mardi 13 décembre 2011

En originant... Père Molinié, Le livre de Job


Le mystère de Job est le chemin le plus profond offert aux âmes pour passer de l'inintelligence à l'intelligence de l'Évangile. Mystère analogique n'impliquant pas forcément des ulcères... si ce n'est dans l'âme et le cœur, où se cache l'ulcère du péché : c'est toujours à travers un mystère analogue à celui de Job que nous déboucherons dans la Paix. Cela n'implique pas forcément quelque chose de spectaculaire et de terrifiant pour les nerfs, mais une souffrance spirituelle venant à la fois de ce qu'on ne comprend pas Dieu, et qu'on Lui est affronté.
En effet, pourquoi Job souffre-t-il tant ? Et pourquoi souffrons-nous tant ? À cause de ce que le Père Barthélemy appelle « les hallucinations d'un cœur crispé ». L’image de Dieu s'étant perdue en nous à la suite du péché, nous sommes devenus une caricature de Dieu. Et comme on ne peut Le contempler qu'à travers le reflet qu'Il a mis en nous, désormais quand on pense à Lui, on pense à une caricature : on projette sur Lui la mesquinerie, l'injustice et la cruauté qui sont en nous. Voilà pourquoi, dès qu'Il se rapproche un peu de nous avec sa Douceur, il nous arrive quelque chose d'analogue au mystère de Job : un affolement et une irritation extrêmes, parce que nous sommes dans « les hallucinations d'un cœur crispé ».
Un des tourments de Job est la distance qui sépare le Dieu des philosophes du Dieu vivant d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Selon la sagesse des Juifs comme selon toute sagesse, le Juste doit être récompensé, le méchant puni. La Révélation offrait un ensemble de vérités qui donnait un sens à la vie humaine sous la lumière de Yahvé, une manière de vivre fidèle à une certaine morale — l'hospitalité par exemple. Job a conscience d'avoir écouté cette sagesse, de s'y être ouvert pour qu'elle pénètre sa vie. Il s'était accroché à des certitudes, une lumière, un équilibre, une harmonie... et il a l'impression que tout est par terre, il ne sait plus où va s'arrêter sa déroute.
La distinction entre le Dieu des philosophes et le Dieu vivant devient alors un abîme. Le décalage entre la sagesse humaine et ce que nous subissons est tellement énorme qu'il suffit à expliquer le nerf de la souffrance de Job : Dieu ne répond pas à notre sagesse, Il la met en déroute, et finalement on peut se demander : « Existe-t-Il ? Est-Il bon ? Et même s'Il est bon, nous aime-t-Il ? M'aime-t-Il moi, qui avais cru être aimé ? »
« La Sagesse joue avec les enfants des hommes ». Le Dieu de la Bible s'impose à notre intelligence et se joue de notre intelligence : notre quête de sagesse et de lumière sera donc fondamentalement crucifiée. Mais à défaut d'une explication satisfaisante, ce Dieu qui nous déroute peut offrir à notre cœur une certaine Paix : je voudrais expliquer de quelle manière.
Tout ce que je dirai doit se terminer par la découverte du Dieu d'amour, qui est le Dieu de l'Évangile. Mais si on veut que cette découverte ne demeure pas abstraite, et d'autre part échappe à « l'idolâtrie » ou à la « piété » qui substitue à la Présence insoutenable une image « incolore, inodore et sans saveur » (Père Barthélemy) — si on veut que le Dieu d'amour ne soit pas « le Bon Dieu » (au mauvais sens du mot, car il a un sens doux et vrai chez les cœurs simples), il faut subir ce qu'a subi le peuple juif. Or je constate (et tout chrétien devrait constater) que Dieu ne s'est pas présenté au peuple d'Israël purement et simplement comme un Dieu d'amour. Il ne s'est pas présenté non plus comme un « Dieu de crainte ». Alors ?
Au début des apparitions de Lourdes, la Sainte Vierge a mis du temps pour dire à Bernadette qui elle était. Et quand elle a répondu à ses questions, ce fut de manière inintelligible (« l'Immaculée Conception »). De même, quand Moïse demande à Dieu qui Il est, Dieu répond d'une manière inintelligible (« Je suis Je Suis », traduit le Père Barthélemy). La découverte de Dieu se fait à l'usage, et Dieu se révèle à Job absolument différent de ce qu'il attendait. Alors les amis de Job, et Job lui-même, ont la tentation de dire « Ce n'est pas possible » et de discuter — jusqu'au moment où Job cesse de discuter dans un écrasement total. À ce moment il découvre Dieu comme « quelque chose » qu'il n'avait jamais expérimenté.
Le Dieu des chrétiens, Lui aussi, est là sans que l'on sache exactement QUI est là : d'une certaine manière, nous mourrons sans le savoir. Dès l'âge de sept ans, saint Thomas demandait « Qui est Dieu ? » Il faut mourir dans cette question : « Mon Dieu, Qui es-Tu ? Ma certitude que Tu existes grandit, mais ce que Tu es m'apparaît de plus en plus déroutant et indéfinissable ». On pourrait traduire ainsi le Sanctus : « Insaisissable, Insaisissable, Insaisissable ! » C'est Lui qui nous saisit, et plus nous saisit, plus nous sentons qu'on ne Le saisit pas : l'expérience de Job est privilégiée à cet égard.
Donc, le Dieu de la Bible offre avant tout l'expérience de Sa présence : l'histoire des Patriarches et du peuple juif est une succession d'irruptions et d'interventions de Yahvé. « Quelqu'un est là ». Samuel dit : « J'ai été appelé par mon nom » — par qui ? Il ne sait pas, mais il a été appelé. De même pour tous les prophètes d'Israël.
Nous chrétiens, devons savoir aussi avant tout que Dieu est là, et risque de se manifester. Pas toujours d'une manière spectaculaire d'ailleurs, car depuis la Nouvelle Alliance il y a quelque chose de nouveau, beaucoup plus subtil : mais pour accéder à cette nouveauté infiniment précieuse, il faut commencer par le plus grossier, qui a l'avantage d'être bouleversant.
À son réveil, Jacob prend conscience que Yahvé était là : alors « ce lieu est terrible ». La foi chrétienne sait que Dieu est là en permanence au fond de notre cœur, bien plus réellement que sur la pierre où Jacob a reposé sa tête, mais ne nous faisons pas d'illusions : notre cœur n'est pas beaucoup plus raffiné que celui du peuple juif. Le Dieu de l'Ancien Testament aurait plus de goût pour nous que celui de l'Eucharistie : nous ne sommes pas assez purifiés pour que la présence eucharistique ait de la saveur pour nous, alors nous disons qu'elle n'en a pas.
Plus généralement, nous sommes trop grossiers pour capter une présence d'amour. Ayons donc l'humilité de nous mettre à l'école du peuple juif : école des présences brutales et tonitruantes de Dieu. Depuis quatre mille ans, à partir d'Abraham une série d'événements s'est mise en marche qui ne s'est jamais arrêtée, dont la réalité nous cerne et cerne le monde. La foi, c'est de croire que cette réalité a eu lieu, a encore lieu, EXISTE.
Ce que cela veut dire, plus on va, moins on le comprend. On comprend seulement qu'on n'y comprend rien, que c'est nécessairement incompréhensible, mais que CELA EST.., en vertu du témoignage qui a commencé il y a quatre mille ans, n'a fait que croître et embellir pendant deux mille ans, puis a explosé, et se maintient au paroxysme de la Pentecôte.
Se débarrasser de Jésus-Christ est impossible, car Sa Présence ne nous lâche pas : telle est notre foi. Elle ne nous lâche pas personnellement, et ne lâche pas l'Église : mais il faut être pris par une grâce qui nous habite pour sentir que c'est réel.
Certains pasteurs présentent les choses comme s'il était évident pour celui qui subit une épreuve que Dieu est avec lui, et que c'est une bénédiction d'être éprouvé ainsi. Mais ce n'est pas évident ! On peut avoir l'impression d'une réelle hostilité de Dieu : et une vérité se cache derrière cette impression, dont l'amertume doit être dégustée. Nous déformons cette vérité parce que nous sommes pécheurs, et nous appelons hostilité quelque chose qui n'est pas de l'hostilité : le Christ Lui-même, dans son Agonie, a pu avoir l'impression que Dieu favorisait ses ennemis...
Dans le cas de Job il n'y a pas d'ennemis visibles, mais il y a Satan. Et derrière les souffrances visibles se cache une souffrance spirituelle, décrite d'une manière admirable par un juif tel que Kafka, à travers des mythes qui sont comme des paraboles du péché originel. L'expérience de la vie nous apprend que nous sommes coupables de quelque chose. Dans notre jeunesse nous rêvons joie, épanouissement, beauté. Puis vers 35 ans, on perd l'élan de la jeunesse, la pureté de l'enthousiasme : l'idéal n'est pas facile à atteindre. Et si l'on est honnête, on découvre que nous sommes coupables, bien au-delà des fautes visibles que nous pouvons nous reprocher.
Job n'a pas péché, mais il est coupable. De quoi ? Du péché originel. Pour que cette découverte prenne toute sa dimension, il faut rappeler ce que dit Max Scheler : « Nous portons au fond de nous-mêmes, plus profondément enfoui que notre conscience claire, une sorte de Juge infini, plus exigeant et impitoyable que tous les juges nous critiquant ou nous condamnant du dehors ». J'évoquerai aussi la réponse d'une rescapée d'Auschwitz quand on lui a demandé quel châtiment mériteraient ses bourreaux : « Il n'y a pas de châtiment possible. Le seul châtiment, ce serait de leur faire comprendre ce qu'ils ont fait : mais ce n'est pas possible ». Et c'est effectivement le Jugement, au sens chrétien du mot : être obligé par la lumière divine de comprendre ce que nous avons fait. Plus profondément encore, comprendre ce que nous sommes, c'est-à-dire, selon l'expression même du Christ, « mauvais » à cause du péché originel.
On peut se révolter contre le mystère du Mal, et cependant aimer Dieu. On peut au contraire se résigner, « s'abandonner », sans aimer Dieu. Et voilà le péché originel : ne pas aimer Dieu. Cet état mérite une condamnation dramatique qui fonde le besoin du salut et du Sauveur : révoltés ou non, nous n'aimons pas Dieu.
Si cela nous était révélé en clair, ce serait le Jugement. Mais la Miséricorde essaie de nous offrir petit à petit la vraie découverte du péché originel : au fond de nous-mêmes nous ne sommes pas bons, donc pas « justes ». Si nous AIMIONS il y aurait dans notre demande même une violence venant de l'amour, et l'espoir de recevoir une réponse. Mais ce n'est pas le cas, et là est notre condamnation (c'est le thème secret du Procès de Kafka).
Ceux qui commencent à espérer découvrent en premier lieu la force de notre incrédulité, car la grâce vient les arracher à leur dureté, et doucement leur apprend que « Dieu n'est pas comme ils pensent ». Et plus ils s'approchent de ce pressentiment, plus ils découvrent la résistance formidable de tout leur être pour entrer dans cette perspective : ainsi découvrent-ils le péché originel.
Ceux qui se rapprochent de Dieu découvrent donc le péché originel non seulement en eux-mêmes, mais chez les autres. Le cri de Job devient chez eux le cri de saint Dominique : « Que vont devenir les pécheurs ? » Ce cri prend parfois les accents d'une révolte d'amour, une tentation de dire « je ne peux pas accepter cela »... mais c'est bon : notre espérance doit passer par le feu pour être de niveau avec le désespoir du monde.
Il reste à voir de quelle manière, après avoir rejeté la consolation de ses amis, et tout en demandant à Dieu d'éloigner sa Main, Job Lui demande de se manifester.
Le Père Barthélemy (dans Dieu et son image) définit l'apparence de Dieu auprès de Job comme celle d'une « présence insoutenable ». Nous avons évoqué le « juge infini » que nous portons dans notre âme. Dans le cas de Job, au lieu de se tapir discrètement au fond de sa conscience pour se manifester de temps en temps, ce Juge infini envahit la scène et Job ne peut éviter, à aucun moment, de sentir son Regard : un Regard indiscret, un œil immense.
Job ne sait pas ce qu'il a fait. Et même pour quelqu'un qui sait ce qu'il a fait, un moment vient où il commence à souffrir d'une manière plus profonde, pressentant que ce Regard ne vise pas seulement ce qu'il sait, mais quelque chose de plus profond et redoutable. Un Œil le regarde et ne lui laisse plus de repos. Et à cause du péché de Job, cet œil ne semble pas bienveillant : là est le paradoxe des personnages de Kafka. Notre faute est précisément d'éprouver comme malveillant le Regard perpétuellement posé sur nous : Job est prêt à tout recevoir de la main de Dieu, bénédictions et malédictions, mais il commence à avoir l'impression que Dieu s'acharne contre lui.
Il accepte d'être condamné par la Justice divine, mais il ne comprend pas pourquoi Dieu s'acharne ainsi. Job a ce cri, qui est le nôtre au fond, et qui va définir notre péché : « Pourquoi attacher une telle importance à ma personne ? Pourquoi t'obstiner contre moi ? Je ne suis rien, du néant, une créature... Pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ? »
Il éprouve ainsi comme une malédiction la parole de Jésus : « Tous les cheveux de votre tête sont comptés ». Il les sent comptés par quelqu'un qui lui en veut, non par quelqu'un qui le protège. Alors : « Pourquoi m'en vouloir tant que cela ? Même si j'ai péché, ai-je une telle importance ? » — retournant ainsi l'adoration : « Qu'est-ce que l'homme pour que Tu en fasses un tel cas ? Tu viens prendre de mes nouvelles chaque matin ! »
Ne disons pas trop vite : « Il vient prendre de nos nouvelles parce qu'Il nous aime »... car justement notre cœur fait obstacle à cette vérité. Sans cet obstacle, nous saurions interpréter comme une marque d'amour les épreuves qui s'abattent sur le genre humain ! Nous en sommes loin ! La Révélation nous dit que c'est une marque d'amour, mais nous ne sommes pas du tout au niveau de cette lumière.
Alors laissons cette réponse de côté pour suivre le pèlerinage de Job. Au niveau d'impureté où nous en sommes, que pouvons-nous constater ? Qu'en effet Dieu s'occupe de nous tous les matins mais ce n'est pas drôle, et nous aimerions qu'Il nous laisse un peu tranquilles ! Pourquoi attacher une telle importance à notre petite personne ? « Tu m'épies à chaque instant. Vas-Tu cesser enfin de Me dévisager ? dit Job. Si j'ai péché, qu'est-ce que cela peut te faire, Espion des hommes ? » Et ces paroles, finalement, seront louées par Dieu ! Il remettra Job en place, mais elles Lui plairont !
Job s'écrie encore : « Me laisseras-tu seulement avaler ma salive ? » Commentaire du P. Barthélemy : « On sent ici que Job exprime le drame de la présence silencieuse d'un Regard, un simple regard qui nous cherche... Avaler sa salive suppose que l'on ait un peu de répit, un peu de calme. Job est tellement crispé, impressionné par le Regard de Dieu braqué sur lui, qu'il ne peut plus avaler sa salive. Ce qui le fait souffrir, c'est exactement ce qui fait que quelqu'un n'est pas chez soi si la fenêtre de ses voisins donne à deux mètres de sa chambre, et qu'il n'a pas de rideau ».
Ajoutons-y quelque chose de plus profond encore. Imaginons que le voisin en question soit le bourreau d'une victime d'Auschwitz, et que sa victime le contemple éternellement avec le regard qu'elle avait au moment où le bourreau frappait. Job ressent quelque chose comme cela devant Dieu... alors il Lui demande de s'éloigner !
Mais en même temps, et c'est ce qui va être paradoxal, il lui demande de se manifester. D'une part il voudrait que ce Regard s'éloigne, et de l'autre il voudrait qu'il parle — mais ce Regard ne dit rien. C'est la présence perpétuelle et le silence perpétuel de Dieu. Tel est d'ailleurs le châtiment que subit notre siècle ! Bergman dit : « Les prêtres parlent toujours, mais Dieu ne parle jamais ». Dire cela, c'est être obsédé par Dieu. Bergman, Job et nous-mêmes avons l'impression que Dieu ne dit rien. Pourquoi ?
Ce tourment est celui des personnages de Kafka : quelqu'un qui semble nous condamner mais ne s'explique pas, ne se justifie pas, et par conséquent ne nous calme pas : on voudrait lui dire « va-t-en ou explique-toi ! »... et on aboutit au « blasphème de Job », au chapitre 9 : « Eh bien non, je sais à quoi m'en tenir, Il ne répondra pas. Je Lui demande de s'expliquer, de justifier son Regard, et rien. Il a beau jeu, c'est Lui le plus fort, et même si j'ai raison j'ai tort : je n'obtiendrai pas qu'Il s'explique ! Même innocent Il me confondra. D'ailleurs suis-je innocent ? »
Là, Job commence à soupçonner que peut-être il ne l'est pas : ce n'est qu'un soupçon, très obscur car il ne voit pas pourquoi. D'où le blasphème qui suit : « Il écrase le juste comme le coupable, Il déclenche tout à coup ses fléaux et se moque de la détresse des innocents. La terre, Il l'abandonne aux profiteurs et Il aveugle les juges. Si ce n'est pas Lui le responsable, qui sera-ce ? »
En discutant le problème du mal, on n'ira jamais plus loin.., et ce sont des Paroles de Dieu ! La clameur de cet homme qui a faim et soif de Justice Lui est plus agréable que les sentences de cendre des médecins de fantaisie cherchant à justifier la Providence par de pieuses maximes. Ayant obtenu l'aveu que la Sagesse est sans commune mesure avec ses problèmes, Dieu s'adresse aux amis de Job : « Ma colère s'est enflammée contre toi et tes deux amis, car vous n'avez pas bien parlé de moi, comme l'a fait mon serviteur Job. Allez vers lui maintenant, vous offrirez pour vous un holocauste tandis que mon serviteur Job priera pour vous. J'aurai égard à lui et je ne vous infligerai pas ma disgrâce pour n'avoir pas, comme lui, bien parlé de moi ». Et les amis s'en vont, tout penauds, eux qui croyaient avoir défendu la Gloire de Dieu ! Mais tout ce qu'il a crié, il ne faut pas oublier qu'il l'a crié à Dieu, s'est tourné vers Lui, n'a pas eu peur de s'adresser à Lui, parce qu'il aimait Dieu.
Job pourrait être soulagé de deux façons : soit le Regard se détourne de lui, soit il se décide à parler. La Présence doit s'effacer ou augmenter... or elle s'obstine à rester muette. La tentation du repos, du confort, du manque d'amour, c'est de dire : « Qu'Il nous laisse tranquille et qu'Il s'éloigne ! » Job a cette tentation, mais dans son cœur il y a autre chose, et cet autre chose, malgré tout, l'emporte : le désir que la Présence s'intensifie et qu'elle parle.
Dans la mesure où Job demande cela, il triomphe de l'épreuve : son égoïsme souhaite la disparition de Dieu, mais son amour souhaite une apparition plus intense. Épreuve très lourde, parce que de toute façon, même avec son amour il ne peut pas accepter la situation : pour son confort il y a « trop de Dieu », et pour son amour il n'y en a pas assez.
L'égoïsme et l'orgueil disent : « Puisque Tu ne parles pas, va-t-en ! » Mais son dernier mot, c'est tout de même de Lui demander de parler. Et finalement, il en appelle à Dieu contre Dieu : « Ma clameur, c'est mon avocat », ce qui veut dire : « Ma clameur arrivera bien à obtenir qu'Il me réponde, et non pas qu'Il disparaisse ». Elle ne repousse pas Dieu, mais au contraire l'appelle.
D'où sa proclamation de foi : « Je sais que mon avocat est vivant.., hors de ma chair je verrai Dieu, et celui que je verrai sera en ma faveur. » C'est son dernier cri : « J'espère que finalement Il parlera et m'expliquera ce que tout cela veut dire ; cette inimitié, cette hostilité cessera, je le pressens... »
En un sens, je devrais m'arrêter ici, car la réponse que va recevoir Job est justement la plus intransmissible. Rien ne va changer, et tout va changer (je ne parle pas des changements extérieurs et matériels) : brusquement, Job saura que le visage implacable qui le poursuivait avec obstination, ne lui laissant pas un instant de répit, était un visage de bénédiction et non de malédiction. Et que s'il avait l'impression illusoire que ce visage était un visage de malédiction, c'était précisément cela son péché.
Autrement dit Job pressent, dès maintenant, ce qui nous sera donné à tous à la fin des temps, mais à la fin des temps seulement, à savoir qu'un jour sera exorcisé le faux Visage de Dieu. Il pressent que cette horrible histoire est fondée sur « les hallucinations d'un cœur crispé ». Parce que nous sommes pécheurs, nous ne pouvons pas comprendre Dieu, alors on voit en Lui un juge et un ennemi, on ne voit pas le Dieu d'Amour.
Voilà pourquoi j'hésite moi-même à prononcer cette parole d'amour, car il y a un malentendu. Nous avons l'impression que Dieu est notre ennemi, et cette impression ne peut pas être dissipée par des mots : il faut que nous changions pour que change le visage de Dieu. Nous réclamons Son visage d'amour, et Dieu répond : « Je ne peux pas ! Je ne peux pas te le montrer encore, parce que précisément, si Je te montre tout mon amour, ce que tu es va déformer mon Visage à tes yeux. Le Regard que Je pose sur toi, tu le reçois comme un regard hostile parce que tu es pécheur... c'est précisément ce que Je te reproche ».
Comme dans un conte de Kafka, on a l'impression que pour atteindre Dieu il y a des montagnes d'obstacles. On se laisse impressionner par ces montagnes, on se laisse écraser... et c'est là notre faute, car tout cela est une illusion : il n'y a pas d'obstacles, et c'est pourquoi « la foi renverse les montagnes ». Mais cette foi, pour arriver à ce qu'elle sorte de notre cœur nous devrons traverser une sorte d'énorme cauchemar sorti de notre péché...
Nous sommes obligés de passer par le cauchemar de Job — non parce que Dieu veut nous l'infliger, mais parce que nous sommes fabriqués de telle sorte qu'avant d'arriver à comprendre qu'il n'y a pas d'obstacles, que c'est illusoire, que ce sont les produits de notre cœur endurci, il est probable qu'il faudra souffrir beaucoup, parce qu'il faudra essayer d'aller vers Dieu : et tant qu'on va vers Dieu avec un cœur endurci, c'est Dieu qui paraît dur envers nous.
Quand Thérèse exprimait son espoir de devenir une sainte, ses Supérieures lui disaient : « Ma pauvre fille, la sainteté c'est autre chose que ce que vous pensez ! Vous n'êtes qu'une petite orgueilleuse ! Croyez-vous qu'on devient une sainte comme ça ? Il y a bien des obstacles ! Quand on a vaincu la gourmandise, il faut vaincre la colère, etc. C'est très compliqué ! »
Le conte de Kafka est une parabole de ce cauchemar : les gardes figurent les manuels de perfection sur lesquels Thérèse « se cassait la tête », et par lesquels on se laisse impressionner. Mais Thérèse dit « Non, je ne me laisserai pas impressionner, j'aurai l'audace d'avoir confiance »... et Dieu n'attendait que cela. Malgré l'apparence effarante que la sainteté est inaccessible, dès que quelqu'un ose espérer, immédiatement le cauchemar disparaît... le cauchemar de Job.
* * *
Nous sommes dans l'état du Paradis perdu. Tant que l'homme n'avait pas péché, Dieu « prenait de ses nouvelles chaque matin », et l'homme n'avait aucune difficulté à éprouver Sa visite comme une présence d'amour. Cela ne le gênait pas d'être nu et transpercé par Son Regard, car il savait que c'était un Regard d'Amour : mais dès qu'il a péché il a souffert d'être nu, et s'est caché du Regard de Dieu en se vêtant.
Citation du Père Barthélemy : « L'homme est un être qui essaie de se parer beaucoup plus que de s'habiller. Il essaie de jouer un personnage, d'avoir un air d'ange... ça le tranquillise d'avoir l'air attirant ou estimable ». Le grand pressentiment qui nous vient du juge infini logé au fond de notre conscience, c'est que nous ne sommes pas estimables. Et c'est toute la Révélation chrétienne : nous ne sommes pas estimables, mais nous sommes aimés : les deux ! Au lieu de chercher à comprendre à quel point nous sommes aimés, nous essayons d'être estimables : et tant que nous nous obstinons, nous nous heurtons à l'amour de Dieu comme à quelque chose d'odieux.
Le jeu que nous jouons les uns avec les autres, c'est de tricher (ce qui fait l'intérêt et la consistance de la littérature). Le péché n'est pas tellement de faire ceci ou cela, mais de refuser aux autres notre vrai visage, et de lui substituer une tricherie. Et justement parce que le Regard de Dieu, lui, traverse tous nos masques et les fait sauter, ce Regard nous est intolérable et nous l'éprouvons comme un ennemi. Mais si nous pouvions cesser d'avoir ce besoin de mettre un masque, si nous étions délivrés du péché originel, alors nous serions heureux d'être transparents au Regard de Dieu.
Cela ne supprimerait pas les souffrances de la terre, mais cela dissiperait le visage d'inimitié qu'on est tenté de prêter à Dieu à cause de ces souffrances — visage que les saints, eux, ne Lui prêtent pas. À cause de ce qui s’abat sur le monde et sur nous, nous subissons irrésistiblement l’impression que Dieu est contre nous — plus ou moins, mais implacablement. Il faut souffrir un certain temps avant de s’apercevoir qu’en fait c’est un cauchemar dû à notre péché : Dieu n’est pas notre ennemi.
Alors pourquoi permet-il le mal ? Cette question nourrit vite un soupçon dans notre cœur endurci. Dieu ne donne aucune explication à Job, mais son Visage se transforme parce que le cœur de Job est purifié : ce visage de « malédiction » devient un visage de bénédiction. Cela se traduit chez les saints par la capacité d’accueillir les épreuves de cette vie avec le sourire et la confiance de Thérèse de l’Enfant Jésus : et tout est transfiguré.
Nous n’en sommes pas là, car pour nous le Paradis est perdu — ce qui nous mène au début de la Genèse avec la faute originelle.

Père Marie-Dominique Molinié, in Coupable de tout pour tous