEUR, qui est la pierre d'angle des oligarchies.
Recevoir à sa table un voleur, un meurtrier ou un cabotin, est chose plausible et recommandée, — si leurs industries prospèrent. Les muqueuses de la considération la plus délicate n'en sauraient souffrir. Il est même démontré qu'une certaine virginité se récupère au contact des empoisonneurs d'enfants, — aussitôt qu'ils sont gorgés d'or.
Les plus liliales innocences offrent, en secret, la rosée de leurs jeunes vœux au rutilant Minotaure, et les mères les plus vertueuses pleurent de douces larmes à la pensée qu'un jour, peut-être, cet accapareur millionnaire qui a ruiné cent familles aura la bonté de s'employer à l'éventrement conjugal de leur « chère enfant ».
Mais l'opprobre de la misère est absolument indicible, parce qu'elle est, au fond, l'unique souillure et le seul péché. C'est une coulpe si démesurée que le Seigneur Dieu l'a choisie pour sienne, quand il s'est fait homme pour tout assumer.
Il a voulu qu'on le nommât, par excellence, le Pauvre et le Dieu des pauvres. Ce goulu Sauveur — homo devorator et potator, comme le désignaient les juifs —, qui n'était venu que pour se soûler et pour s'empiffrer de tortures, a judicieusement élu la Pauvreté pour cabaretière. Aussi, les gens honorables ont réprouvé, d'une commune voix, le scandale d'une telle orgie, et prohibé, dans tous les temps, la fréquentation de cette hôtesse divinement achalandée.
Voilà bientôt deux mille ans que l'Église préconise la pauvreté. D'innombrables saints l'ont épousée, pour ressembler à Jésus-Christ, et la vermineuse proscrite n'a pas monté d'un millionième de cran dans l'estime des personnes décentes et bien élevées.
C'est qu'en effet la pauvreté volontaire est encore un luxe, et, par conséquent, n'est pas la vraie pauvreté, que tout homme abhorre. On peut, assurément, devenir pauvre, mais à condition que la volonté n'y soit pour rien. Saint François d'Assise était un amoureux et non pas un pauvre. Il n'était indigent de rien, puisqu'il possédait son Dieu et vivait, par son extase, hors du monde sensible. Il se baignait dans l'or, de ses lumineuses guenilles...
La pauvreté véritable est involontaire, et son essence est de ne pouvoir jamais être désirée. Le christianisme a réalisé le plus grand miracle en aidant les hommes à la supporter, par la promesse d'ultérieures compensations. S'il n'y a pas de compensations, au diable tout ! Il est insensé d'espérer mieux de notre nature.
Un plantigrade, doué de raison et contradictoirement privé d'espérance religieuse, est dans l'impossibilité la plus étroite d'accepter cette geôle d'immondices et de consentir qu'on le traite plus durement qu'un parricide pour avoir perdu sa fortune ou pour être né sans argent. S'il se résigne sans Décalogue et sans eucharistie, on ne peut rien dire de lui, sinon qu'il est un lâche ou un imbécile. À ce point de vue, les nihilistes ont cent fois raison. Que tout tombe, que tout périsse, que tout s'en aille au tonnerre de Dieu, s'il faut endurer indéfiniment cette abominable farce de souffrir pour rien !
Hier soir, un millionnaire crétin, qui ne secourut jamais personne, a perdu mille louis au cercle, au moment même où quarante pauvres filles que cet argent eût sauvées tombaient de faim dans l'irrémédiable vortex du putanat ; et la délicieuse vicomtesse que tout Paris connaît si bien a exhibé ses tétons les plus authentiques dans une robe couleur de la quatrième lune de Jupiter, dont le prix aurait nourri, pendant un mois, quatre-vingts vieillards et cent vingt enfants !
Tant que ces choses seront vues sous la coupole des impassibles constellations, et racontées avec attendrissement par la gueusaille des journaux, il y aura — en dépit de tous les bavardages ressassés et de toutes les exhortations salopes — une gifle absolue sur la face de la Justice, et — dans les âmes dépossédées de l'espérance d'une vie future — un besoin toujours grandissant d'écrabouiller le genre humain.
« Ah ! vous enseignez qu'on est sur la terre pour s'amuser. Eh bien, nous allons nous amuser, nous autres, les crevants de faim et les porte-loques. Vous ne regardez jamais ceux qui pleurent et ne pensez qu'à vous divertir. Mais ceux qui pleurent en vous regardant depuis des milliers d'années, vont enfin se divertir à leur tour et — puisque la Justice est décidément absente — ils vont, du moins, en inaugurer le simulacre, en vous faisant servir à leurs divertissements.
« Puisque nous sommes des criminels et des damnés, nous allons nous promouvoir nous-mêmes à la dignité de parfaits démons, pour vous exterminer ineffablement.
« Désormais, il n'y aura plus de prières marmonnées au coin des rues, par des grelotteux affamés, sur votre passage. Il n'y aura plus de revendications ni de récriminations amères. C'est fini, tout cela. Nous allons devenir silencieux...
« Vous garderez l'argent, le pain, le vin, les arbres et les fleurs. Vous garderez toutes les joies de la vie et l'inaltérable sérénité de vos consciences. Nous ne réclamerons plus rien, nous ne désirerons plus rien de toutes ces choses que nous avons désirées et réclamées en vain, pendant tant de siècles. Notre désespoir complet promulgue, dès maintenant, contre nous-mêmes, la définitive prescription qui vous les adjuge.
« Seulement, défiez-vous !... Nous gardons le feu, en vous suppliant de n'être pas trop surpris d'une fricassée prochaine. Vos palais et vos hôtels flamberont très bien, quand il nous plaira, car nous avons attentivement écouté les leçons de vos professeurs de chimie et nous avons inventé de petits engins qui vous émerveilleront.
« Quant à vos personnes, elles s'arrangeront pour acclimater leur dernier soupir sous la semelle sans talon de nos savates éculées, à quelques centaines de pas de vos intestins fumants ; et nous trouverons, peut-être, un assez grand nombre de cochons ou de chiens errants, pour consoler d'un peu d'amour vos chastes compagnes et les vierges très innocentes que vous avez engendrées de vos reins précieux...
« Après cela, si l'existence de Dieu n'est pas la parfaite blague que l'exemple de vos vertus nous prédispose à conjecturer, qu'il nous extermine à son tour, qu'il nous damne sans remède, et que tout finisse ! L'enfer ne sera pas, sans doute, plus atroce que la vie que vous nous avez faite.
« Mais, dans ce cas, il sera forcé de confesser devant tous ses anges que nous aurons été ses instruments pour vous consumer, car il doit en avoir assez de vos visages ! Il doit être, au moins, aussi dégoûté que nous, cet hypothétique Seigneur ; il vous a, sans doute, vomis cent fois, et si vous subsistez, c'est qu'apparemment il a l'habitude de retourner à ses vomissements !
« Tel est le cantique des modernes pauvres, à qui les heureux de la terre — non satisfaits de tout posséder — ont imprudemment arraché la croyance en Dieu. C'est le Stabat des désespérés !
« Ils se sont tenus debout, au pied de la Croix, depuis la sanglante Messe du grand Vendredi — au milieu des ténèbres, des puanteurs, des dérélictions, des épines, des clous, des larmes et des agonies.
« Pendant des générations, ils ont chuchoté d'éperdues prières à l'oreille de l'Hostie divine, et —, tout à coup, on leur dévoile, d'un jet de science électrique ce gibet poudreux où la dent des bêtes a dévoré leur Rédempteur... Zut ! alors, ils vont s'amuser ! »
Manger de l'argent. Qui donc a remarqué l'énormité symbolique de cette locution familière ? L'argent ne représente-t-il pas la vie des pauvres qui meurent de n'en pas avoir ? La parole humaine est plus profonde qu'on ne l'imagine. Ce mot est étrangement suggestif de l'idée d'anthropophagie, et il n'est pas tout à fait impossible, en suivant cette contingente idée, de se représenter un lieu de plaisir, comme un étal de boucherie ou un simple restaurant-bouillon où se débiterait par portions la chair succulente des gueux. Les gourmets, par exemple, choisiraient dans la culotte et les ménagères économes utiliseraient jusqu'aux abatis, tandis que des viveurs délabrés d'une noce récente se contenteraient d'un modeste consommé de leurs frères déshérités. On est étonné du tangible corps que prend un tel rêve, quand on interroge ce propos banal.
Tout riche qui ne se considère pas comme l'INTENDANT et le DOMESTIQUE du Pauvre est le plus infâme des voleurs et le plus lâche des fratricides. Tel est l'esprit du christianisme et la lettre même de l'Évangile. Évidence naturelle qui peut, à la rigueur, se passer de la solution du surnaturel chrétien.
C'est heureux pour les détrousseurs et les assassins, que l'animal soi-disant pensant soit si réfractaire au syllogisme parfait. Il y a diablement longtemps qu'il aurait conclu à l'étripement et à la grillade, car la pestilence, bien sentie, du riche sans cœur n'est pas humainement supportable. Mais la conclusion viendra, tout de même, et probablement bientôt, — étant annoncée de tous côtés par d'indéniables prodromes...
Les riches comprendront trop tard que l'argent dont ils étaient les usufruitiers pleins d'orgueil ne leur appartenait ABSOLUMENT pas ; que c'est une horreur à faire crier les montagnes, de voir une chienne de femme, à la vulve inféconde, porter sur sa tête le pain de deux cents familles d'ouvriers attirées par des journalistes et des tripotiers dans le guet-apens d'une grève, ou de songer qu'il y a, quelque part, un noble artiste qui meurt de faim, à la même heure qu'un banqueroutier crève d'indigestion !...
Ils se tordront de terreur, les Richards-cœurs-de-porcs et leurs impitoyables femelles, ils beugleront en ouvrant des gueules où le sang des misérables apparaîtra en caillots pourris ! Ils oublieront, d'un inexprimable oubli, la tenue décente et les airs charmants des salons, quand on les déshabillera de leur chair et qu'on leur brûlera la tête avec des charbons ardents, — et il n'y aura plus l'ombre d'un chroniqueur nauséeux, pour en informer un public de bourgeois en capilotade ! Car il faut, indispensablement, que cela finisse, toute cette ordure de l'avarice et de l'égoïsme humains !
Les dynamiteurs allemands ou russes ne sont que des précurseurs ou, si l'on veut, des sous-accessoires de la Tragédie sans pareille, où le plus pauvre et, par conséquent, le plus Criminel des hommes que la férocité des lâches ait jamais châtiés, — s'en viendra juger toute la terre dans le Feu des cieux !

Huit mois environ après son départ de Paris, où il n'avait pu remettre les pieds, Leverdier reçut en Bourgogne cette lettre de Marchenoir :
« Mon Georges bien-aimé,
« Je suis mourant et je n'ai peut-être pas deux jours à vivre. Je commence par là, pour que tu aies moins à souffrir. Quant à Véronique, elle est à Sainte-Anne, depuis deux semaines. C'est en revenant de l'y conduire qu'un camion m'a renversé et m'a écrasé la poitrine. On a trouvé sur moi, par bonheur, une lettre de toi qui a révélé mon adresse, et on m'a rapporté mourant, rue des Fourneaux.
« J'ai râlé pendant plusieurs jours. En ce moment, je t'écris de mon lit, fort péniblement, mais d'un esprit désormais apaisé, comme il convient aux récipiendaires à l'éternité. Je ne suis pas troublé, même par la pensée que cette lettre nécessaire va t'assassiner de douleur. Je suis déjà dans la sérénité des morts...
« Dieu a voulu que ma vie s'achevât ainsi, donc c'est très bien et aucune chose ne pouvait m'arriver qui me fût meilleure. Je ne suis plus le Désespéré... J'ai dit, tout à l'heure, à ma vieille concierge, d'aller me chercher un prêtre.
« Cependant, mon ami, je ne veux pas m'en aller sans te revoir une dernière fois. Accours, je t'en supplie, si tu le peux, sans perdre une seconde. Ces jours derniers, quand on croyait, à chaque instant, me voir expirer, ma pire souffrance était une soif épouvantable, la soif de Jésus dans son Agonie. Je voyais partout des fleuves et des cataractes que mes lèvres desséchées ne pouvaient atteindre, et — je ne sais comment — ton souvenir était mêlé à ces visions de mon délire. Ton visage m'apparaissait souriant, au fond des sources, et ma soif de toi se confondait inexplicablement avec ma soif de l'eau des fontaines.
« Tu prieras pour moi, n'est-ce pas ? mon unique ami, pauvre cœur joyeux que j'ai fait si triste ! Tu n'es pas un .homme de grande foi. N'importe, prie tout de même... Je serai près de toi. Les âmes des morts, vois-tu, nous environnent invisiblement. Elles ne peuvent pas s'éloigner, puisqu'elles n'ont plus de corps et que la notion de distance est inapplicable aux purs esprits. Je me souviens de t'avoir expliqué cela... Dans quelques heures, je vais être l'âme silencieuse d'un mort, d'un défunt, d'un trépassé. Je souffrirai peut-être beaucoup dans ce nouvel état et j'aurai besoin de tes prières. Je t'en supplie, ne me les refuse pas, car je n'aurais plus de voix, alors, pour te les demander !...
« En aussi peu de mots que possible, je vais t'apprendre ce qui s'est passé depuis ton départ. J'étais enragé de passion pour Véronique, au point de croire que j'étais possédé par quelque démon. Tu ne le remarquas pas et je ne voulus pas t'accabler de cette confidence. Mais la malheureuse fille s'en apercevait trop bien. Elle voyait le mal sans remède, et l'exorbitante douleur qu'elle en ressentait a simplement éteint sa raison.
« Il faudrait n'être pas un moribond pour te raconter cette histoire. Jour par jour, heure par heure, j'ai vu se dissoudre et se déformer, d'une manière horrible, cette belle raison, cette perle exalumineuse du manteau du Christ, cette étincelle d'Orient de la simplicité la plus divine !
« Elle en vint à ne plus me reconnaître... Son Joseph nourricier, son Sauveur — comme elle m'appelait — était captif dans une contrée lointaine, et je lui paraissais un bourreau venu à sa place pour la tourmenter.
« J'ai dû subir, dans d'inexprimables affres, la peine sans nom de l'entendre me maudire, en me regardant de ses sublimes yeux égarés, où se peignaient je ne sais quelles images inconnues. Il m'a fallu voir cette infortunée à genoux, pendant des heures, se tordant au pied de son crucifix, et criant à Dieu de me délivrer de ma prison, de lui rendre le pauvre homme qui lui avait donné du pain et qui languissait dans un lieu de ténèbres, pour sa récompense de l'avoir aimée...
« En ce moment, je ne souffre plus de ces choses. Tout ce qu'une âme comprimée et retordue par la plus mortelle angoisse peut exsuder de douleur est sorti de la mienne. C'est fini. Je convole maintenant aux angoisses nuptiales de ma définitive agonie.
« Il faut me pardonner, mon frère Georges, de t'avoir laissé ignorer cela. Tu m'avais écrit les difficultés imprévues de ton existence nouvelle, acceptée pour l'amour de moi, et l'étroite servitude te réduisait ton avare tante. J'ai reçu régulièrement les soixante francs que tu m'envoyais tous les mois, et que Dieu te bénisse pour cette charité, mais tu ne pouvais faire davantage, quand il se fût agi de me sauver de la mort. Pourquoi t'eussé-je désolé ?... D'ailleurs, j'espérais vaguement que Véronique reviendrait à elle et je ne pouvais me persuader qu'elle fût vraiment aliénée.
« Ton argent ne suffisant pas, je m'arrangeais pour en gagner d'autres, en faisant n'importe quoi. Je me suis fait homme de peine. J'ai servi des marchands de grains et des déménageurs. Je laissais ma blouse aux magasins où on m'employait, pour qu'on ne connût pas ma détresse, rue des Fourneaux... Quand il devint trop imprudent de laisser Véronique seule à la maison, des journées entières, j'obtins d'un entrepreneur d'écritures du travail chez moi. Je copiais des pièces de procédure et je faisais la cuisine, en surveillant la malade, sous la triple menace du feu, de l'étranglement et du couteau.
« Enfin, cette ressource vint à manquer. Alors, me prêtant au délire de cette agitée, j'imaginais un prétexte quelconque pour sortir, et je courais éperdument dans Paris, me jeter aux pieds des uns ou des autres, pour en obtenir un secours immédiat.
« Ce qu'il m'a fallu manger d'humiliations, engloutir de dégoûts, les Anges pâles de la Misère en furent témoins ! Je me suis livré, tête coupée, à mes ennemis. J'ai demandé l'aumône à des êtres abjects qui se sont réjouis de me piétiner au meilleur marché possible. J'ai tendu la main d'un mendiant à des drôles que j'avais conspués avec justice, et que la plus effroyable nécessité me contraignait à implorer de préférence à d'autres, parce que je comprenais que le besoin d'un ignoble triomphe les porterait à me satisfaire... Quelques-uns me refusaient, et, alors, mon ami, quel puits de honte !
« Je n'ai rien pu tirer, par exemple, de ce répugnant industriel que j'avais jobardement appelé naguère le gentilhomme cabaretier, lequel a fait sa fortune aux dépens des artistes pauvres dont il achalandait sa maison, et à qui j'ai dédié — en me submergeant d'opprobre — l'un de mes livres, dans un accès de gratitude imbécile pour cet éditeur providentiel, dont je ne voyais pas la hideuse exploitation. Il m'en coûta cher, tu le sais trop, de me laisser engluer par ce Mascarille, par ce bas laquais, que je vis, un jour, cracher rageusement dans un bock que l'absence de son garçon le condamnait à servir lui-même, — sans que je fusse éclairé par cet incident. Il me devait pourtant bien quelque chose, celui-là, pour avoir fait, gratuitement, pendant dix-huit mois, le journal annexé à sa pompe à bière !
« Dulaurier, devant qui je me suis humilié autant que se puisse humilier un homme, m'a congédié en me déclarant, les larmes aux yeux qu'à la vérité il avait sur lui quelques milliers de francs, mais que cette somme étant, par grand malheur, en billets à une échéance lointaine, il ne pouvait en monnayer la moindre partie sans subir un onéreux escompte, dont il ne doutait pas que la seule pensée dût me paraître insupportable.
« Le docteur Des Bois trouva le moyen d'être plus atroce encore. Depuis quatre ou cinq heures, je courais en vain par les rues comblées de neige, dans un état moral à faire pleurer, — ayant laissé Véronique brisée d'une récente crise, sans feu et sans nourriture, exténué moi-même par la faim, la nuit étant sur le point de tomber, et ne sachant plus que devenir. Je rencontrai Des Bois dans l'escalier de sa maison, accompagnant une dame qui allait sortir, et dont la voiture stationnait précisément devant la porte. Je priai le docteur de m'accorder une seule minute et je lui glissai dans l'oreille quelques-unes de ces paroles qui doivent atteindre l'âme où qu'elle soit, fût-ce sous un Himalaya d'immondices ! II avait déjà commencé à balbutier perplexement, lorsque la darne, qui avait fait quelques pas sous le vestibule, se retournant : « Eh bien ? docteur, eh bien ? » lui dit-elle en une injonction musicale qui me supprimait. « Pardon ! répondit-il aussitôt, mon cher ami, vous m'excuserez, n'est-ce pas ? » et il disparut.
« Cette nuit-là, je marchai dans la neige, de la place de l'Europe jusqu'à Fontenay-aux-Roses, où je connaissais, par bonheur, un homme excellent qui me secourut.
« La seule, parmi les personnes dites du monde, qui m'ait effectivement aidé, c'est la baronne de Poissy, la fameuse Mécène qui afficha, quelque temps, pour mes livres et pour mes articles, un si brûlant enthousiasme. Celle-ci, en réponse à un billet de désespoir que j'avais porté chez elle, me fit remettre, sur le seuil de la porte, une pièce de vingt francs par son domestique.
« Georges, cette existence a duré CINQ mois. On dit la folie contagieuse. Il faut croire que ce n'est pas bien vrai, puisque j'ai pu conserver ma raison dans cette effroyable tourmente. Le croiras-tu ? N'ayant plus le moyen de dormir, j'ai achevé mon œuvre sur le Symbolisme !... Ce sera ton héritage.
« Ah ! les heureux de la vie, qui jouissent en paix d'un beau livre, ne songent pas assez aux souffrances, quelquefois sans nom ni mesure, qu'un pauvre artiste sans salaire a pu endurer pour leur verser cette ivresse. Les chrétiens riches, qui admirent ma Sainte Radegonde, par exemple, ne se doutent pas que ce livre fut écrit au chevet d'une mourante, dans une chambre sans feu, par un mendiant famélique et désolé qui n'a pas touché un sou de droits d'auteur !... Seigneur Jésus, ayez pitié des lampes misérables qui se consument devant votre douloureuse Face !
« Mais l'horreur qui a dépassé toutes les autres, c'est la dernière scène du drame. L'enlèvement de notre Véronique, le voyage en fiacre et l'internement à Sainte-Anne. La malheureuse, que toute ma force ne suffisait pas à contenir, poussait des cris dont mes os se souviendront, je crois, au fond de la tombe.
« Laissons cela. Les forces, d'ailleurs, m'abandonnent...
« J'ai passé ma vie à demander deux choses : la Gloire de Dieu ou la Mort. C'est la mort qui vient. Bénie soit-elle ! Il se peut que la gloire marche derrière et que mon dilemme ait été insensé... Je vais être jugé tout à l'heure et non par les hommes. Mes violences écrites qu'on m'a tant reprochées seront pesées dans une équitable balance avec mes facultés naturelles et les profonds désirs de mon cœur. J'ai du moins ceci, d'avoir éperdument convoité la Justice et j'espère obtenir le rassasiement qui nous est assuré par la Parole sainte.
« Toi, mon bien-aimé, veille sur la malheureuse Véronique après que tu m'auras mis en terre... Pauvre fille ! chers être dévoués, si compatissants et si doux à mon âme triste ! je vous ai chéris l'un et l'autre par-dessus toutes les créatures, et j'eusse désiré avoir mieux à offrir pour vous que le sacrifice d'une vie saturée d'angoisses, que le miracle de vos deux tendresses a seul empêché d'être insupportable.
« Hâte-toi, mon Georges, hâte-toi, je crains que tu n'arrives trop tard.
« MARIE-JOSEPH-CAÏN MARCHENOIR »

« Comme il ne me reste plus que quelques instants à vivre, mon très cher ami, venez vous asseoir sur mon lit, posez ma tête, cette tête qui vous est si chère, sur vos genoux et mettez vos mains sur mes yeux. Je m'imagine que cette position m'épargnera une partie des peines que l'âme éprouve, lorsqu'elle sort de sa demeure. Quoique la mienne doive souffrir un double tourment, l'un en quittant ce corps qu'elle habite et l'autre en me séparant de vous, soyez persuadé qu'elle ne vous oubliera jamais, s'il reste encore quelque souvenir à ceux qui descendent chez les morts ».
Ainsi parlait à son fidèle Cantacuzène l'empereur Andronic mourant.
Marchenoir, à son lit de mort, était obsédé de ce souvenir, en attendant son ami, dont l'arrivée venait de lui être annoncée par un télégramme.
Puisqu'il fallait considérer Véronique comme n'existant plus, Leverdier résumait pour lui, désormais, toutes les dilections de la terre. Il aurait voulu réellement, comme cet empereur de l'extrême décadence, poser sa tête, ainsi qu'un enfant, sur les genoux de l'homme qui lui avait valu presque autant qu'un père et sentir sur son visage cette main fidèle, qui l'eût protégé contre les visions possibles de la dernière heure...
Il attendait aussi le prêtre. Il l'attendait vainement depuis la veille. Certes ! il pouvait l'attendre, sa portière, qu'il avait chargée de l'aller chercher, ayant jugé à propos de n'en rien faire.
Ce n'était pourtant pas une méchante femme. Elle l'avait même soigné avec une évidente sollicitude, et avait passé une partie des nuits dans la chambre de ce malade que le médecin avait condamné, dès le premier jour, — comptant un peu, à la vérité, sur l'arrivée de Leverdier bien connu d'elle pour être payée de sa peine, mais capable, néanmoins, d'une certaine réalité de désintéressement affectueux.
Elle appartenait à ce peuple de Paris que la sottise bourgeoise a plus profondément pénétré qu'aucun autre, et qui la reproduit en relief, comme l'empreinte du cachet reproduit le creux de l'intaille. Il n'était pas nécessaire de la faire bavarder longtemps pour voir défiler tous les lieux communs et toutes les rengaines qui constituent, depuis cent ans au moins, le trésor public de l'intelligence française : « Dieu n'en demande pas tant. — La religion, c'est de ne faire de tort à personne. — Quand on est honnête, on n'a pas besoin de se confesser. — Quand on est mort on n'a plus besoin de rien ».
Etc. Elle allait très régulièrement au cimetière, le Jour des Morts, avec cent mille autres qui ne connaissent pas d'autre pratique pieuse et qui vont, une fois l'an, porter des couronnes à leurs défunts, pour lesquels ils n'auraient jamais la pensée de réciter une prière, dans l'inébranlable conviction que les chers absents sont tous au ciel.
« Plus souvent, avait-elle dit, en s'en allant, que j'irais chercher un curé pour lui donner le coup de la mort, à ce pauvre monsieur ! »
En conséquence, elle n'avait pas bougé de la maison, répondant d'heure en heure à Marchenoir que ces messieurs de la paroisse étaient fort occupés, mais qu'elle avait fait la commission, et qu'on allait, pour sûr, en voir abouler quelqu'un, d'une minute à l'autre...
La matinée avait été d'un tragique formidable. N'ayant pu rien avaler le jour précédent et tourmenté d'une fièvre étrange, il avait demandé à boire.
La vieille, qui somnolait au coin du feu, lui tendit une tasse de tisane, en glissant un oreiller sous sa tête, et, gémissant d'une douleur inaccoutumée qui le mordait à la gorge, il essaya de boire.
Ce ne fut pas long. Dès la première gorgée, il rejeta le liquide, la tasse fut lancée à l'extrémité de la chambre et le moribond, poussant une espèce de rugissement, se dressa, terrible. Il prit sa tête à deux mains, comme s'il eût voulu se l'arracher, par un geste de détresse si effrayant que la portière, déjà pétrifiée, tomba sur ses genoux.
Puis, il sortit complètement de ses draps, et, se précipitant de l'une à l'autre extrémité du lit, se roula, se tordit, se débattit en râlant comme un démoniaque, faisant éclater ses bandages, se déchirant à nouveau, se rebroyant lui-même, dans des convulsions omnipotentes qu'aucun bras d'homme n'eût été capable de réprimer !
Cette agitation ayant duré près d'une demi-heure, il retomba enfin, comme une masse de chair souffrante écrasée, et la vieille goujate n'entendit plus rien qu'un sifflement.
Elle ralluma, en tremblant, la bougie éteinte qui avait roulé par terre à côté d'elle ; et trembla bien plus, quand elle vit, dans sa réginale horreur, l'épouvantable simagrée du Trismus des tétaniques.
Rapidement, elle rejeta les couvertures sur le corps rompu de l'agonisant et courut chez le médecin. Ce personnage, ami ancien de Leverdier, et qui, pour cette raison, faisait crédit à Marchenoir de sa science et de ses pansements, trouva son client dans l'état où la garde l'avait laissé. À cet aspect, il haussa les épaules en souriant, rajusta précairement les bandages, parut donner une ordonnance, fit entendre quelques paroles vaines tendant à démontrer au mourant qu'il méprisait les signes manifestes de sa fin prochaine, comme de nuls symptômes, et, se retirant, dit à la commère qui le reconduisait :
« Ma chère dame, il n'y a plus rien à faire. Notre malade n'ira pas jusqu'à demain. Il était déjà perdu. La moitié des côtes fracturées, un poumon en charpie et, maintenant, le tétanos traumatique, c'est complet. Il a dû prendre froid hier ou avant-hier... »
C'était vrai. Le malade était resté à peu près sans feu, comme il convient aux agonisants privés de monnaie.
Mais il s'était passé une chose affreuse pendant la visite. Marchenoir avait regardé le guérisseur avec des yeux fous dont celui-ci se souvint plus tard. Le malheureux, dont les dents noyées d'écume étaient serrées, à faire éclater l'émail, par le cabestan de la contracture, faisait des efforts désespérés pour parler. Ses lèvres retroussées et violettes essayaient en vain de configurer les deux syllabes qu'il aurait voulu faire entendre. Comprenant que sa portière avait été infidèle, il désirait — d'un désir suprême — que le docteur se chargeât lui-même d'envoyer un prêtre. Dans son impuissance ; il montra le crucifix, désigna une feuille de papier, fit à moitié le geste d'écrire. Tout fut inutile.
Il fallut boire cette dernière amertume qu'il n'aurait jamais prévue. Lentement, il sombra dans le plus bas gouffre des douleurs. Tous les vieux supplices de sa vie ressurgirent...
« Mourir ainsi ! criait-il au fond de son âme, moi chrétien ! Est-il possible, après tant de maux, que je sois privé de cette consolation ? »
Il ne pouvait, il ne voulait pas le croire et il attendait, quand même, un prêtre, se disant qu'à défaut de message humain la pitié du Ciel en aurait, sans doute, suscité quelque autre... Un prêtre quelconque pour l'absoudre et le visage aimé de son Leverdier pour le fortifier !
À huit heures du matin, la vieille femme mit devant ses yeux une dépêche annonçant l'arrivée de son ami dans quelques heures.
« Il arrivera trop tard ! pensa-t-il. Mon Dieu ! exigerez-vous cela encore de ma pauvre âme !... » Les heures sonnèrent, — toutes les heures de cette journée de trépassement... Ni prêtre, ni ami, personne ne venait.
Marchenoir, un peu détendu par l'approche visible de Celle qui allait décidément l'élargir, put enfin articuler quelques mots. Le premier usage qu'il fit de sa voix revenue fut de commander positivement à la créature imbécile qui tricotait en le regardant mourir, d'aller lui chercher ce récalcitrant ecclésiastique qui s'obstinait à ne pas venir.
« Si vous n'obéissez pas, fit-il, je le dirai à Leverdier qui vous le fera payer cher ».
Elle avait donc obéi, mais en vain. Le bedeau de la paroisse lui répondit avec majesté que M. le vicaire de service, seul présent, irait probablement voir le mourant quand il aurait fini les confessions qui l'occupaient en cet instant, mais qu'il ne fallait pas songer à le déranger. L'ambassadrice ne poussa pas plus avant et revint avec cette réponse.
Marchenoir jeta un regard de désolation infinie sur l'image de son Christ et deux larmes, les dernières, sortirent de ses yeux et roulèrent avec lenteur sur ses joues déjà froides, comme si elles eussent craint de s'y glacer.
Que se passa-t-il dans ; cette âme abandonnée ? Entendit-elle, comme il est raconté de tant d'autres, ces Voix cruelles de l'agonie, qui parlent aux mourant du mal qu'ils ont fait et du bien qu'ils auraient pu faire ? Dut-elle subir le spectacle, illustré par les vieilles estampes, du combat des mauvais et des bons esprits, acharnés à sa déplorable conquête ? Les morts qui l'avaient précédée dans ce passage lui apparurent-ils plus sensiblement que dans les rêves de sa forte vie, pour la désoler de leurs annonces d'une sentence effroyablement incertaine ? Ou bien, de paniques images, lancées, autrefois par le pamphlétaire, sur un monde détesté, revinrent-elles, pour l'obscurcir, à ce lit de mort où se tarissait leur source ?... Enfin le Christ Jésus, resplendissant de lumière et environné de Sa multitude céleste, voulut-Il descendre à la place d'un de Ses prêtres, vers cet être exceptionnel qui avait tant désiré Sa gloire et qui L'avait cherché Lui-même, toute sa vie, parmi les pauvres et les lamentables ?...
« Tiens ! il a passé, ce pauvre monsieur, dit la concierge en entrant, un seau de charbon à la main. Ce n'est pas trop tôt, tout de même, quand on souffre tant !... »
L'église voisine sonnait l'angélus de la fin du jour.
Leverdier arriva à onze heures du soir.
Léon Bloy, in Le Désespéré