mercredi 7 décembre 2011

En lisant... André Manaranche, Le prêtre, ce prophète


Un évêque me demandait un jour : « Si vous aviez à réécrire aujourd'hui Prêtres à la manière des Apôtres, est-ce que vous tiendriez les mêmes positions ? » Ce livre répond à la question posée. Mais je n'ai pas cherché à ne pas me rétracter : j'ai voulu accueillir le sacerdoce comme me le confie l'Eglise depuis toujours. Je l'ai redit en termes neufs, à cause de la nouveauté des problèmes soulevés : des problèmes qui auront permis d'approfondir la doctrine et dont on devrait se féliciter s'ils n'avaient parfois causé mort d'homme, par homicide involontaire.
Un pasteur allemand de la RDA écrivait à Karl Barth, après la Seconde Guerre mondiale, pour lui demander quelle conduite tenir dans la contestation athée. Parmi les recommandations du théologien, il y a celle-ci, étonnante : « Ni en principe, ni en pratique, ne faites à aucun des personnages de votre entourage l'honneur de le tenir pour l'homme fort qu'il voudrait être, quelles que soient les allures d'incroyant qu'il aime à se donner... Allez plutôt à la rencontre de son incroyance avec une joyeuse incroyance quant à la possibilité de son entreprise 1 ». Cette attitude, je la fais mienne en ce qui concerne le sacerdoce, ceux qui annoncent sa disparition prochaine ceux qui s'en accommodent, ceux qui l'organisent. Mais alors, ce n'est plus chez moi « une joyeuse incroyance » c'est de l'hilarité. Certes, il y aura de durs moments à passer, et nous y arrivons. Mais l'Eglise en a vu d'autres. J'aperçois ici et là les signes d'un renouveau qui serait moins timide si on ne cherchait pas à l'intimider, et qui ne ratifiera sans doute pas d'un trait plein le pointillé dirigiste que lui assignent les projections. J'en fais le crédit à un Esprit plus que jamais crédible : la seule manière profonde de remédier à la pénurie des prêtres, c'est de faire des prêtres.
Le prêtre va devoir être un homme libre, à l'aise dans sa différence, lucide devant la sollicitation. Ses devanciers immédiats se sont enfoncés dans les marécages du socio-politique et y ont parfois perdu leur âme. Certains de ses compagnons de l'heure présente s'engluent dans les pièges sucrés du piétisme : cette maladie qui noie le doute dans le frisson et remplace la vie théologale par la survie sentimentale ; cette drogue en vente libre, commercialisée avec profit par l'édition, et inoculée dans divers conventicules surchauffés. Les gens du moyen âge chercheront à le faire prendre parti dans des querelles surannées, inspirées de la logique binaire du bon et du méchant. Les plus jeunes lui demanderont du rêve. La masse l'ignorera. Le Christ l'aimera et sera son centre de référence.
Le prêtre va entrer en tentation. La pénurie va lui demander de faire-faire, chose excellente, à condition qu'il ne se transforme pas en cadre ou en chef de personnel ; qu'il ne devienne ni lointain ni technocrate ; qu'il ne perde pas ses racines à force d'être au volant de sa voiture ; qu'il ne soit pas la proie de l'appareil et de la réunionnite ; bref, qu'il demeure pasteur. Le danger n'est pas illusoire. Déjà, ici et là, on l'empêche de s'attacher à une communauté en imaginant une sorte de cabinet pastoral dont les membres tournent chaque dimanche d'une paroisse à l'autre, afin qu'apparaisse la fonction sans la personne. On se demande d'ailleurs si cette trouvaille antiévangélique a donné lieu à une consultation de la base. À quand la création d'une entreprise intérimaire ? Jusqu'à preuve du contraire, Jésus a dit : « Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent ». On ne fera sans doute jamais mieux.
Pour spiritualiser ce modèle, certains voient dans le prêtre de demain un « animateur » ou un « accompagnateur » qui ira porter la bonne parole à des « aumôneries » fonctionnant sans lui. Ils ajoutent, pour promouvoir leur modèle, pour en faire miroiter la beauté, que le prêtre fera le prêtre comme l'évêque fait l'évêque, en se promenant. Ne nous laissons pas prendre à ce piège un peu gros. Ne renonçons pas à la charge pastorale : nous y perdrions tout goût de vivre, et le ministère de l'unité ne serait plus assuré.
Le prêtre ne vivra fier et heureux que communautairement. Mais que les jeunes n'aillent pas ici imaginer des groupuscules encapuchonnés et agglutinés. Certes, à chacun sa vocation, et la vocation canoniale existe : elle a même ses chances aujourd'hui, et tant mieux. Mais elle n'accapare pas la réalité communautaire. Les besoins de la mission demanderont de plus en plus la dispersion matérielle : à chaque équipe de se bâtir son « observance », avec souplesse. Si les prêtres parvenaient à s'entendre, à ne pas s'ignorer d'une idéologie à l'autre ; s'ils étaient assez forts pour sortir de leur blockhaus sécurisant, pour ne pas y vivre en autarcie économique totale (réunions, sessions, retraites, amitiés), ce serait déjà un grand pas en direction de la vie commune. Ils ne trouveront sans doute pas le bonheur parfait, pas plus que les autres humains : mais il suffit d'avoir 75 % de raisons de travailler ensemble. Allons, au pire : si une situation en vient à se dégrader, à devenir débilitante, il reste la grande ressource de l'amitié, même si les rencontres ne sont pas fréquentes. Une famille d'esprits aide puissamment, à condition toutefois qu'elle ne se transforme pas en syndicat de mécontents, donc qu'elle fasse œuvre positive. Cela est à la portée de tous, sans nécessiter le port d'une étiquette. Quoi de plus tonique aussi que le soutien fraternel d'un couvent de contemplatives ? Et, de toutes les retraites qu'il m'arrive d'animer chaque été, celles que je préfère de beaucoup sont celles où les vocations sont mélangées, où les deux sexes sont représentés : il y a tellement plus de silence et de prière !
Je pense, en écrivant ces lignes, aux nombreux confrères rencontrés ou lus : plus ou moins heureux, plus ou moins meurtris ou déstabilisés. Je pense également aux jeunes séminaristes, aussi désireux du sacerdoce qu'inquiets sur son exercice futur. Aux uns et aux autres l'Esprit redit l'espoir. Mais, pour espérer, il faut commencer par penser juste. Et penser juste suppose la démolition d'un grand mensonge collectif, qui préside à la confection de la « vérité ». Notre époque prétend se caractériser par la « recherche » : elle prononce avec ferveur ce mot magique. Mais faut-il se laisser prendre au piège ? D'abord, la recherche est un mot idéologique : il n'est accordé qu'à certaines idées hasardeuses ; il qualifie moins le travail que le résultat obtenu, parfois sans grand travail, par l'adéquation rapide des conclusions avec les hypothèses ; il vient à point nommé dans un débat pour recommander a priori un raisonnement fragile et ainsi le soustraire à la critique il traduira l'indignation devant une censure sacrilège. Et puis, dans le sujet qui nous soucie, il n'y a pas énormément de recherches : il y a beaucoup d'essais, suggestifs souvent, mais qui se préoccupent peu d'étayer leurs dires. Ils ouvrent des pistes, comme on dit : la chose ne serait pas grave si ce premier débroussaillage était pris pour ce qu'il est, sans passer pour une autoroute. Mais ici commence le mensonge. D'abord les lecteurs sont plus sensibles au prestige de l'écrivain qu'à la rigueur de ses idées : l'époque s'attache davantage aux auctoritates qu'aux rationes, ainsi qu'il en va dans tout nominalisme. Ensuite, les intellectuels tissent une trame qui semble solide : ils se font des clins d'œil, ils se citent et se congratulent, ils se renvoient l'un à l'autre ; cependant que la vulgarisation organise son matraquage, parfois avec la connivence d'organismes officiels de l'épiscopat. Dès lors, il apparaît vite que « tout le monde pense comme cela », que l'affaire est terminée et le dossier classé. Ainsi fonctionne l'usine à fabriquer l'opinion. Mais ce colosse a les pieds d'argile.
On nous parle de pluralisme, mais c'est un masque : l'idéologie n'est jamais tolérante ; elle cherche à occuper tout le terrain, avec les moyens dont elle dispose. De ce point de vue, les changements de vocabulaire sont moins innocents qu'ils paraissent au premier abord. Parler de « responsable » au lieu de « curé », de « secteur » au lieu de « doyenné », c'est d'abord s'aligner sur la pratique des mouvements ou des syndicats. C'est surtout constituer des ensembles de plus en plus grands et de plus en plus faciles à dominer, sous l'apparence débonnaire d'un « collectif » qui, en réalité, se manipule aisément. Pour venir à bout des autarcies paroissiales, on crée un nouveau cléricalisme qui a simplement changé d'échelle et qui, en invitant un laïcat « reconnu », donne le change sur son libéralisme. Même bien intentionnée, cette volonté de puissance est exécrable, d'autant plus qu'elle se camoufle derrière l'appel à la solidarité, qu'elle joue de la fibre sentimentale. Mais revenons aux théories. À supposer même que l'idéologie doive limiter ses ambitions, il n'y a pas pluralisme quand l'un remplit le tonneau et que l'autre le vide : les deux opérations s'annulent et tout le monde perd son temps. On peut doser les aspects complémentaires de la vérité, mais on ne dose pas le faire avec le défaire, le tricoter avec le démailler. Ici, il importe de choisir, et au plus tôt.
On nous répète à l'envi que la notion de vérité est aliénante. Paradoxe : le temps est venu de chercher la vérité pour le goût qu'elle a de liberté. C'est déjà dans l'évangile : « La vérité vous libérera ».
Tenir de tels propos ne s'oppose aucunement à la paix du cœur. C'est du pur réalisme ; c'est aussi du courage. Disons-nous, en écarquillant les yeux, que les deux tiers des chrétiens, ceux-là mêmes à destination desquels nous exportons nos méthodes pastorales, vivent leur foi d'une manière dangereuse ou héroïque, au risque de leur liberté ou de leur vie. Qu'il suffise d'écouter le récit d'un Vietnamien rescapé des boat-people ou de tel Sud-américain ayant survécu au régime tortionnaire ; qu'il suffise de penser à la Pologne. Et tant mieux si nos communautés occidentales connaissent la paix : la liturgie nous fait demander ce calme propice. Mais l'Eglise universelle ne peut s'offrir plusieurs qualités de foi théologale à quelques milliers de kilomètres de distance : elle ne peut supporter la juxtaposition de martyrs intrépides et d'asthéniques se prenant le pouls chaque matin. Quantité de prêtres n'ont ni le goût ni le loisir de s'interroger sur leur identité : ils trouvent la vérité en la vivant, ils vont à la lumière en faisant la vérité. Ils sont convaincus d'être sages en étant fous pour le Christ. Il ne faudrait pas qu'en venant jusqu'à nous ils soient aussi déçus que les Mages arrivant à Jérusalem et y trouvant des forcenés de l'herméneutique qui trituraient les Ecritures sans les comprendre. Un seul Seigneur, une seule foi, un seul Baptême..., une seule ferveur sacerdotale.
André Manaranche, in Le prêtre, ce prophète

1. Karl BARTH, Lettre à un pasteur de la République démocratique allemande, et la réponse, tra. Emile Marion, Labor et Fides, Genève, 1959, p. 27.