vendredi 14 octobre 2011

En sauvant... René Voillaume, à la suite de Jésus


L'attachement préalable à Jésus Sauveur.
Je crois que, rarement dans l'histoire du monde, l'homme a, à ce point, perdu le sens de Dieu ou plus exactement le sens d'un Dieu personnel et vivant, transcendant à tout le créé. C'est à travers l'homme ou l'évolution du monde qu'on semble chercher l'absolu de la divinité, quand on ne le réduit pas à n'être que le devenir même de ce monde. Ce climat influe sur la mentalité profonde de la génération chrétienne elle-même, dont le christianisme tend surtout à s'achever dans une reprise de conscience des lois d'une fraternité humaine totale. Enrichissement certain dans le sens d'une mise en demeure de réaliser l'amour chrétien aux dimensions mêmes d'une humanité nouvelle. Cette hantise de l'unité des hommes et de leur fraternité dans l'amour marquera toute spiritualité chrétienne de notre siècle, même la spiritualité contemplative. Cependant, cette concentration des forces vives du christianisme sur le plan des réalisations institutionnelles et sociales ne va pas sans risques. Ceux-ci n'ont pas été toujours suffisamment entrevus, et on sent les déviations très proches ou déjà amorcées. On a déjà signalé cette attitude d'apologétique toute pragmatique, issue souvent d'un complexe d'infériorité du chrétien en face de l'ampleur des visions terrestres du communisme, apologétique qui aboutit trop souvent à ne présenter et à ne retenir de la doctrine du Christ et de l'Évangile, que ce qui peut immédiatement satisfaire le besoin d'unité et de fraternité d'une cité humaine terrestre en quête de la paix. De là à oublier la relativité de notre état et de notre destinée au Christ, et du Christ à Dieu-Trinité, ainsi que le caractère théocentrique de toute religion et du monde lui-même, il n'y a qu'un pas. Il est souvent inconsciemment franchi.
Le monde chrétien moderne risque de perdre le sens de l'adoration, de la contemplation toute gratuite de la Souveraine Beauté et du Souverain Amour, parce qu'il aura perdu le sens de sa relativité foncière et totale au Christ Verbe Incarné et Fils de Dieu. On ne sentira plus le besoin de la prière, que pour surélever et vivifier la vie de l'homme. On le sentira beaucoup moins comme l'élan spontané d'un amour qui va droit au Créateur de toutes choses et à l'Amour incarné, au détriment de toute utilité tangible. On a oublié le sens de la prière pure et gratuite. Elle apparaît comme une perte de temps au sein d'un monde où la complexité et l'urgence des tâches à réaliser entraîne l'homme dans une véritable débauche de suractivité.
On a moins le sens de la prière, même dans beaucoup de milieux chrétiens, et c'est pourquoi l'on a aussi perdu le sens de certaines valeurs comme celles du silence et de la séparation du monde pour Dieu, qui sont précisément les ultimes exigences psychologiques de toute âme en état de prière et d'adoration.
On parlera moins de Jésus-Christ en tant que Personne distincte, objet personnel d'amour, vivant actuellement auprès du Père, mais on parlera surtout de la présence mystérieuse du Christ dans l'humanité. On est plus spontanément porté à se servir du Christ pour guérir une humanité malade, plutôt qu'à servir dans le Christ l'absolu d'une Personne divine, vers laquelle tout doit finalement converger dans l'amour et l'adoration. D'où la gêne qu'on éprouve à parler d'un salut personnel. On préfère aller à Jésus à travers l'homme parce qu'on veut, par-dessus tout, réaliser et combler les aspirations à l'unité et à la paix du monde moderne.
Tout cela est, certes, chrétien. Une telle attitude, comme je l'ai déjà dit, marquera la spiritualité du siècle et conférera son visage propre à la prière même du contemplatif, dans la mesure où celui-là restera un vivant vraiment inséré dans sa génération. Cependant, ce serait extrêmement grave — grave au point que le christianisme ne serait plus ce que Jésus a voulu le faire — si nous en venions à mettre l'accent exclusivement sur cette recherche du Christ à travers et pour notre frère. Loin de moi la pensée d'opposer les deux mouvements de l'Amour, dont les termes sont Dieu et nos frères. Mais n'oublions pas que ce n'est pas de n'importe quel amour que nous parle saint Jean. Il s'agit d'aimer avec ce que l'Apôtre vierge a senti dans le Cœur même du Christ, et un tel amour ne peut exister réellement sans avoir la propriété de nous porter — à travers silence et séparation du créé — vers Jésus, Fils de Dieu, dans l'adoration et la prière gratuite qui sont le terme de tout amour pour Dieu.
C'est notre don à Jésus, tel qu'il est, en sa Personne même, qui est premier, et si nous trouvons Jésus en son Corps mystique que sont nos frères, c'est précisément parce que nous avons déjà trouvé Jésus vivant. En tout chrétien doit exister ce double mouvement — au moins à l'état naissant — d'une charité encore vagissante. Dans le chrétien ordinaire, l'un ou l'autre mouvement prédominera, niais sans déchirement, sans écartèlement intérieur. On aura les deux types, actifs ou contemplatifs. On ne doit pas opposer, certes, contemplation et action comme on le fait trop souvent, mais il faut bien reconnaître des types de chrétiens et des vocations différentes. Chez les saints, la tension entre les deux exigences d'amour est telle, qu'il y a constamment au fond de leur âme l'écartèlement douloureux entre ciel et terre, signe certain d'une plénitude totale d'amour pour Dieu et pour les hommes. Cet écartèlement est, en notre humanité brisée, comme le retentissement de l'écartèlement infiniment mystérieux et paisible que produisit, en l'âme de Jésus Fils de l'homme et Rédempteur, l'absolue clarté d'amour de la vision béatifique. (Aix, 3 août 1947).
Nous nous sommes donnés, non à un idéal si grand soit-il, ni même à la réalisation d'une perfection si véridique soit-elle, mais à une Personne bien vivante, à un Dieu, et qui est, dans le sens absolu du terme, notre Frère, parce qu'il est homme aussi.
L'effort de notre foi sera avant tout dirigé dans le sens d'une rencontre très personnelle avec le Christ, sûrs que nous sommes de ne pas nous égarer en adhérant à lui de tout notre être, et en lui livrant notre vie, à lui qui est la Voie, la Vérité et la Vie. C'est pourquoi notre vie doit tendre à se simplifier dans une union avec Jésus vivant, trouvé dans la foi, l'Eucharistie, l'Évangile et nos frères. C'est en ces « lieux » qu'il réside. Nous serons tout donnés aux hommes, à cause de lui ; et si nous voulons partager avec eux, et spécialement avec les plus pauvres, les plus opprimés, les plus injustement traités, tout ce que nous pourrons de leurs soucis, de leurs fatigues et de leur travail, c'est parce que Jésus les aime, c'est à cause de ce qu'il a dit dans son Évangile, c'est parce que nous le voyons, lui, le Fils de l'homme, l'Homme par excellence, et l'Homme des douleurs, devant nous, partout présent en eux et au milieu d'eux. C'est toujours lui que nous cherchons, que nous aimons, avec lequel nous voulons peiner et souffrir.
Aujourd'hui tout est compliqué pour l'homme, en un monde bouleversé au sein duquel il doit repenser le plan d'une cité fraternelle, juste et accueillante pour la personne. Tant de problèmes simultanés sont posés, à l'échelle subitement agrandie de l'univers, mettant en jeu un enchevêtrement de valeurs de tous ordres et sur tous les plans de la vie sociale et économique, que l'intelligence en est comme écrasée dans sa faiblesse et ses limites. Le chrétien se voit engagé par amour dans cette tâche gigantesque, obligé qu'il est de travailler à faire cesser l'injustice sur terre et à y instaurer des conditions de vie non seulement humaines, mais chrétiennes. Devant la grandeur de cet effort et la complexité des techniques nécessaires, la pensée de l'homme risque d'être si totalement absorbée et accaparée, qu'elle en perde de vue Jésus, le Christ, sans lequel cependant le monde n'a plus aucun sens. La tentation est grande, même pour le chrétien et l'apôtre, de n'avoir plus le temps de regarder Jésus et de l'aimer pour lui-même.
Petit Frère, c'est là notre rôle, notre tâche propre, d'être le « regard » de l'humanité présente, posé sur Jésus, d'être comme le « permanent » en présence de Jésus, délégué de la foule qui oublie, et porteur devant lui de son adoration, de ses demandes, de ses plaintes et de ses fautes. Où que tu sois, tu demeures près de Jésus. C'est à lui, et à lui seul, qu'il te faudra continuellement revenir, sans te lasser, dans la recherche obscure de ton amour, parce que c'est lui qui est seul la source de ta vie. (El Abiodh, 7 février 1948.)
L'engagement dans l'œuvre de Jésus Sauveur.
C'est vrai, le Petit Frère doit être, à la fois, un travailleur et un homme de prière, un silencieux, et il doit être présent aussi aux préoccupations et aux soucis de ses camarades et de ses frères ; un contemplatif détaché de tout, mais dans la liberté d'un certain usage. Toutes ces antinomies apparentes doivent se résoudre dans la simplicité du principe intérieur de notre vie. C'est celui-là qu'il faut définir, le reste n'en est que la conséquence.
« Je ne puis concevoir l'amour sans un besoin impérieux de conformité, de ressemblance, et surtout de partage de toutes les peines, des difficultés, de toutes les duretés de la vie... Je ne juge personne, Mon Dieu, les autres sont vos serviteurs et mes frères et je ne dois que les aimer... mais pour moi, il m'est impossible de comprendre l'amour sans la recherche de la ressemblance et le besoin de partager toutes les Croix ». C'est ce besoin d'amour qui est à l'origine de toute la vie du Père. Il explique toutes ses attitudes, toute sa spiritualité. Ce même appel, nous l'avons entendu, et c'est lui qui nous a poussés à choisir le Frère Charles comme guide. Partager la vie par amour et surtout les souffrances et les duretés de celle-ci : c'est tout ce que nous voulons faire. Nous aimons Jésus : nous voudrons partager tout son labeur de Sauveur et toutes ses souffrances. Nous aimons les hommes, nos frères nous voudrons partager la vie des pauvres, de ceux qui souffrent, simplement par amour, pas pour autre chose, sans but, comme l'amour est lui-même sans but. Et c'est pourquoi nous trouvons, dans la réalisation concrète de cet idéal, un égal besoin de prière, de détachement, et un égal besoin de travailler avec les hommes dans la pauvreté et la fatigue.
Nous trouvons, dans la réalisation, des difficultés, des luttes, des risques : et il ne peut en être autrement. Aussi est-il nécessaire d'avoir bien compris l'attitude d'âme initiale qui doit être constamment sous-jacente à une telle vie. Cette disposition se résume en ceci que nous devons être désireux, par amour, de partager la souffrance de Celui que nous aimons. Et il s'agit ici de la souffrance du Christ-Sauveur, car toute souffrance, même celle qui provient du partage de la peine d'autrui, devient en nous continuation de la Passion de Jésus. Je crois que, sans cette orientation foncière, nous ne pourrons ni comprendre vraiment le sens de notre vie, ni en porter le poids.
Jésus signifie « Dieu-Sauveur ». C'est pourquoi ce nom nous est tellement cher, comme il l'était au Père de Foucauld. Il exprime toute la raison d'être du Christ, au sens rigoureux du terme. Jésus n'est que Sauveur, et Sauveur par la Croix. Nous n'avons pas non plus d'autre raison de vie, par vocation et par participation à sa nature de Sauveur. Car il n'est pas inscrit dans la nature même de notre être que nous dussions être sauveurs comme ce fut le cas pour Jésus. C'est pourquoi, d'ailleurs, cela nous est si dur. Et pourtant, cette vocation au partage de la souffrance rédemptrice est essentielle, et en refusant de nous y livrer totalement, notre vie de Petit Frère cesse d'être vraie.
C'est une force d'avoir en soi toute la clarté d'un idéal clairement et courageusement entrevu dès le départ, si dures qu'en soient les exigences. Il ne faut pas nous faire d'illusion sur ce que Dieu nous demandera tout au long de notre vie. Nous n'avons pour cela qu'à écouter plus attentivement que nous ne le faisons d'habitude ce que répond Jésus à ceux qui veulent le suivre de plus près : « Vous ne savez pas ce que vous demandez... Pouvez-vous boire le calice que je dois boire ? ou être baptisés du baptême dont je dois être baptisé ? » Et ils lui dirent : « Nous le pouvons ». Et Jésus leur dit : « Le calice que je dois boire, vous le boirez... » (Mc 10, 28). C'est bien le partage des souffrances par lesquelles il devait sauver le monde, qui est promis par Jésus à ses amis, à ses Petits Frères. Il s'agit pour nous d'avoir compris cette exigence de Jésus, de toute notre foi, bien concrètement, et d'y, répondre dès maintenant en connaissance de cause, par une adhésion sans réserve, courageuse, simple et confiante.
II n'est pas question pour vous évidemment d'être déjà tout préparés à savoir souffrir parfaitement. Nul ne peut le savoir, avant de l'avoir appris du Christ lui-même, par l'expérience de toute une vie. Il ne s'agit pas non plus de nous en reconnaître capables. Il s'agit d'avoir bien compris le sens de la Croix dans notre vie, et d'avoir joyeusement et généreusement accepté que Jésus nous fasse entrer dans son travail. Il faut que notre âme soit prête à accueillir la souffrance, à en comprendre la valeur, et peu à peu à l'aimer. Ce doit être un état d'âme permanent que nous devons et voulons travailler à établir en nous dès maintenant. On pourrait l'appeler l'esprit d'immolation, ce qui indique la valeur de sacrifice et d'oblation que donne cette disposition d'âme à toutes nos actions.
La première tentation qui se présentera sera peut-être celle du découragement. La réalité quotidienne nous apprend déjà que nous sommes désespérément faibles devant la moindre souffrance : nous sommes attristés, écrasés par le moindre échec d'ordre moral, arrêtés par la moindre fatigue corporelle, dégoûtés de la prière à la moindre difficulté intérieure, blessés du moindre manque d'égards. Et nous sentons que ces déficiences recommencent quotidiennement. Comment peut-il donc être question de nous engager vraiment à partager la Croix de Jésus ? Comment nous établir en cet esprit d'immolation, alors que nous reculons devant un effort, somme toute minime, ou que nous cédons encore à la paresse corporelle ? Comment faire de toutes nos journées une offrande véritable, une oblation joyeusement offerte au Christ ?
Envisagé sous cet angle, notre problème paraît sans solution, et il l'est, il faut bien nous en convaincre, et l'expérience douloureuse de notre faiblesse personnelle ainsi que les événements de chaque jour se chargent d'ailleurs de nous inculquer cette conviction. Mais si vous voulez aimer, vous pourrez désirer de tout votre cœur que Jésus vous rende, par amour, capables de partager sa souffrance rédemptrice. Il faut d'abord que vous ayez un désir vrai, profond ; ce désir, vous le direz sans vous lasser au Christ, avec l'audace de saint Pierre et des fils de Zébédée. Puis il faut que vous ayez l'humilité, la simplicité de vous abandonner à Jésus, avec la confiance certaine et assurée qu'en vous unissant à lui, vous serez capables de supporter, puis d'aimer, la Croix. Enfin, il faudra avec courage vous mettre à l'œuvre, de toute votre volonté, pour collaborer à l'action de Dieu dans votre vie.
Il faut en cela être — comme toujours dans votre vie spirituelle — simple et vrai. Mettez-vous en pleine vérité : il ne s'agit pas de vous voir, en face de la souffrance physique et morale, plus courageux et plus forts que vous n'êtes. Il ne s'agit pas non plus, par imagination, de désirer supporter des croix et des épreuves plus lourdes que celles dont vous êtes actuellement capables. Pas plus d'ailleurs qu'il ne s'agit de vous croire incapables d'un effort plus courageux que celui dont vous avez fait preuve jusqu'ici. Il s'agit de vouloir démarrer, de faire un effort joyeux, bien concret, en une matière qui vous soit accessible.
Je dis qu'il faut que vous fassiez un effort joyeux. D'abord parce que Dieu n'aime pas celui qui donne avec tristesse. Car c'est par amour pour Jésus que vous devez donner : et là où il y a de l'amour, il doit y avoir une véritable joie. Et puis aussi parce qu'il faut vous garder de prendre au tragique vos petites difficultés et vos souffrances quotidiennes. Je parle toujours de celles-là, car elles sont l'essentiel de notre vie. Si nous savons transformer en croix vivantes ces riens de chaque jour, si lourds cependant, par leur répétition, nous saurons aussi embrasser les croix plus grandes. D'ailleurs ces dernières risquent fort de se faire parfois longtemps attendre. Nous ne serions alors courageux qu'en imagination, et notre amour ne serait sans doute pas de qualité différente.
Pour éviter ces repliements complaisants sur votre propre vie, il faut que votre offrande en immolation se fasse les yeux fixés sur la Croix de Jésus, et non sur la vôtre. C'est en vous perdant de vue que vous allégez — en les oubliant en partie — vos propres souffrances, et qu'elles peuvent alors être vraiment offertes d'un mouvement plus libre. Car ne l'oubliez jamais, ce n'est pas la souffrance ou la difficulté en elles-mêmes, qui ont quelque valeur rédemptrice, mais la disposition d'oblation, l'amour qu'elles suscitent et leur degré d'union à la Passion du Christ. Notre vie tend à s'insérer, avec toutes nos souffrances personnelles, dans la grande Passion de Jésus et dans celle du monde entier. C'est dans cette direction qu'il faut regarder.
La Passion et la Croix de Jésus : ce sont des mots qui, peut-être, n'évoquent plus grand-chose pour nous ; qui sont comme usés. Il s'agit de redécouvrir cette grande réalité, dans tout son concret. Jésus a souffert, profondément, en son corps et en son âme, des souffrances atroces, d'une précision brutale, que nous devons rejoindre à travers la sobriété des mots de l'Évangile. En face du mépris, des humiliations, des insultes, de l'atrocité des douleurs physiques ou morales et des angoisses de l'agonie de Celui que nous voulons aimer, et qui est le Fils de Dieu, nous devrons mettre en regard nos très misérables souffrances. Il y a un lien réel entre la Croix sanglante de Jésus Crucifié, et notre journée d'aujourd'hui, et c'est surtout ce lien dont nous devons acquérir la conscience. Il y a vraiment du Sang de Jésus sur chaque moment de nos journées, comme preuve d'amour irréfutable, et comme gage de force. Redisons-nous bien que, pour le Christ comme pour Dieu, la notion de temps n'a pas de signification, et que la Passion est présente à chaque instant de notre vie. Cette présence doit tout changer. C'est en exerçant votre foi, sans vous lasser, que vous atteindrez à cette réalité invisible qui bouleversera peu à peu votre, vie. Votre amour deviendra, au pied de la Croix sanglante, plus fort, plus désireux de collaborer au grand travail de Jésus.
Il y a aussi toute la détresse et la souffrance de l'humanité. C'est un mystère qui vous paraîtra de plus en plus déroutant. Il faut le voir dans la perspective de la Croix. D'abord, prenez-en conscience, ne vous en évadez pas. Prenez-en conscience dans le concret et ce n'est pas difficile, car il vous enserre de toute part c'est votre camarade de travail qui s'est blessé gravement, c'est l'éboulement d'une galerie de mine et des dizaines de familles en deuil, ce sont les cataclysmes, les crimes, les faits divers du journal, la misère et la famine des nomades sahariens, c'est l'oppression affreuse des camps de concentration inconnus, la maladie, l'angoisse qui pèse comme une chape sur le monde, les fous, les déshérités, les cris des blessés et les appels des mourants, la détresse sans fin et le désespoir du malheureux. Tout cela qu'étale le journal, la rue, le chantier, tout vous le rappelle et vous le redit sans cesse. Toute cette grande passion du monde, il faut en saisir le sens et le mystère. À l'égard de tout cela, qu'est-ce que c'est que le poids de votre journée ? Dites-vous bien que votre souffrance personnelle est peu de chose, mais qu'elle est toute-puissante cependant, si elle sert de lien entre la Croix du Christ et toute cette masse, souvent informe, de la douleur humaine. Votre esprit d'immolation, dans la mesure où il est pur, généreux, plein de courage et d'amour, fait pénétrer un peu de vie divine dans cette immense détresse, y enracine la Croix de Jésus, et à travers vous, par vous, la douleur humaine prend un sens, elle devient davantage continuation de la Passion de Jésus dans son corps mystique.
Ne vous isolez pas de ce qui fait souffrir les autres. Ne soyez pas égoïstes : c'est le défaut de l'homme, surtout peut-être du religieux, et c'est affreux. Mais restez joyeux et en paix, même en face de la Croix. Ne vous laissez jamais écraser par la souffrance, par celle des autres comme par la vôtre propre. Ne soyez pas imaginatifs, mais soyez courageux, simples et donnés en face de toute souffrance quelle qu'elle soit.
Ne pensez pas surtout qu'il vous suffise de compatir dans votre sensibilité. Cette communion à la souffrance du Christ et à celle de vos frères est d'un autre ordre. Si contradictoire que cela paraisse, elle ne doit pas engendrer en vous de tristesse déprimante, mais au contraire la force et la paix que donne toujours l'union réalisée avec le Christ. Pas de tristesse exagérée devant la souffrance, la vôtre ou celle d'autrui, pas de tristesse sensible surtout : elle annihile les forces de l'âme et le véritable élan de l'amour.
Il ne faut pas non plus vous laisser aller à l'amertume, devant le poids insupportable de la douleur d'autrui, devant son injustice, devant ses révoltes. Gardez l'âme en paix et en douceur. Mais surtout, ne laissons pas l'amertume ou l'aigreur nous envahir à cause de nos propres souffrances, quelle qu'en soit la cause, juste ou injuste. Sur ce point, soyons parfaitement loyal avec nous-même et pleinement ouvert. La source de l'amertume en nous est toujours plus ou moins dans un amour-propre blessé, ou dans un reste d'orgueil insuffisamment soumis. Ne rejetons pas trop facilement la responsabilité d'un pareil sentiment sur autrui ou sur des circonstances malheureuses. L'esprit d'humilité et d'enfance doivent nous redonner la paix et la douceur avec nous-mêmes.
Ne nous laissons pas non plus pénétrer par le découragement, à la vue de nos propres échecs — et il y en aura ! C'est alors que nous comprendrons mieux à quel point l'esprit d'immolation suppose un complet et humble détachement de tout soi-même. Je vous l'ai déjà dit en le soulignant avec force : ce détachement absolu est la condition première et irremplaçable de toute action efficace en vous de l'Esprit-Saint.
Le véritable esprit d'immolation suppose donc que nous nous comportions vis-à-vis de toute souffrance, la nôtre et celle des autres hommes, comme Jésus lui-même s'est comporté vis-à-vis d'elle. Il s'agit d'une compassion, d'une communion au travail rédempteur, qui n'a de sens que dans le plan divin, et seul le Christ Homme-Dieu peut nous apprendre à la comprendre et à la porter comme il faut.
Ce n'est que dans la mesure où nous laisserons vraiment le Christ crucifié revivre en nous ses propres sentiments, que nous serons pleinement sauveurs avec lui. C'est tout le mystère du Sacré-Cœur. Pour bien comprendre le rôle rédempteur de la douleur, il faut un sens infini de la miséricorde de Dieu le Père, de sa sainteté et de sa justice, joint à une connaissance du cœur de l'homme, de sa misère, et à un amour pour lui tendre et fort. Tout cela ne peut se trouver que dans le cœur et l'intelligence du Fils de l'Homme. C'est dans l'ardent désir de la prière que nous pourrons l'acquérir, à force de demander et de nous faire petits pour recevoir. Dans le courage à supporter nos misères et à compatir à celles des autres nous commencerons à faire l'apprentissage de ce que Dieu mettra peu à peu dans notre cœur. C'est ainsi que la prière et toutes nos actions quotidiennes s'unissent dans une même réalité : notre vie avec Jésus crucifié et Jésus souffrant en son Corps mystique. C'est la naissance d'une nouvelle vie. D'un côté, nous nous tournons vers Jésus pour le supplier de descendre en nous ; et de l'autre, nous nous essayons humblement à supporter les croix et à compatir, mettant en acte les grâces reçues, et donnant à Jésus, par notre courage, un gage de la vérité de notre amour. Sans la prière, l'esprit d'immolation ne peut descendre en nous et il serait présomption ; sans l'épreuve de notre courage dans la croix, notre oraison risque de n'être qu'une illusion. C'est tout cet ensemble qui constitue la participation au travail rédempteur de Jésus sur la Croix.
* * *
Vous comprenez mieux maintenant à quel point la disposition à vivre cet état d'immolation est fondamentale, à condition qu'elle soit saine, véridique et établie dans la foi au Christ. Elle est sous-jacente à votre oraison, à votre travail, aux mille incidents de vos journées. Elle peut tout utiliser, tout transfigurer, tout faire fructifier pour le bien de ceux que nous aimons. Il n'y a plus rien d'inutile dans nos journées : plus de grisaille, plus d'échec, car, s'il y en a, ils deviendront féconds. Souvenons-nous que, du point de vue humain, la Passion du Christ fut un échec ; la vie maladive et la mort prématurée de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus furent un échec. La vie du Père de Foucauld qui vit échouer la plupart de ses rêves, et sa mort à Tamanrasset, furent un échec. Je n'excepte pas de cette transfiguration par l'amour nos échecs et nos limites morales, pourvu qu'elles s'achèvent en un chant d'humilité et d'abandon.
Ce n'est pas en un jour que nous arriverons à nous établir en cet état d'immolation. Ce qui importe, c’est de travailler dès maintenant à l'acquérir. Il faut éveiller et exercer notre foi sur la passion de Jésus, ses souffrances, ce qu'il a dû vivre et ressentir en son Cœur, sur sa miséricordieuse tendresse à l'égard des hommes, sur son adoration de la Sainteté divine. Lentement, patiemment, en exerçant notre foi dans l'obscurité de nos oraisons quotidiennes, cherchons à travers l'Évangile la lumière. Transformons peu à peu, par un acte de foi répété, nos adorations pénibles en une communion simple et vraie de notre être, tel qu'il est dans sa misère, avec Jésus présent dans l'Eucharistie. Puis, en même temps, prenons notre vie dans sa médiocrité et essayons de poser sur nos actes ce même regard de foi. Exerçons-nous à les voir dans la lumière de cette vérité, sans nous décourager, et en recommençant chaque matin. Voyons dans notre travail, notre lassitude, nos tristesses sans cause, une matière à offrande. Nos rapports aussi avec nos frères doivent devenir source de joie et de fécondité. Sachons nous oublier en accueillant d'une âme franchement ouverte toute douleur ou misère, d'un frère, d'un ami, d'un camarade de travail, d'un inconnu. Essayons tout de suite de l'offrir au Christ crucifié. C'est dans ces dispositions que nous pourrons aussi envisager l'effort d'ascèse et de mortification qui s'impose dans notre vie.
Cet état d'offrande à la souffrance par amour qui tend peu à peu, par suite de nos efforts conjugués à l'action de l'Esprit-Saint, à devenir comme habituel, ne fait qu'expliciter le caractère de victime avec le Christ, imprimé par le baptême en notre âme. C'est à la Messe que nous exerçons liturgiquement ce caractère en nous offrant réellement avec Jésus. Je n'ai donc pas besoin de souligner ici l'importance primordiale du Sacrifice eucharistique dans notre vie de sauveurs.
C'est à la Sainte Messe que nous réalisons au maximum cette communion au Christ crucifié et offert, dont notre vie d'immolation doit être la réalisation journalière. C'est le sacrifice eucharistique qui fructifie à travers notre vie et qui cesse d'être pour nous une action purement extérieure. Nous nous y intégrons. Il faut pour cela regarder l'Hostie de la Messe avec une foi renouvelée et vivante. Peu nous importe la complexité de l'explication théologique : ce qu'il nous faut croire et réaliser de toute mitre âme, c'est que, par la consécration du pain et du vin, toute la passion de Jésus, toute son oblation, est là présente, dans sa vérité, dans sa poignante et immense réalité. Peu nous importe le comment : elle est là, à notre portée, elle nous est présentée de telle manière que nous puissions y pénétrer, nous y joindre et en emporter la force à travers notre journée. Elle est là entière, comme pour nous seuls, sans restriction, sans diminution. Toute la passion du Christ : réalisons-nous ce que ces simples mots représentent de grandeur, de souffrance, de richesse de vie ? C'est là qu'il faut offrir nos souffrances et celles de l'humanité, c'est dans la communion que se réalise au maximum cette jonction entre nos efforts, nos pauvres actes de courage, nos misérables offrandes, et la grande oblation sans limite de Jésus. Pour réaliser vraiment une telle chose, il faudra toujours, et sans nous décourager, nous redire notre foi, humblement, avec confiance, et en recommençant toujours. C'est là qu'est pour nous la source de l'esprit d'immolation.
En vivant dans cet esprit de sacrifice pour les autres, nous réaliserons aussi, en notre vie, la vérité des liens mystérieux qui nous unissent à nos frères dans le Corps mystique. Cette solidarité humaine qui s'exprime de plus en plus fortement sur le plan du monde du travail et de la construction de la cité humaine, nous devons en vivre l'aspect caché, mais infiniment plus réel et plus fécond, qu'est la solidarité de tous les hommes dans le Christ. C'est en nous insérant au milieu de nos frères, avec cet esprit d'immolation, de réparation, de complète solidarité spirituelle, que nous donnerons son vrai sens à notre vie extérieurement donnée. Ouvriers avec les ouvriers, arabes avec les arabes, nous le sommes vraiment et par un don très profond de nous-mêmes. Cette appartenance s'exprimera par un désir sans restriction de communauté complète de destin et de souffrance. Nous serons vraiment l'un d'eux, dans la mesure où le permet la pureté de notre idéal chrétien. Nous souffrirons de ce qui les fait souffrir, nous aimerons ce qu'ils aiment, nous aspirerons avec eux vers plus de justice et de vérité. Mais comprenez bien à quel point un tel don resterait imparfait et en définitive tout extérieur, s'il n'atteignait à la substitution spirituelle devant Dieu. Vous devez bien réellement vous être offerts en rançon pour vos frères. Il n'y aura pas là vaine imagination ou désir inefficace, mais, dans la mesure où vous communierez à la passion de Jésus, une immense réalité qui embrassera toute votre vie, à la seule condition que vous soyez vraiment donnés en « pure perte de vous-mêmes », au Christ crucifié (El Abiodh, 9 février 1948).

Jésus est pour nous la source unique des joies suprêmes : joie de posséder la vérité, joie d'être « admis » à entrer dans les secrets de Dieu, joie de la fécondité immédiate de la croix, joie de l'efficacité de la prière, joie de l'espérance et de l'attente, joie de savoir avec certitude que Celui que nous aimons par-dessus tout est définitivement heureux. Toutes ces joies sont enracinées en nous dans la foi et l'espérance, mais elles sont aussi, comme notre foi et notre espérance, en attente de leur pleine réalisation. (Lima, 19 mai 1959).

René Voillaume, in À la suite de Jésus