mardi 3 avril 2012

En dupant... René Girard, Le triomphe de la Croix


Dans l'ordre anthropologique, je définis la révélation comme la représentation vraie de ce qui jamais encore n'avait été représenté jusqu'au bout, ou avait été représenté faussement, le tous-contre-un mimétique, le mécanisme victimaire, précédé de ses antécédents, les scandales « inter-dividuels ».
Dans les mythes ce mécanisme est toujours falsifié au détriment des victimes et à l'avantage des persécuteurs. Dans la Bible la vérité est fréquemment suggérée, évoquée, et même partiellement représentée mais jamais de façon complète et parfaite. Les Évangiles pris dans leur totalité sont très littéralement cette représentation.
Dès qu'on comprend ceci, un texte de l'épître aux Colossiens qui paraît d'abord obscur dévient lumineux :
[Le Christ] a effacé, au détriment des commandements, l'accusation qui se retournait contre nous ; il l'a fait disparaître, il l'a clouée à la croix, il a dépouillé les Principautés et les Puissances, il les a données en spectacle à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal.
(Col 2, 14-15)
L'accusation qui se retournait contre les hommes, c'est l'accusation contre la victime innocente dans les mythes. En rendre les principautés et les puissances responsables, c'est la même chose que d'en rendre Satan lui-même responsable, dans son rôle d'accusateur public, que j'ai déjà mentionné.
Avant le Christ l'accusation satanique était toujours victorieuse en vertu de la contagion violente qui enfermait les hommes dans les systèmes mythico-rituels. La crucifixion réduit la mythologie à l'impuissance en révélant la contagion dont l'efficacité trop grande dans les mythes empêche les communautés de repérer jamais la vérité, à savoir l'innocence de leurs victimes.
Cette accusation soulageait temporairement les hommes de leur violence mais elle « se retournait » contre eux car elle les asservissait à Satan, autrement dit aux principautés et aux puissances avec leurs dieux mensongers et leurs sacrifices sanglants.
En rendant son innocence manifeste dans les récits de la Passion, Jésus a « effacé » cette dette, « il l'a fait disparaître ». C'est lui maintenant qui cloue cette accusation sur la Croix, autrement dit qui en révèle la fausseté. Alors que d'habitude l'accusation cloue la victime sur la Croix, ici au contraire l'accusation est elle-même clouée et en quelque sorte exhibée et exposée en tant que mensongère. La Croix fait triompher la vérité car, dans les récits évangéliques, la fausseté de l'accusation est révélée, l'imposture de Satan ou, ce qui revient au même, celle des principautés et des puissances est à jamais discréditée dans le sillage de la crucifixion. Ce sont toutes les victimes du même type qui sont réhabilitées.
Satan faisait des humains ses obligés, ses débiteurs, en même temps que les complices de ses crimes. En révélant le caractère mensonger de tout son jeu, la Croix expose les hommes à surcroît temporaire de violence mais plus fondamentalement elle libère l'humanité d'une servitude qui dure depuis le début de l'histoire humaine.
Ce n'est pas seulement l'accusation qui est clouée à la Croix, et exposée au regard de tous : les principautés et les puissances elles-mêmes sont données en spectacle à la face du monde et entraînées dans le cortège triomphal du Christ crucifié, elles aussi sont en quelque sorte crucifiées. Loin d'être fantaisistes et improvisées, ces métaphores sont d'une exactitude à vous couper le souffle en ceci que le révélé et le révélateur ici et là ne font qu'un : dans les deux cas c'est le tous-contre-un dont la vraie nature, mimétique, est dissimulée dans le cas de Satan et des puissances, révélée dans la crucifixion du Christ, dans les récits véridiques de la Passion.
La Croix et l'origine satanique des fausses religions et des puissances ne sont qu'un seul et même phénomène, révélé dans un cas, dissimulé dans l'autre. C'est pourquoi Dante, au fond de son Enfer, a représenté Satan cloué sur la croix 1.
Dès que le mécanisme victimaire est correctement épinglé ou plutôt cloué sur la Croix, son caractère dérisoire, insignifiant apparaît au grand jour et tout ce qui repose sur lui dans le monde perd graduellement son prestige, s'affaiblit et finira par disparaître.
La métaphore principale est celle du triomphe au sens romain, c'est-à-dire la récompense que Rome accordait à ses généraux victorieux. Debout sur son char le triomphateur faisait une entrée solennelle dans la Ville sous les acclamations de la foule. Dans son cortège figuraient les chefs ennemis enchaînés. Avant de faire exécuter ces derniers, on les exhibait, telles des bêtes féroces réduites à l'impuissance. Vercingétorix joua ce rôle dans le triomphe de César.
Le général victorieux est ici le Christ et sa victoire c'est la Croix. Ce dont le christianisme triomphe c'est de l'organisation païenne du monde. Les chefs ennemis enchaînés derrière leur vainqueur sont les principautés et les puissances. L'auteur compare les effets irrésistibles de la Croix à ceux de la force militaire encore toute-puissante au moment où il écrivait, l'armée romaine.
De toutes les idées chrétiennes aucune de nos jours ne suscite plus de sarcasmes que celle qui s'exprime si ouvertement dans notre texte, l'idée d'un triomphe de la Croix. Aux chrétiens vertueusement progressistes, elle paraît aussi arrogante qu'absurde. Pour définir l'attitude qu'ils réprouvent ils ont mis à la mode le terme de triomphalisme. S'il existe quelque part une charte originelle du triomphalisme c'est le texte que je suis en train de commenter. Elle semble écrite tout exprès, dirait-on, pour exciter l'indignation des modernistes toujours très soucieux de rappeler l'Église à son devoir d'humilité.
Mais il y a dans cette triomphante métaphore un paradoxe trop évident pour ne pas être délibéré, pour ne pas relever d'une intention ironique. La violence militaire est aussi étrangère que possible à ce dont parle réellement l'épître. La victoire du Christ n'a rien à voir avec celle d'un général victorieux : au lieu d'infliger sa violence aux autres, le Christ la subit. Ce qu'il faut retenir ici dans l'idée du triomphe ce n'est pas l'aspect militaire, c'est l'idée d'un spectacle offert à tous les hommes, c'est l'exhibition publique de ce que l'ennemi aurait dû dissimuler afin de se protéger, afin de persévérer dans son être que lui dérobe la Croix.
Loin d'être obtenu par la violence, le triomphe de la Croix est le fruit d'un renoncement si total que la violence peut se déchaîner tout son saoul sur le Christ, sans se douter qu'en se déchaînant, elle rend manifeste ce qu'il lui importe de dissimuler, sans soupçonner que ce déchaînement va se retourner contre elle cette fois car il sera enregistré et représenté très exactement dans les récits de la Passion.
Si on ne voit pas le rôle des contagions mimétiques dans la vie des sociétés, l'idée que les principautés et les puissances sont exhibées et dépouillées par la Croix apparaît comme une absurdité, une inversion pure et simple de la vérité.
C'est tout le contraire de ce qu'affirme notre texte, semble-t-il, qui s'est produit lors de la crucifixion. Ce sont les principautés et les puissances qui ont cloué le Christ sur la Croix et l'ont dépouillé de tout sans qu'il en résulte pour elles le moindre dommage.
Notre texte contredit donc insolemment tout ce qu'un certain bon sens regarde comme la dure et triste vérité derrière la Passion. Loin d'être invisibles, les puissances sont des présences éclatantes dans notre monde. Elles y tiennent le haut du pavé. Elles ne cessent de s'y pavaner, de faire étalage de leur pouvoir et de leur luxe. On n'a pas besoin de les exhiber, elles s'exhibent en permanence.
L'idée du triomphe de la Croix paraît tellement absurde aux yeux des exégètes soi-disant scientifiques qu'ils y voient volontiers une de ces inversions complètes auxquelles les désespérés soumettent le réel lorsque leur univers s'effondre et qu'ils ne peuvent plus affronter la vérité... C'est ce que les psychiatres appellent un phénomène de compensation. Les êtres dévastés par une catastrophe irréparable, privés de tout espoir concret, intervertissent tous les signes qui les renseignent sur le réel : de tous les moins ils font des plus et de tous les plus ils font des moins. C'est ce qui est arrivé aux disciples de Jésus après la crucifixion, c'est ce que les croyants appellent la Résurrection.
La précision et la sobriété des récits de la crucifixion, leur unité aussi, plus nette que celle du reste des Évangiles, ne donnent nullement l'impression de refléter l'espèce de catastrophe psychique, de rupture avec le réel imaginée par ces critiques.
L'idée du triomphe de la Croix s'explique très bien de façon rationnelle, sans recourir à des hypothèses psychologiques. Elle correspond à une réalité indubitable que nous allons bientôt constater. La Croix a vraiment transformé le monde et on peut donner de sa puissance une interprétation qui ne fait pas appel à la foi religieuse. On peut donner au triomphe de la Croix un sens plausible dans un contexte purement rationnel.
La plupart des hommes, lorsqu'ils réfléchissent à la Croix, ne voient que l'événement dans sa brutalité, la mort terrible de Jésus qui s'est déroulée, semble-t-il, de façon à infliger au triomphalisme de notre épître le démenti le plus cinglant.
À côté de l'événement brut, toutefois, qui donne l'avantage immédiat aux principautés et aux puissances puisqu'il le débarrasse de Jésus, il existe une autre histoire méconnue par les historiens et pourtant tout aussi réelle, tout aussi objective que la leur et c'est l'histoire non des événements eux-mêmes mais de leur représentation.
L'événement qui se situe derrière les mythes et qui les gouverne sans que les mythes nous permettent de le repérer car ils le défigurent et le transfigurent, les Évangiles, je le répète, le représentent tel qu'il est, dans toute sa vérité, et mettent cette vérité jamais repérée par les hommes à la disposition de toute l'humanité.
En dehors des récits de la Passion et des chants du Serviteur de Yahvé, les principautés et les puissances sont visibles dans leur splendeur extérieure mais elles sont invisibles et inconnues dans leur origine violente, honteuse. L'envers du décor n'est jamais là et c'est cet envers que la Croix du Christ, pour la première fois, apporte aux hommes.
Pour tout ce qui touche à leur fausse gloire, les puissances se chargent de leur propre publicité mais ce que la Croix révèle à leur sujet, c'est la honte de leur origine violente qui doit rester dissimulée pour empêcher leur effondrement.
C'est ce qu'exprime l'image des principautés et puissances « données en spectacle à la face du monde », traînées dans « le cortège triomphal » du Christ.
En clouant le Christ sur la Croix les puissances croyaient faire ce qu'elles font d'habitude en déclenchant le mécanisme victimaire, elles croyaient écarter une menace de révélation, elles ne se doutaient pas qu'en fin de compte,, elles faisaient tout le contraire, elles travaillaient à leur propre anéantissement, elles se clouaient elles-mêmes sur la Croix en quelque sorte, dont elles ne soupçonnaient pas le pouvoir révélateur.
En privant le mécanisme victimaire des ténèbres dont il doit s'entourer pour gouverner toutes choses, la Croix bouleverse le monde. Sa lumière prive Satan de son pouvoir principal, celui d'expulser Satan. Une fois que ce soleil noir sera tout entier éclairé par la Croix, il ne pourra plus limiter sa capacité de destruction. Satan détruira son royaume et il se détruira lui-même.
Comprendre ceci c'est comprendre pourquoi Paul voit dans la Croix la source de tout savoir sur le monde et sur les hommes aussi bien que sur Dieu. Lorsque Paul affirme ne rien vouloir connaître en dehors du Christ crucifié, il ne fait pas de l'« anti-intellectualisme ». Ce n'est pas un mépris pour la connaissance qui s'affiche. Il croit très littéralement qu'il n'y a pas de savoir supérieur à celui du Christ crucifié. Si on se met à cette école-là on en saura plus à la fois sur les hommes et sur Dieu que si l'on s'adresse à toute autre source de savoir.
La souffrance de la Croix est le prix que Jésus accepte de payer pour offrir à l'humanité cette représentation vraie de l'origine dont elle reste prisonnière, et pour priver à la longue le mécanisme victimaire de son efficacité.
Dans le triomphe d'un général victorieux, l'exhibition humiliante du vaincu est seulement une conséquence de la victoire, alors qu'ici c'est cette victoire elle-même, c'est le dévoilement de l'origine violente. Ce n'est pas parce qu'elles sont défaites que les puissances sont données en spectacle, c'est parce qu'elles sont données en spectacle qu'elles sont défaites.
Il y a de l'ironie donc dans la métaphore du triomphe militaire et ce qui la rend savoureuse c'est le fait que Satan et ses cohortes ne respectent que la puissance. Ils ne pensent qu'en termes de triomphe militaire. Ils sont donc battus par une arme dont l'efficacité leur est inconcevable, elle contredit toutes leurs croyances, toutes leurs valeurs. C'est l'impuissance la plus radicale qui triomphe du pouvoir d'auto-expulsion satanique.
* * *
Pour comprendre la différence entre la mythologie et les Évangiles, entre la dissimulation mythique et la révélation chrétienne, il faut donc cesser de confondre la représentation avec la chose représentée.
Beaucoup d'exégètes s'imaginent que lorsqu'une chose est représentée dans un texte, celui-ci est en quelque sorte soumis à sa propre représentation. Ils pensent que ce mécanisme victimaire dont je ne cesse de parler doit dominer les Évangiles, puisque c'est là seulement qu'il est vraiment visible et pas ailleurs. On tient ce même mécanisme pour absent au contraire de la mythologie parce qu'il n'y est jamais représenté, parce qu'il n'y a aucun indice explicite de sa présence.
On s'étonne de me voir dire que le meurtre collectif est essentiel pour la genèse des mythes, et qu'il n'a rien à nous dire au contraire sur la genèse des Évangiles.
Le meurtre collectif, ou mécanisme victimaire, a tout à voir avec la genèse des textes qui ne le représentent pas et ne peuvent pas le représenter précisément parce qu'ils reposent réellement sur lui, parce que le mécanisme victimaire est leur principe générateur. Ces textes sont les mythes.
Les exégètes sont dupes de la tendance de notre esprit à conclure trop vite que les textes qui font état de la violence collective sont des textes violents dont nous avons le devoir de dénoncer la violence.
Sous l'influence du nietzschéisme notre esprit tend à fonctionner sur le principe du « pas de fumée sans feu », aussi mystificateur que possible dans le cas qui nous occupe. Ils traitent la révélation judéo-chrétienne comme une espèce de symptôme freudien ou nietzschéen au sens de « la morale des esclaves ». Ils voient dans la révélation du mécanisme victimaire l'affleurement d'un ressentiment social, par exemple. Jamais ils ne se demandent si cette révélation, par hasard, ne serait pas justifiée.
C'est là où il n'est pas représenté que l'emballement mimétique peut jouer un rôle générateur du fait même qu'il n'est pas représenté. Une fois que la communauté tout entière a succombé à la contagion, tout ce qu'elle dit, c'est le mimétisme violent qui le dit pour elle, c'est le mimétisme qui dit la culpabilité de la victime et l'innocence des persécuteurs. Ce n'est plus vraiment cette communauté qui parle, c'est celui que les Évangiles nomment l'accusateur, Satan.
Les exégètes faussement scientifiques ne voient pas que le judaïque et le chrétien sont les premières représentations révélatrices et libératrices à l'égard d'une violence qui est là depuis toujours mais qui, jusqu'au biblique, restait dissimulée dans l'infrastructure mythologique.
Sous l'influence de Nietzsche et de Freud, on va chercher d'emblée dans ces textes, dont la référentialité est toujours niée sans la moindre preuve, les indices d'un « complexe de persécution » dont le judéo-chrétien dans son ensemble serait affligé, alors que la mythologie, au contraire, en serait exempte.
La preuve que tout ceci est absurde, c'est la superbe indifférence, le mépris royal dont la mythologie fait preuve à l'égard de tout ce qui suggère une violence possible des forts contre les faibles, des majorités contre les minorités, des bien-portants contre les malades, des normaux contre les anormaux, des autochtones contre les étrangers, etc.
La confiance moderne dans les mythes est d'autant plus étrange de nos jours que nos contemporains se montrent terriblement soupçonneux à l'égard de leur propre société. Ils voient partout des victimes dissimulées sauf là où il y en a vraiment, dans les mythes qu'ils ne regardent jamais d'un œil vraiment critique.
Sous l'influence du nietzschéisme toujours, les penseurs contemporains ont pris l'habitude de voir dans les mythes des textes aimables, sympathiques, allègres, guillerets, très supérieurs à l'Écriture judéo-chrétienne dominée, elle, non par un souci légitime de justice et de vérité, mais par un soupçon morbide...
Si on adopte cette vision, et tout le monde peu ou prou l'adopte dans le monde actuel, on prend pour argent comptant l'absence apparente de violences injustes dans les mythes, ou la transfiguration esthétique de ces violences. Le judaïque et le chrétien passent pour trop obsédés au contraire par les persécutions pour ne pas entretenir avec elles un rapport trouble qui suggère leur culpabilité.
Pour appréhender le malentendu dans son énormité, il faut le transposer dans une affaire de victime injustement condamnée, une affaire si bien éclaircie désormais qu'elle exclut tout malentendu.
À l'époque où le capitaine Dreyfus, condamné pour un crime qu'il n'avait pas commis, purgeait sa peine à l'autre bout du monde, d'un côté il y avait les « antidreyfusards » extrêmement nombreux et parfaitement sereins et satisfaits car ils tenaient leur victime collective et se félicitaient de la voir justement châtiée.
De l'autre côté il y avait les défenseurs de Dreyfus, très peu nombreux d'abord et qui passèrent longtemps pour des traîtres patentés ou, au mieux, pour des mécontents professionnels, de véritables obsédés, toujours occupés à remâcher toutes sortes de griefs et de soupçons dont personne autour d'eux ne voyait le bien-fondé. On cherchait dans la morbidité personnelle ou dans les préjugés politiques la raison du comportement dreyfusard.
En réalité, l'antidreyfusisme était un véritable mythe, une accusation fausse universellement confondue avec la vérité, entretenue par une contagion mimétique si surexcitée par le préjugé antisémite qu'aucun fait pendant des années ne parvint à l'ébranler.
Ceux qui célèbrent l'« innocence » des mythes, leur joie de vivre, leur bonne santé et qui opposent tout cela au soupçon maladif de la Bible et des Évangiles commettent la même erreur, je pense, que ceux qui optaient hier pour l'antidreyfusisme contre le dreyfusisme. C'est bien ce que proclamait à l'époque un écrivain nommé Charles Péguy.
Si les dreyfusards n'avaient pas combattu pour imposer leur point de vue, s'ils n'avaient pas souffert, au moins certains d'entre eux, pour la vérité, s'ils avaient admis, comme on le fait de nos jours, que le fait même de croire en une vérité absolue est le vrai péché contre l'esprit, Dreyfus n'aurait jamais été réhabilité, le mensonge aurait triomphé.
Si on admire les mythes qui ne voient de victimes nulle part, et si on condamne la Bible et les Évangiles parce qu'au contraire ils en voient partout, on renouvelle l'illusion de ceux qui, à l'époque héroïque de l'Affaire, refusaient d'envisager la possibilité d'une erreur judiciaire. Les dreyfusards ont fait triompher à grand-peine une vérité aussi absolue, intransigeante et dogmatique que celle de Joseph dans son opposition à la violence mythologique.
* * *
Le mécanisme victimaire n'est pas un thème comme les autres, simplement littéraire. C'est un principe d'illusion, qui ne peut pas figurer en clair dans les textes qu'il gouverne. Si ce principe apparaît explicitement, en tant que principe d'illusion, et c'est ce qu'il fait dans la Bible et les Évangiles, il ne domine certainement pas ceux-ci, au sens où il peut toujours dominer les textes où il n'apparaît pas.
Aucun texte ne peut éclairer l'emballement mimétique sur lequel il repose, aucun texte ne peut reposer sur l'emballement mimétique qu'il éclaire. Il faut donc se garder de confondre la question de la victime unanime avec ce dont parle la critique littéraire, à savoir un de ces thèmes ou motifs qu'on attribue à un écrivain lorsqu'on constate leur présence dans ses écrits, et qu'on ne lui attribue pas, au contraire, si on constate leur absence.
L'erreur à ce sujet est facile à reconnaître mais plus facile encore à méconnaître et elle est partout méconnue. Personne ne soupçonne que si les mythes ne parlent jamais de violence arbitraire, ce pourrait bien être parce qu'ils reflètent sans le savoir la virulence d'une persécution qui ne voit de victimes nulle part mais seulement des coupables justement expulsés, des Œdipe qui ont toujours « réellement » commis leurs parricides et leurs incestes.
Les contenus mythiques sont entièrement déterminés par des emballements mimétiques auxquels les mythes sont trop soumis pour soupçonner leur propre soumission. Aucun texte ne peut faire allusion au principe d'illusion qui le gouverne.
Être victime d'une illusion c'est la tenir pour vraie, c'est donc être incapable de la signaler en tant qu'illusion. En signalant la première l'illusion persécutrice, la Bible amorce une révolution qui, par l'intermédiaire du christianisme, s'étendra peu à peu à l'humanité entière sans être vraiment comprise par ceux qui font métier de tout comprendre. C'est ici le sens principal, je pense, d'une des phrases capitales des Évangiles sous le rapport « épistémologique » : « Je te bénis, Père, ... d'avoir caché cela aux sages et aux habiles et de l'avoir révélé aux tout-petits » (Matthieu 11, 25).
La condition sine qua non pour que le mécanisme victimaire domine un texte c'est qu'il n'y figure pas en tant que thème explicite. Et la réciproque est vraie. Un mécanisme victimaire ne peut pas dominer un texte — les Évangiles — où il figure explicitement.
Il y a là un paradoxe dont il faut voir l'horreur, car c'est l'horreur de la Passion, c'est toujours l'individu ou le texte révélateur qui passe pour responsable des violences inexcusables qu'il révèle. C'est le messager, en somme, comme fait la Cléopâtre de Shakespeare, qu'on tient pour responsable des vérités déplaisantes qu'il apporte. C'est le propre des mythes que de cacher la violence. C'est le propre de l'Ecriture judéo-chrétienne que de la révéler et d'en souffrir les conséquences.
Le principe d'illusion qu'est le mécanisme victimaire ne peut pas apparaître au grand jour sans perdre sa puissance structurante. Il exige l'ignorance de persécuteurs qui « ne savent pas ce qu'ils font ». Il exige pour bien fonctionner les ténèbres de Satan.
Les mythes n'ont pas conscience de leur propre violence, qu'ils font passer au niveau transcendantal, en démonisant-divinisant leurs propres victimes. Ce sont ces violences-là justement qui dans la Bible deviennent visibles. Les victimes deviennent de vraies victimes non plus coupables mais innocentes. Les persécuteurs deviennent de vrais persécuteurs, non plus innocents mais coupables. Ce ne sont pas nos prédécesseurs que nous mettons sans cesse en accusation qui sont coupables, c'est nous qui sommes inexcusables.
Un mythe est la non-représentation mensongère qu'un emballement mimétique et son mécanisme victimaire donnent d'eux-mêmes par l'intermédiaire de la communauté qui en est le jouet. L'emballement mimétique n'est jamais objectivé, jamais représenté au sein du discours mythique, il est le vrai sujet de celui-ci, toujours dissimulé. Il est celui que les Évangiles nomment Satan ou le diable.
Si je me répète autant que je le fais c'est parce que l'erreur que je signale est constamment répétée autour de moi et qu'elle joue un rôle essentiel dans le paradoxe de la Croix.
* * *
La preuve qu'il est difficile de comprendre ce que je viens de dire ou trop facile peut-être, c'est que Satan lui-même ne l'a pas compris. Ou plutôt, il l'a compris trop tard pour protéger son royaume. Son manque de rapidité a eu, sur l'histoire humaine, des conséquences formidables.
Dans sa première épître aux Corinthiens, Paul écrit : « Si les princes de ce monde avaient connu [la sagesse de Dieu] ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de gloire » (1 Co 2, 8).
« Les princes de ce monde », qui sont ici la même chose que Satan, ont crucifié le Seigneur de gloire parce qu'ils attendaient de cet événement certains résultats favorables à leurs intérêts. Ils espéraient que le mécanisme fonctionnerait comme d'habitude, à l'abri des regards indiscrets, et qu'ils seraient débarrassés de Jésus et de son message. Au début de l'affaire ils avaient d'excellentes raisons de penser que tout se passerait très bien.
La crucifixion est un mécanisme victimaire comme les autres, il se déclenche comme les autres, il se déroule comme les autres et pourtant il a des résultats différents de tous les autres.
Jusqu'à la Résurrection, rien ne laissait prévoir le retournement d'un emballement mimétique auquel les disciples eux-mêmes avaient déjà à demi succombé. Les princes de ce monde pouvaient se frotter les mains et pourtant, en fin de compte, leurs calculs ont été déjoués. Au lieu d'escamoter une fois de plus le secret du mécanisme victimaire, les quatre récits de la Passion le diffusent aux quatre coins du monde, ils lui donnent une publicité gigantesque.
A partir de la phrase de Paul que je viens de citer, Origène et de nombreux Pères de langue grecque ont élaboré une thèse qui a joué un grand rôle pendant des siècles, celle de Satan dupé par la Croix 2. Dans cette formule, Satan équivaut à ceux que saint Paul nomme les « princes de ce monde ».
Dans le christianisme occidental, cette thèse n'a jamais connu la même faveur qu'en Orient et finalement, pour autant que je sache, elle a complétement disparu. On l'a même soupçonnée de « pensée magique ». On se demande si elle ne fait pas jouer à Dieu un rôle indigne de lui.
Elle assimile la Croix à une espèce de piège divin, une ruse de Dieu, plus forte encore que les ruses de Satan. Sous la plume de certains Pères une métaphore bizarre surgit qui a contribué à la méfiance occidentale. Le Christ est comparé à l'appât que le pêcheur accroche à son hameçon pour prendre au piège de sa gourmandise un poisson qui n'est autre que Satan.
Le rôle que cette thèse fait jouer à Satan inquiète les Occidentaux. À mesure que le temps passe, le rôle du diable se rétrécit dans la pensée théologique. Sa disparition est fâcheuse dans la mesure où Satan ne fait qu'un avec le mimétisme conflictuel seul capable d'éclairer la signification véritable et la légitimité de la conception patristique.
La découverte du cycle mimétique, ou satanique, permet de comprendre que la thèse de Satan dupé par la Croix contient une intuition essentielle. Elle tient compte du type d'obstacle que les conflits mimétiques opposent à la révélation chrétienne.
Les sociétés mythico-rituelles sont prisonnières d'une circularité mimétique à laquelle elles ne peuvent pas échapper puisqu'elles ne la repèrent même pas. C'est vrai encore aujourd'hui : toutes nos pensées sur l'homme, toutes nos philosophies, toutes nos sciences sociales, toutes nos psychanalyses, etc., sont fondamentalement païennes en ceci qu'elles reposent sur un aveuglement au mimétisme conflictuel analogue à celui des systèmes mythico-rituels eux-mêmes.
En nous permettant d'accéder à l'intelligence du mécanisme victimaire et des cycles mimétiques, les récits de la Passion permettent aux hommes de repérer leur prison invisible et de comprendre leur besoin de rédemption.
N'étant pas en communion avec Dieu, les « princes de ce monde » n'ont pas compris que les comptes rendus du mécanisme victimaire déclenché contre Jésus seraient très différents des comptes rendus mythiques. S'ils avaient pu lire l'avenir, non seulement ils n'auraient pas encouragé la crucifixion mais ils s'y seraient opposés de toutes leurs forces.
Lorsque les princes de ce monde finalement ont compris la portée réelle de la Croix, il était trop tard pour revenir en arrière : Jésus était crucifié, les Évangiles rédigés. Paul a donc raison d'affirmer : « Si les princes de ce monde avaient connu la sagesse de Dieu, ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de gloire ».
En rejetant l'idée de Satan dupé par la Croix, l'Occident se prive d'une richesse irremplaçable dans le domaine de l'anthropologie.
Les théories médiévales et modernes de la rédemption vont toutes chercher du côté de Dieu, de son honneur, de sa justice, ou même de sa colère, ce qui fait obstacle au salut. Elles ne réussissent pas à trouver l'obstacle là où elles devraient le chercher, dans l'humanité pécheresse, dans les rapports entre les hommes, dans le mimétisme conflictuel, qui est la même chose que Satan. Elles parlent beaucoup de péché originel mais elles ne parviennent pas à en concrétiser l'idée. C'est pourquoi, même si elles sont théologiquement vraies, elles donnent une impression d'arbitraire et d'injustice envers l'humanité.
Une fois le mauvais mimétisme repéré, l'idée de Satan dupé par la Croix acquiert un sens précis que les Pères grecs visiblement pressentaient sans parvenir à l'expliciter d'une façon entièrement satisfaisante.
Être « fils du diable » au sens de l'Évangile de Jean, c'est être enfermé, on l'a vu, dans le système mensonger du mimétisme conflictuel qui ne peut déboucher que sur les systèmes mythico-rituels ou, de nos jours, sur ces formes plus modernes d'idolâtrie que sont les idéologies par exemple ou le culte de la science.
Les Pères grecs avaient raison de dire que, dans la Croix, Satan est le mystificateur pris au piège de sa propre mystification. Le mécanisme victimaire était son bien personnel, sa chose à lui, l'instrument de cette auto-expulsion qui met le monde à ses pieds. Dans la Croix ce mécanisme échappe une fois pour toutes au contrôle que Satan exerçait sur lui et le monde change de face.
Si Dieu a permis à Satan de régner un certain temps sur l'humanité c'est parce qu'il savait à l'avance que le moment venu, le Christ aurait raison de cet adversaire en mourant sur la Croix. La sagesse divine avait prévu depuis toujours que le mécanisme victimaire serait retourné comme un gant, dévoilé, éventé, désamorcé dans les récits de la Passion et que ni Satan ni les puissances ne pourraient empêcher cette révélation.
En déclenchant le mécanisme victimaire contre Jésus, Satan croyait protéger son royaume, défendre son bien, sans se rendre compte qu'il faisait tout le contraire. Il faisait exactement ce que Dieu souhaitait qu'il fît. Seul Satan pouvait mettre en route, sans s'en douter, le processus de sa propre destruction.
La thèse de Satan dupé par la Croix a besoin d'être complétée par une définition claire de ce qui emprisonne les hommes dans le royaume de Satan, et cette définition seuls le mimétisme conflictuel et sa conclusion victimaire peuvent la fournir. Il ne faut pas en conclure qu'il suffit de repérer le mimétisme pour en être débarrassé.
Le texte de Paul d'où j'ai extrait la phrase que je viens de commenter est porté par un souffle spirituel extraordinaire. Paul y pressent l'existence d'un plan divin qui porte sur toute l'histoire humaine, et qu'il ne peut pas vraiment formuler. Il débouche sur des balbutiements extatiques plutôt que sur une thèse pleinement développée. Il évoque une sagesse mystérieuse, demeurée cachée, celle que dès avant les siècles Dieu a par avance destinée pour notre gloire, celle qu'aucun des princes de ce monde n'a connue — s'ils l'avaient connue, ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de la Gloire. Comme il est écrit, nous annonçons ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme... (1 Co 2, 6-9).
Dieu a permis à Satan de régner un certain temps sur l'humanité, prévoyant que, le moment venu, il aurait raison de lui en mourant sur la Croix. Grâce à cette mort, la sagesse divine le savait, le mécanisme victimaire serait neutralisé et, loin de s'opposer efficacement à cela, Satan y participerait sans le savoir. En faisant de Satan la victime d'une espèce de ruse divine, les Pères grecs suggèrent des aspects de la révélation aujourd'hui obscurcis parce qu'ils portent essentiellement sur l'anthropologie de la Croix.
Satan lui-même a mis la vérité à la disposition des hommes, il a rendu possible le retournement de son propre mensonge, il a rendu la vérité de Dieu universellement lisible.
L'idée de Satan dupé par la Croix n'est donc pas magique du tout et n'offense nullement la dignité de Dieu. La ruse dont Satan est la victime ne comporte ni la moindre violence ni la moindre dissimulation de la part de Dieu. Ce n'est pas vraiment une ruse, c'est l'impuissance du prince de ce monde à comprendre l'amour divin. Si Satan ne voit pas Dieu, c'est parce qu'il est tout entier mimétisme conflictuel. Il est extrêmement perspicace pour tout ce qui touche aux conflits rivalitaires, aux scandales et à leurs suites persécutrices mais il est aveugle à toute réalité autre que celle-là. Satan fait du mauvais mimétisme ce que j'espère ne pas en faire moi-même, une théorie totalitaire et infaillible qui rend le théoricien, humain ou satanique, sourd et aveugle à l'amour de Dieu pour les hommes et à l'amour des hommes entre eux.
C'est Satan qui transforme lui-même son propre mécanisme en un piège dans lequel il tombe. Dieu ne se conduit pas d'une manière déloyale même envers Satan, mais il se laisse crucifier pour le salut des hommes, ce que Satan ne peut absolument pas concevoir.
Le prince de ce monde a trop compté sur l'extra-ordinaire puissance de dissimulation du mécanisme victimaire.
Les Évangiles eux-mêmes attirent notre attention sur la perte de l'unanimité mythique partout où Jésus intervient. Jean en particulier signale à maintes reprises la division entre les témoins après les paroles et les actes de Jésus.
Après chaque intervention de Jésus, les témoins se querellent et, loin d'unifier les hommes, son message suscite le désaccord et la division. C'est dans la crucifixion surtout que cette division joue un rôle capital. Sans elle il n'y aurait pas de révélation évangélique ; le mécanisme victimaire ne serait pas représenté. Comme dans les mythes, il serait transfiguré en action juste et légitime.
René Girard, in Je vois Satan tomber comme l’éclair

1. Voir John Freccero, The Poetics of Conversion, Harvard University Press, 1986 : « The sign of Satan », pp. 167-179.
2. Jean Daniélou, Origène, Paris, La Table ronde, 1948, pp. 264-269.