lundi 6 février 2012

En lisant... Père Armogathe, Le Syllabus, un monument en creux


La fécondité, au XIXe siècle, des refus romains
Jean Lebrun. –D'une part, vous dénoncez la politisation de l'Église, d'autre part, vous illustrez et défendez un discours social, une « politique sociale » de l'Église. Comment situer la ligne de partage ? Vos tout premiers travaux ont cherché à la trouver vers le milieu du XIXe siècle, dans ce long et difficile pontificat de Pie IX. En 1864, Pie IX croit nécessaire de publier une encyclique polémique, Quanta Cura, « Avec quel souci », et de l'assortir d'un Syllabus, d'un catalogue des « erreurs modernes ». En 1967, à vingt ans à peine, alors que vous n'aviez pas encore entamé les recherches évoquées plus haut sur le protestantisme et le jansénisme, vous avez publié un premier livre qui est la traduction de ces deux brûlots, avec tout un dossier de presse autour de leur réception. Pourquoi avoir choisi de publier ces textes qui apparaissent d'abord comme les témoins fâcheux d'une époque obscurantiste et révolue ? En stratégie ecclésiastique, n'était-ce pas faire tort à l'Église catholique que de republier ces documents oubliés ?
Jean-Robert Armogathe. – C'est à Jean-François Revel, un esprit libre, que j'ai proposé ce dossier pour son insolite collection chez Pauvert, « Libertés », de petits volumes oblongs couverts de papier brun. Les raisons qu'il avait pour l'accepter n'étaient sans doute pas les mêmes que j'avais pour le proposer. Mais l'un et l'autre nous pensons que rien ne doit rester caché sous le boisseau : lire les textes, les publier, les offrir à la libre discussion. C'est essentiel. Il faut donc bien voir comment je comprends le Syllabus : c'est un monument en creux, car il s'agit d'un catalogue d'erreurs. Je fais personnellement davantage confiance à un texte qui dit ce qu'il ne faut pas croire qu'à un texte qui dit ce qu'il faut croire. Le Syllabus énonce, pour les condamner, les propositions du moment, les propositions à la mode, une sorte de bric-à-brac théologico-journalistique. Rien ne permet de penser que les propositions contraires constituent un catéchisme catholique !
Tout de même, dans ce bric-à-brac, le pape condamne l'idée de tolérance, l'idée de séparation de l'Église et de l'État, celle de la possibilité d'une législation civile du mariage, celle de la liberté des cultes.
Ce qui est repoussé, c'est l'idée que toutes les religions se valent, ou que le mariage sacramentel est superflu. Le pape refuse qu'on puisse soutenir que l'Église n'a pas à intervenir dans la société, sur les questions de société. Les modes de vie choisis par les catholiques ne touchent pas seulement leur choix privé, leur liberté de conscience : un certain nombre de leurs choix relèvent de la loi naturelle, et sont nécessaires au bonheur de tous les hommes.
Vous avez vingt ans. Vous lisez que la proposition suivante est condamnée : « Chaque homme est libre d'embrasser et de professer la religion qu'à la lumière de la raison il aura jugée vraie ». Qu'en pensez-vous ?
C'est le type même de la proposition fausse. Le mot important semble être pour vous : « Libre d'embrasser la religion... ». Pour moi, c'est le mot : « Qu'à la lumière de la raison il aura jugée vraie ». Cette proposition ne concerne pas tant la liberté de conscience que la vérité de la religion chrétienne. Dire qu'on peut « à la lumière de la raison », embrasser n'importe quelle religion est faux. Sauf à penser que toutes les religions se valent, et sont donc également fausses, ce que l'on ne peut pas attendre du pape ; à la lumière de la raison, au strict sens des mots, on ne peut qu'adhérer à la religion rationnelle (par définition, une seule religion rationnelle : la vérité n'est pas plurielle). Dire : « À chacun sa vérité », ce n'est pas permettre la liberté de conscience, c'est déclarer fausses toutes les religions. Le pape veut faire comprendre que si la raison peut, bien effectivement, conduire à la religion rationnelle, cette religion rationnelle conduit ensuite au christianisme. Le Syllabus ne veut pas dire qu'il faille contraindre qui que ce soit à adhérer au christianisme. Il se contente de constater qu'il est faux qu'un libre examen, conduit « à la lumière de la raison », puisse mener ailleurs qu'au christianisme. N'oubliez surtout pas, à ce propos, que ce qui se passe ici, c'est la condamnation de cette proposition. Ce n'est pas l'affirmation de la proposition contradictoire.
Pourriez-vous justifier de la même manière la condamnation de la dernière et quatre-vingtième proposition, qui a le plus excité les commentateurs et détracteurs du document : « Le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès et le libéralisme et la civilisation moderne ». Il semblerait assez naturel de dire que cette proposition est vraie, et assez inoffensive de surcroît.
Pas inoffensive du tout ! Encore une fois, cela ne signifie pas que le pontife doive combattre et refuser le progrès, etc. Cela signifie qu'il est faux que le pape doive se réconcilier et transiger avec quoi que ce soit. Le pape doit « se réconcilier et transiger avec le libéralisme » ? Certainement pas ! Il est radicalement opposé au libéralisme, qui dans cette proposition est le libéralisme économique, qui livre l'ouvrier sans défense au capital (n'oublions pas que c'est le pape Léon XIII qui a employé le mot « prolétaires »). Il est plutôt opposé, en ce temps-là, dans la conjoncture européenne, au libéralisme politique qui voulait lui retirer les États de l'Église. Mais, surtout, pourquoi demander qu'il « se réconcilie et transige » avec le progrès et « la civilisation moderne » ? Qu'est-ce que cela veut dire ? En quoi la « civilisation moderne » constituait-t-elle une instance qui justifiât une telle démarche de la part du pape ? Le pontife romain n'a pas d'ordre à recevoir de la civilisation moderne, qui n'existerait pas sans le christianisme. Il est, lui, porteur de la véritable civilisation, l'Église est mère des lettres, des arts et des sciences. Un historien, Michel Lagrée, a récemment étudié les rapports entre l'Église catholique et les techniques, au XIXe et au XXe siècle. Dans La Bénédiction de Prométhée, il démontre par des textes et de nombreux exemples l'incroyable (et inattendue) curiosité des papes et de prélats ultramontains pour les dernières nouveautés techniques, du chemin de fer ou de l'aluminium (pour fabriquer des calices) jusqu'à la radio et aux ordinateurs. Guillaume Apollinaire dira de Pie X : le plus moderne des Européens ! Vous voyez qu'il faut lire les textes soigneusement, dans leur contexte historique et ne pas prendre pour vraie la contradictoire d'une proposition fausse. On apprend cela dès la deuxième heure de n'importe quel cours de logique. Ce qui est condamné dans cette proposition 80, c'est l'idée qu'on trouve dans l'Avenir de la science de Renan, qui était déjà écrit, mais pas encore publié au moment de Quanta Cura : le progrès, la civilisation moderne sont dominants, au point que le pontife romain et l'Église catholique doivent s'y soumettre absolument.
Je suis reconnaissant au Syllabus de m'avoir aidé à voir ce qui était inadmissible et intenable dans ces propositions condamnées. Les travaux de Bruno Neveu et de Philippe Levillain ont montré que les condamnations de l'Église ont aussi un rôle créateur. D'abord elles évitent de multiplier les formulations dogmatiques positives, et c'est très important, pour la liberté d'expression et de recherche que cela préserve. Dans un livre important, et peu connu en France, L'erreur et son juge. Remarques sur les censures doctrinales à l'époque moderne (1993), l'ancien président de l'École pratique des hautes études, Bruno Neveu, explique que les erreurs balisent le chemin sans pour autant le tracer. Il s'agit là d'une tradition de pensée différente de celle qui a produit aujourd'hui le Catéchisme universel de l'Église catholique : il s'agissait de rejeter l'erreur et de donner, en creux, un enseignement d'autant plus fécond qu'il n'est pas exprimé. Il serait très grave que l'Église renonçât à ce mode de définition négative, par la condamnation de l'erreur, pour toujours enseigner par des propositions positives. Le contenu doctrinal de la foi chrétienne s'est nourri, au fil de l'histoire, de condamnations bien davantage que de définitions. Il ne s'agit pas d'être pétri de bons sentiments, et de penser qu'il vaut mieux définir que condamner. En stricte logique, le contraire est plus favorable à la liberté de la recherche. C'est en ce sens que le Syllabus a été un outil créateur. Il a poussé les théologiens à définir, autrement, et plus profondément que dans la quatre-vingtième proposition, ce qui pouvait constituer le rapport légitime du pape au progrès et à la civilisation moderne. Ce qu'on a d'abord, à l'époque, présenté comme un coup d'arrêt a été un stimulant. On pourrait reprendre les différents chapitres du Syllabus et montrer, une proposition après l'autre comment elles construisent, en creux, un enseignement étonnamment moderne. Les différents chapitres de cet inventaire ébauchent un ordre nouveau, un ordre supérieur en face des erreurs que cultivaient les « dithyrambistes » de la société civile face à l'Église.
Vous cultivez le paradoxe ! Pouvez-vous donner un exemple ?
Ainsi, la pente de « ce stupide XIXe siècle » amenait à répéter, après les Lumières, que la philosophie devait être traitée sans aucune considération pour la lumière naturelle. On entend cela aussi aujourd'hui. Or, Léon XIII, dans sa grande encyclique Æterni Patris, convie les jésuites du collège romain et tous les séminaires à rechercher un traitement positif de ce qui, dans le Syllabus, était tout simplement, tout brutalement, exprimé comme le refus d'une séparation entre philosophie et Révélation. L'encyclique de Jean-Paul II, sur la raison et la foi (Fides et Ratio, 1998) reprend ce thème : la Révélation s'appuie sur les données objectives d'une recherche philosophique constante.
Autre exemple, qui nous ramène au début de notre entretien, la doctrine sociale : le Syllabus oblige à constituer une doctrine sociale, en termes positifs, qui ne soit pas le refus des réalités de la Révolution industrielle, mais qui en tienne compte et propose des moyens adaptés pour défendre et, surtout, mettre en œuvre la foi chrétienne dans sa composante caritative et sociale. L'Église catholique, au siècle dernier, ne pouvait accepter le capitalisme sauvage en train de s'établir, qui ne respectait ni la femme, ni l'enfant, ni le repos dominical, ni la justice du prix et du droit au repos, à la maladie, à la retraite. Les théoriciens hégéliens du droit avaient moins de scrupules. L'Église ne pouvait pas accepter, le Syllabus le dit clairement, un État totalitaire, ni une économie inhumaine. Vous voyez alors ici la fécondité de la régulation que le jugement de l'erreur exerce sur la recherche théologique. La rationalité de la foi en est le véritable enjeu.
Votre traduction de 1967 de Quanta Cura et du Syllabus fait une large place à la réception par le public des condamnations pontificales. Vous publiez un large dossier, très contrasté, des réactions. Malgré le large choix que vous avez fait, vous semblez quand même manifester une certaine tendresse envers Louis Veuillot, l'intransigeant journaliste du très conservateur L'Univers.
Avez-vous lu Veuillot ? A-t-on lu Veuillot ? Il écrit magnifiquement bien, n'en déplaise à Flaubert qui ne l'aimait pas (Veuillot avait écrit de Madame Bovary : « Ce n'est pas seulement de la boue et du sang : c'est de la sanie »). Il faut lire Veuillot ! C'est un très grand journaliste, et un polémiste incomparable. Cela dit, je suis moins enthousiaste qu'il y a trente ans pour son Illusion libérale. Il a la dérision facile, parfois injuste. Et sa prose étincelante tient parfois du procédé et de grosses ficelles. Mais pour un garçon de vingt ans, en 1967, cela avait un punch incomparable. C'était quand même mieux que Boris Vian ! Veuillot naviguait sur une Amazone de sottises, et il ramait à contre-courant. Il a gardé constamment une formidable énergie et ramassait de véritables étoiles de mer. Mais j'ai depuis lors découvert Léon Bloy : c'est aussi méchant, mais c'est encore mieux dit !
Vous avez aussi fait leur place aux réactions de Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans, un adversaire de Veuillot.
Félix Dupanloup (1802-1878) est moins amusant à lire que Louis Veuillot ! J'ai beaucoup lu Dupanloup, qui a écrit sur tous les grands problèmes de son temps. Il n'a pas la plume du polémiste, et quand il s'y essaie, cela sent encore le professeur de séminaire. Dupanloup est un personnage complexe, parfois contradictoire : il a une culture d'Ancien Régime, donc gallicane, il est l'ami des « libéraux », mais il va à Rome pour soutenir une thèse, il défend les droits du Saint-Siège ; il est favorable à l'infaillibilité du pape, mais il en juge la définition inopportune. Et il meurt à soixante-seize ans, alors que Rome allait en faire un cardinal ! Son commentaire du Syllabus et de l'encyclique Quanta Cura a reçu un aval officiel, un bref pontifical : c'est pourtant un commentaire modéré, que Veuillot a jugé réducteur et trompeur. En face de Veuillot, qui représente surtout lui-même, Dupanloup représente tout un courant de l'Église de France : il essaie, avec succès, de rassembler sa fidélité à Rome, son engagement catholique intransigeant, avec les positions libérales de ses amis politiques. Dupanloup est obsédé par la modernité, Veuillot est obsédé par la tradition. Dans le fond, vous savez, toute l'histoire de l'Église, depuis Pierre et Paul en conflit à Jérusalem pour savoir si l'on peut admettre des non-juifs dans la voie de Jésus sans leur imposer la circoncision, toute l'histoire de l'Église est dynamisée par cette polarité, cette tension qui peut aller jusqu'à la déchirure. La richesse de l'Église catholique, c'est de parvenir, tant bien que mal, et plutôt bien finalement, à vivre cette tension : autrement, elle serait depuis longtemps devenue une secte (et elle aurait disparu !). Mais chaque catholique vit en lui-même, s'il réfléchit tant soit peu, cette tension : puisse-t-il toujours la vivre avec cette honnêteté qui réunit Dupanloup et Veuillot, ces deux formidables champions opposés pour une même cause ! On comprendrait mieux alors pourquoi une réforme bien fondée ne peut pas se contenter d'être une réitération, mais ne constitue pas une rupture pour autant. Ni ressassement, ni ressentiment : il faut faire confiance à la vérité, qui est vivante !
Après sa présentation, peut-être officieuse, mais en tout cas fort entortillée, du Syllabus, Dupanloup ne fut pas au bout de ses peines : il y eut le concile Vatican I en 1870.
Ce concile s'inscrit dans la continuité de celui de Trente, au XVIe siècle. Ce premier concile du Vatican est important par ce qu'il a pu définir, avant l'entrée des troupes savoyardes dans Rome, et il est peut-être plus important encore par ce qu'il n'a pas pu définir : l'idée de papauté, au XXe siècle, est d'abord profondément marquée par ce concile amputé.
Rappelons brièvement les faits : le pape Pie IX ouvrit solennellement le concile le 8 décembre 1869. Huit jours après l'ouverture, sept cent soixante-deux pères conciliaires étaient présents, et ce chiffre se maintint à peu près stable pendant six mois. Mais le 18 juillet 1870, il n'y a plus que cinq cent trente-cinq pères seulement (soit plus de deux cents départs) pour prendre part au vote adoptant la constitution Pastor Æternus. On sait bien pourquoi : la déclaration de guerre entre la France et la Prusse est intervenue exactement le lendemain de ce vote, et ceux des pères du concile qui se trouvaient encore à Rome se dispersèrent précipitamment. Seuls restèrent à Rome, avec les résidents de la Curie et les Italiens, les évêques orientaux et des évêques de pays lointains. Ces derniers attendaient leurs bateaux, et leur nombre se réduisit de jour en jour : les trois séances qui se tinrent du 23 août au 1er septembre 1870 réunirent respectivement cent trente-six, cent vingt-sept et cent quatre présents. Pendant ce mois d'août, on a tenté de replâtrer les commissions, désorganisées par les départs. Une séance se tint encore le 1er septembre, mais la centaine de pères présents ce jour-là ne jugea pas utile de convenir d'une date de prochaine session (en septembre 1870, les troupes savoyardes entraient dans Rome, annexant au royaume d'Italie la ville et ses provinces). Malgré les assurances de la maison de Savoie, Pie IX décide alors d'ajourner officiellement le concile : le bilan du premier concile du Vatican se limita donc à quelques chapitres d'une constitution sur la foi et aux quatre chapitres du vaste ensemble De Ecclesia Christi qui concernaient la primauté de juridiction épiscopale et l'infaillibilité du pape : ces quatre chapitres sont devenus la constitution Pastor Æternus, qui consistait surtout à éliminer toute tentation de conciliarisme ou d'épiscopalisme. On avait préparé une seconde constitution, qui ne fut jamais discutée en raison des événements.
Ces événements, et l'histoire européenne, ne permirent pas la proche reprise du concile. Mais les papes ne restèrent pas inactifs. Libérés du souci des États pontificaux, ils renforcèrent leurs interventions auprès des épiscopats nationaux et dans les missions : Léon XIII attribua à cet effet un rôle important aux nonciatures. Leur rôle fut accru sous Pie X, dans le sens d'un contrôle des évêques et des congrégations religieuses, dont beaucoup furent invitées à transférer leurs maisons généralices à Rome (ce transfert fut d'ailleurs accéléré par les persécutions subies en Allemagne et en France par les congrégations). La publication du Code de droit canon (1918) et la grande encyclique sur les missions Maximum illud (1919) renouvelèrent en profondeur les modalités d'action du siège romain, qui s'appuya aussi sur la réforme curiale (autrement dit : du gouvernement interne de l'Église), en juillet 1908.
La réflexion théologique sur la papauté, dans l'Église catholique comme dans les autres Églises chrétiennes, fut marquée par cette évolution historique. Au cours du XXe siècle, les papes successifs ont occupé une place éminente dans la vie intérieure de l'Église comme sur la scène internationale. Benoît XV, pape de 1914 à 1922, plaide en août 1917 pour une paix juste et durable, il s'interroge sur la fin de l'Empire austro-hongrois et les conséquences du démantèlement de l'Europe centrale. On sait qu'il a été écouté, dès 1915, par les belligérants, pour l'échange des prisonniers blessés et mutilés. Paul VI (pape de 1963 à 1978) a encouragé une « politique de l'Est », tandis que le rôle moral de Jean-Paul II (depuis 1978) dans la fin du communisme européen a été considérable. Le Vatican, par ses représentations diplomatiques, les nonciatures, et sa présence dans les organismes internationaux, joue un rôle particulier de « supplément d'âme » dans le monde. Les relations internationales constituent une activité particulièrement importante du Saint-Siège.
Il reste que la définition de l'infaillibilité pontificale par le premier concile du Vatican semble avoir figé le pape et son autorité dans un rôle autocratique qui n'est guère compréhensible aujourd'hui (et qui était déjà étrange en 1870, à en juger par les oppositions que cette initiative rencontra dans les milieux catholiques !).
D'abord, l'apport le plus important, le plus nouveau de ce premier concile du Vatican, un concile amputé, je le répète, fut le premier texte, sur la foi. Son acquis essentiel est l'affirmation d'un accès rationnel à la connaissance de Dieu, coupant court au fidéisme, qui était la réponse peureuse, dans l'Église, à la montée de l'exégèse critique et des connaissances philosophiques et scientifiques. Le fidéisme est une position de repli : croire sans comprendre. Le concile prend une position offensive : comprendre pour croire. Les rédacteurs du texte, des théologiens jésuites de Rome, ont voulu affirmer le primat de la raison, sans céder le terrain aux adversaires du christianisme. L'affirmation de l'infaillibilité pontificale (rappelons qu'il s'agit de l'infaillibilité « du siège romain », et non pas d'une infaillibilité personnelle « du pape ») est à lire dans ce contexte. Il faut enfin rappeler que l'infaillibilité, qui est surtout un constat, bien plus qu'une innovation, est entourée de telles conditions que l'usage en reste fort exceptionnel.
Mais la Curie, aujourd'hui encore, quand elle veut pousser les feux d'un texte pontifical, sous-entend qu'il est marqué du sceau de l'infaillibilité, qu'il s'agisse d'Humanæ Vitæ et de l'opposition de Paul VI à la contraception artificielle, ou du refus par Jean-Paul II de l'ordination des femmes.
Ces exemples posent le problème, délicat, qui m'a toujours passionné, de la régulation doctrinale dans l'Église. Certains imaginent l'Église comme une autocratie, qui pourrait se permettre de résoudre tous les problèmes à coups de décisions infaillibles. D'autres, au nom d'on ne sait quelle démocratie, crient haro sur le pouvoir personnel du pape et sur son magistère ordinaire d'enseignement et de décision (disciplinaire ou doctrinale, sur les mœurs comme sur la foi). Ces deux points de vue opposés ne sont pas seulement ceux d'adversaires de l'Église : des factions internes les représentent fort bien, à Rome comme dans le reste du monde. Mais l'Église n'est ni ceci ni cela : ce n'est pas une autocratie, où le pape aurait tous les pouvoirs, n'en déplaise à quelques chantres du pouvoir romain, ce n'est pas non plus une démocratie, même pas une monarchie constitutionnelle, où s'exerceraient les pressions antagonistes des différents courants d'opinion. Je ne crois ni à l'analyse du ressentiment, pratiquée par des auteurs travaillés par le complexe antiromain (le théologien suisse Hans Küng en est un bon exemple), ni à l'invocation permanente, incantatoire, du ressassement, de la tradition. L'Église est un extraordinaire « système de production » où n'est fécond, en aval, que ce qui surgit, en amont, de la tradition.
Comment avez-vous réagi à l'annonce de la béatification de Pie IX ?
En rappelant d'abord qu'il fut un pape d'esprit moderne, en face des transformations technologiques et politiques du XIXe siècle. Parmi les dirigeants du temps, il fut le premier à comprendre l'importance des mouvements nationaux, à voir la montée des forces d'unification et les dangers que cela représentait pour la paix de l'Europe. Il dut pratiquer la répression temporelle (son Premier ministre, Rossi, fut assassiné), mais il supprima la peine de mort dans ses États. Pie XII, qui devrait être canonisé, est un génie politique aux visions lointaines, ce fut aussi le premier pape résolument ouvert aux questions d'éthique médicale. L'un et l'autre, au XIXe et au XXe siècle, furent des papes résolument modernes.


Jean-Robert Armogathe, in Raisons d'Eglise