vendredi 13 juillet 2012

En réfléchissant... FrançoisVarillon, Donner un sens à la souffrance


Je vous propose quelques réflexions autour du sens de la souffrance.

En soi la souffrance n'a pas de sens. Il faut même la définir comme un non-sens et il est vain de chercher, comme le font tant d'hommes, une solution au problème du mal et de la souffrance. C'est un problème qui n'a pas de solution. Donc ce n'est pas un problème. Ce qui définit un problème, c'est qu'il y a une solution. Le mal est précisément ce qui n'a pas de sens.
Peut-on donner un sens au non-sens ?
Je réfléchis. Ici-bas il y a du sens et du non-sens. Il y a beaucoup de sens. Les mots ont un sens. L'amitié a un sens. L'amour a un sens. L'art, la recherche scientifique, le progrès économique et social ont un sens. Il y a du sens partout. Mais il y a aussi du non-sens. Les cataclysmes naturels, un raz de marée, cela n'a pas de sens. Un accident sur la route, un père de quatre ou cinq enfants qui meurt avant d'arriver à l'hôpital, cela n'a pas de sens. Une jeune fille de vingt ans qui va mourir d'un cancer, cela n'a pas de sens.
Nous vivons donc dans un monde où le sens est inextricablement mélangé au non-sens. Et la question ne peut pas ne pas se poser qu'est-ce qui va l'emporter, du sens ou du non-sens ? Si la mort est ce butoir dont nous parlions ce matin, sur lequel tout vient buter, alors c'est le non-sens qui l'emporte, et même toutes ces choses qui ont un sens et qui nous font trouver la vie belle sont grevées du non-sens de la mort qui rejaillit en quelque sorte en frappant de précarité toutes ces choses qui ont un sens. C'est la victoire du non-sens, c'est l'absurde. On ne peut pas éviter la question.
La chose la plus terrible dans le monde moderne est que des hommes consentent à l'absurde. Toute une littérature, tout un art, se définit par le consentement à l'absurde. Je crois que ce n'est pas possible et que même ceux qui disent qu'ils consentent à l'absurde n'y consentent pas. Au fond d'eux-mêmes, il y a révolte. Pensez au livre d'Albert Camus, L'homme révolté. La révolte est absolument inévitable. Mais qu'est-ce que la révolte devant le non-sens, sinon une exigence d'un sens ?
Paul Valéry disait dans un beau vers : « Tout va sous terre et rentre dans le jeu »1.
Le jeu de la terre. Nos corps, qui ont peut-être été beaux, finalement serviront de fumier pour les légumes de demain et d'après-demain.
Toute la question est de savoir, étant donné que la souffrance existe et qu'elle n'a pas de sens en elle-même, s'il nous est possible, s'il est possible à notre liberté de donner un sens à ce qui n'en a pas ?
Je dirai que le christianisme nous permet de donner un deuxième sens à ce qui a déjà un sens : l'amour, l'amitié, la culture, tout cela a déjà un sens au plan humain et la foi nous permet de donner à toutes ces choses, qui ont, déjà un sens, un deuxième sens, qui est la construction du royaume de Dieu. Non pas seulement la construction d'un royaume terrestre de justice, de fraternité ou d'amitié, mais un deuxième sens, au-delà, en dehors, ultime, qui est la construction du royaume de Dieu, la construction, jour après jour, de notre vie éternelle. Ce que nous avons appelé notre divinisation. Donc la foi nous permet de donner un deuxième sens à ce qui a déjà un sens.
Et elle nous permet ensuite de donner un sens à ce qui n'en a pas, c'est-à-dire tout ce qui est mal, tout ce qui est échec et tout ce qui est souffrance. Donner un sens à ce qui n'en a pas, c'est comprendre la croix du Christ, c'est planter la croix du Christ au cœur de notre vie.
La foi nous dit que la souffrance n'est pas le signe de l'abandon de Dieu. Les gens disent continuellement : « Mais qu'est-ce que Dieu fait donc, Dieu n'intervient pas, Dieu nous abandonne, comment peut-on avoir foi en Dieu quand on voit souffrir ? » Précisément, celui qui souffre sur la croix souffre tout ce qu'un homme est capable de souffrir. Nul n'a jamais souffert ce que le Christ a souffert. Eh bien, c'est celui dont le Père a dit par deux fois : « C'est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances ». Il l'a dit au moment du baptême dans les eaux du Jourdain 2 et il l'a dit sur la montagne lors de la Transfiguration 3. C'est donc l'objet des complaisances du Père qui est crucifié. Et lui-même, au moment de la plus grande souffrance, dit : « Père, je remets mon âme entre tes mains »4. Il n'est donc pas loin du Père, il n'est donc pas abandonné du Père. Il est entre les mains de l'amour qui l'enveloppe. Au psaume 22, ne nous contentons pas des premiers versets : « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »5 C'est le moment de l'épreuve que nous connaissons un peu par la sécheresse dans la prière, où nous pouvons dire spontanément : « Seigneur, qu'est-ce que tu fais ? Tu m'abandonnes, tu n'es pas là, tu es silencieux, tu ne dialogues pas avec moi, je suis là à monologuer tout seul ». Mais le psaume 22 se termine par un chant de confiance. Par conséquent, dans la souffrance, nous ne devons plus avoir ce sentiment pénible, démoralisant, d'être livré à un destin hostile — comme disent les gens : « Le destin s'acharne autour de moi... » Quand nous sommes emportés dans des cascades de souffrances, quand nous avons le sentiment d'être pris dans un grand mécanisme indifférent qui nous broie sans que nous y puissions rien, le sentiment d'être le jouet de forces aveugles, croyons que le Père nous enveloppe de son amour au milieu même de notre souffrance, comme le Christ souffrant était enveloppé de l'amour du Père, était l'objet des complaisances du Père.
Je réfléchis que c'est déjà, quand on souffre, une grande consolation que de sentir autour de soi de l'affection. C'est déjà énorme, quand on souffre, d'avoir près de soi quelqu'un qui vous aime, de voir son sourire, de sentir sa tendresse, le contact de ses mains, d'être embrassé par quelqu'un qui vous aime. Même quand cette tendresse est impuissante, quand elle vient de quelqu'un qui n'a aucune prise sur les événements, qui ne peut pas empêcher la maladie, la mort ou l'échec. À combien, plus forte raison, quelle paix profonde doit-elle être la nôtre si l'on croit à l'amour de ce Dieu qui permet à la souffrance de nous atteindre. Il faut donc viser, si l'on croit à l'amour dont on est enveloppé, à supprimer de la souffrance tout ce qui s'y glisse de révolte, de rancœur. La croix a été le lot de celui que Dieu aime plus que tout, le Fils bien-aimé. Donc, dans la souffrance, je continue à croire à l'amour. Au fond, on peut tout résumer ainsi : la seule chose que je suis capable de dire à tant et tant d'hommes qui nous posent toujours des questions sur le mal et sur la souffrance : s'il n'y avait pas de souffrances, nous dirions « Je crois à l'amour » ; parce qu'il y a la souffrance, nous disons : « Je crois à l'amour quand même, en dépit de tout ».
Autrement dit, la souffrance, c'est l'obstacle à franchir pour que notre foi en l'amour soit vraiment quelque chose de sérieux. Je dirai : autrement ce serait trop facile de croire à l'amour. Il serait visible partout. Quand tout va bien, je ne crois pas à l'amour, je le vois, je le constate. Mais dans l'échec, dans la souffrance, en dépit de tout, je crois à l'amour. C'est vraiment la foi.
C'est là qu'il faut beaucoup prier pour tant et tant d'hommes à qui on ne dit pas ces choses ou qui ne sont peut-être pas capables de les comprendre, de les accueillir. Intervient aussi la question de culture par-dessous tout cela et c'est cela qui est terrible.
La souffrance et l'amour
Deuxièmement, la souffrance n'est pas le châtiment du péché. La croix n'est pas le châtiment du péché. Il faut rayer ce mot de châtiment, un châtiment que Dieu infligerait au genre humain avant de lui pardonner. Nous l'avons dit et j'y reviens parce que c'est essentiel, la croix n'est pas la réparation d'un tort qui a été fait à Dieu, réparation qui serait la condition préalable du pardon, comme si Dieu conditionnait son pardon. Non, ce n'est pas cela. Le vrai est que le Christ est l'homme, le seul homme absolument homme, près de qui nous ne sommes que des commencements d'homme. Comme dit saint Jacques dans son épître, « initium aliquod creaturæ 6 nous sommes un certain commencement de créature ». On oserait dire : nous sommes des bouts d'homme, des hommes en devenir. Lui, c'est l'homme.
Parce qu'il est l'homme, il vit en plénitude ce que toute l'humanité doit vivre pour être purifiée de tout ce qui la sépare de Dieu, c'est-à-dire de son ignominie. Le Christ a été fait péché, dit saint Paul 7. Il n'est pas pécheur. Il est péché, c'est-à-dire il vit dans un monde où il y a l'espace, le temps, la maladie, la faim, la soif, tout ce qui empêche que l'homme soit uni à Dieu. Il vit en lui-même ce que nous devons tous vivre dans toute la mesure où Dieu le veut, tout ce qui nous purifie de cet égoïsme qui nous empêche d'être unis à Dieu. D'où le cri du père de Montcheuil dans ses Leçons sur le Christ, cette exclamation qui avait tant frappé la génération des jécistes pour qui il était le grand maître à penser, il y a de cela vingt ou trente ans : « Bénie soit la main divine qui nous purifie, qui nous détache ». On ne se détache pas soi-même de soi-même, ce n'est pas possible. Il faut être arraché à soi-même, on ne s'arrache pas soi-même à soi-même.
Autant un certain amour de la souffrance serait malsain, maladif, contre nature, autant la joie d'être purifié par la main de Dieu est normale. Disons les choses très simplement : il ne faut jamais vouloir souffrir, c'est malsain. Mais il faut vouloir être purifié et savoir qu'on ne peut pas l'être autrement. Il faut que Dieu nous envahisse jusqu'aux tréfonds, « il faut être évidé »8. En ce sens-là, on peut parler d'un amour de la souffrance chez les saints. Il ne vient pas du tout d'un sentiment pessimiste ni d'une haine de la vie, mais bien au contraire d'un amour qui est clairvoyant.
Certes, s'il ne s'agissait pas d'être divinisé, s'il s'agissait simplement d'un paradis comme Platon pouvait l'imaginer, d'une contemplation de la beauté, il n'y aurait pas une telle urgence de purification. Mais quand on songe que pas un atome d'égoïsme ne peut entrer en Dieu, pas le plus petit grain d'égoïsme ! Nous pouvons entrer en Dieu, si nous sommes totalement dépliés et avec une distance infinie de nous-mêmes. Comment voulez-vous qu'on y parvienne sans être arraché à soi ? Or la souffrance est toujours un arrachement à soi, l'arrachement de tout ce à quoi nous tenons.
Le sens le plus profond, c'est de donner sa vie. Le Christ nous libère pour que nous puissions vraiment aimer sans être attachés à nous-mêmes.
Le Christ n'est pas mort d'une nécessité fatale. Ce n'est pas une fatalité. Faisons bien attention, il y a toujours un peu d'idée de fatalisme dans notre esprit. « Il fallait que le Christ souffrît... »9 Nous traduisons de travers le oportebat (il fallait que...), comme si c'était une fatalité. Ce n'est pas du tout une fatalité. Le Christ est mort de la nécessité de répondre à sa vocation d'homme. Au fond, il est mort tout simplement parce qu'il a fait son devoir. Tout simplement. Et je ne puis pas ne pas souffrir si je fais mon devoir, simplement mon devoir. Seulement, Jésus n'est pas un disciple d'Emmanuel Kant. Pour lui, le devoir n'est pas l'impératif catégorique. Pour lui, le devoir, c'est la volonté du Père, c'est-à-dire le devoir dans son fondement, dans sa source, avec toute sa dimension spirituelle.
Le Christ est mort parce que, dans les circonstances où il était, il ne pouvait pas faire son devoir sans affronter la mort. Pour échapper à la mort, il aurait fallu qu'il dise oui aux pharisiens. Pour échapper à la mort, il aurait fallu qu'il ne dise jamais : « Aimez-vous les uns les autres », car il n'est pas possible de nous aimer les uns les autres sans sacrifice ou alors nous rêvons.
Par conséquent, ce qui est vrai de lui est vrai de nous aussi. Il ne faut pas mépriser le mot « devoir » en disant que c'est pour ceux qui ne sont pas chrétiens. Certes, c'est la volonté de Dieu qui est à la source du devoir ; mais il ne faut pas médire du devoir, il faut accomplir son devoir et c'est tout. Le devoir est justice [ ?] et il est amour sérieux, amour vrai. La mort est dedans.
Paul Valéry a eu ce mot d'un humour vraiment noir et cruel « Ce que l'homme a de plus profond, c'est sa peau ». La peau, l'épiderme est le plus superficiel. C'est ce que l'homme a de plus profond, c'est-à-dire ce à quoi il tient le plus. Nous tenons à notre peau. On sauve sa peau. On échappe à la mort si on arrive à sauver sa peau.
Or, précisément, le Christ, c'est tout le contraire et c'est en cela qu'il est l'homme et l'homme véritablement libre. Le Christ n'est pas monté au Calvaire parce que la souffrance est une valeur en soi. La souffrance n'est pas une valeur en soi, je dirai même qu'elle est l'antivaleur. Elle est un mal. Mais dans un monde de péché il est impossible de faire son devoir sans affronter la mort. Ce n'est pas forcément la mort sanglante, ce ne sera pas forcément la mort où l'on rend le dernier soupir. Mais ce sera la mort à tout ce à quoi on tient.
L'homme qui fait son devoir n'a pas le droit de demander un miracle pour éviter la mort. Nous voudrions que, tout en faisant notre devoir, miraculeusement, Dieu nous empêche de mourir. « Douze légions d'anges »10. Non, Dieu n'a pas envoyé douze légions d'anges. Car, si Dieu avait envoyé douze légions d'anges, Jésus aurait révélé un faux Dieu, un Dieu interventionniste, un Dieu qui permet à l'homme de faire son devoir sans avoir à en souffrir. Qu'est-ce que c'est que ce monde-là ? Que serait un pareil Dieu ?
Le compromis est parfois possible, jusqu'à un certain point. Les cas existent où l'on peut vraiment accomplir son devoir jusqu'au bout sans avoir tellement à en souffrir. Mais il y a des cas où ce n'est pas possible. Et pour Jésus ce n'était pas possible. Il ne pouvait éviter la mort qu'en édulcorant le message...
Revenez à la trahison de Judas, une histoire qui est quelque chose de très profond. Judas livre Jésus aux autorités en pensant qu'il va s'en tirer par un grand miracle, parce que Dieu ne pourra pas ne pas intervenir. Livrons-le, je le connais, il est bien capable de ressusciter les morts et Dieu ne peut pas le laisser tomber si vraiment il est le Messie. Judas a voulu acculer Dieu à une intervention spectaculaire. Et, au lieu de cela, Jésus s'est laissé mourir. Car cela est lié à l'accomplissement du devoir. Donc la souffrance viendra si nous sommes fidèles. C'est inéluctable. Il ne faut ni la rechercher ni la fuir systématiquement. Il faut rester centré sur notre Père qui est dans les cieux. Il faut accomplir notre tâche humaine, notre devoir, tout simplement. S'il est facile, tant mieux. S'il est difficile et s'il fait mourir en quelque manière, je suis d'accord d'avance, c'est normal, c'est entendu, cela fait partie du programme.
Je vous livre un peu ces réflexions en vrac. Au pied de la croix du Christ, je dois réfléchir que je ne peux pas libérer mes frères de la souffrance sans y passer moi-même en quelque manière. Pour libérer mes frères des souffrances injustes il faut bien que je sorte de mes pantoufles et de mon fauteuil. Comment faire autrement ? Je ne peux pas les toucher simplement du bout des doigts, quand même !
Le Christ n'envoie pas la souffrance et ne dispense pas de souffrir. Ni l'un ni l'autre. Il approfondit notre souffrance. Et on peut penser qu'on souffre plutôt davantage quand on connaît le Christ. Cela aussi fait partie du programme. Il y a un affinement de l'âme dans la connaissance de Jésus qui fait qu'on souffre davantage. Pensez à la souffrance apostolique. À notre souffrance quand nous pensons qu'il y a huit cent millions de Chinois qui n'ont jamais entendu prononcer le nom de Jésus Christ. En effet, un certain abandon de Jésus Christ diminue la souffrance, la rend plus grossière. Peut-être y a-t-il, dans une âme ou deux qui l'abandonnent, la nostalgie de celui qu'elles ont abandonné.
En regardant le Christ qui meurt sur la croix, je vois que son attitude est vraiment saine et simple, rien de contorsionné, rien de stoïcien. Ce n'est pas la mort du loup dans le poème d'Alfred de Vigny. C'est vraiment la mort d'un homme. Il pousse un grand cri.
La souffrance et la joie
Je vous lis quelques lignes du père de Lubac, dans Paradoxes 11, un livre qui malheureusement ne doit guère se trouver en librairie, au chapitre intitulé « Souffles ».
Toute souffrance est unique et toute souffrance est commune. [Toute souffrance est commune, tout le monde souffre et éprouve de la souffrance. Toute souffrance est unique, la mienne n'est pas la vôtre, car vous n'êtes pas moi.] Il faut me redire la seconde vérité quand je souffre [toute souffrance est commune, je suis fraternel avec . tous ceux qui souffrent]. Mais je dois me redire la première vérité quand je vois souffrir les autres [toute souffrance est unique] et par conséquent m'attacher à quelqu'un qui souffre comme s'il était unique au monde et, en effet ; sa souffrance est unique.
Quand il s'agit de moi, c'est la souffrance, celle de tout le monde. Je n'ai pas à faire le malin, je n'ai pas à étaler des plaies, comme les romantiques : moi qui souffre tant, etc., vous ne pouvez pas comprendre... Et quand il s'agit des autres, je m'attache à une souffrance qui est absolument unique.
L'agonie de la souffrance, le mot est doublement juste, au sens de mort et au sens de combat (agôn, en grec, veut dire combat). La lance de l'adversaire pénètre au cœur et le perce et, paradoxalement, la lutte consiste à ne pas repousser sa pointe, la lutte consiste à s'ouvrir le cœur pour que cette pointe l'atteigne à coup sûr. Fiat, fiat, activité suprême, consentement à la mort. Alors, la souffrance accomplit son œuvre, la pointe enflammée brûle au fond de l'être ce qui doit mourir.
Le fond des choses est que tout ce qui est mortel doit mourir pour qu'il n'y ait plus que de l'immortel. Tout ce qu'il y a d'égoïsme en moi doit brûler.
Accueillir la souffrance, ce n'est pas s'y complaire, ce n'est pas aimer la souffrance pour elle-même. C'est… s'ouvrir aux bienfaits de l'inévitable comme une terre qui laisse l'eau du ciel la pénétrer jusqu'au fond. Il y a un art de souffrir. Mais il ne faut pas le confondre avec l'art de cultiver la souffrance ni avec l'art de vivre.
Il ne faut pas cultiver la souffrance, il ne faut pas éviter la souffrance.
« Temps pour la douleur et temps pour la joie ». Je cite souvent Claudel au cours de cette retraite. Dans sa pièce Le père humilié 12 vous trouvez un dialogue d'une brièveté extraordinaire. Un personnage dit à l'autre : « Nous ne voulons pas de la souffrance ! »
L'autre lui répond : « Vous ne voulez donc point de la joie ». C'est extraordinaire.
Temps pour la douleur et temps pour la joie, ce sont deux corrélatifs et plus que corrélatifs. La douleur est l'envers de cette unique étoffe dont l'endroit est ou sera la joie. Il faut d'abord accepter l'envers..., sans gloire..., sans connaître encore l'endroit [l'endroit de la vie éternelle], où sous les espèces de la douleur la substance de la joie est là déjà et qui apparaîtra un jour. Et n'arrive-t-il pas aux croyants, forts de la promesse de Jésus, de le pressentir quelquefois déjà ?
Ici-bas nous ne faisons que pressentir la joie qui est au cœur de la souffrance et c'est précisément ce qui nous sera révélé. C'est la vie éternelle, la joie d'aimer, c'est-à-dire d'être hors de soi totalement. Ici-bas, c'est inévitablement une souffrance. Mais nous expérimentons tous, plus ou moins, au moins comme un pressentiment, qu'il y a une manière d'aimer et de souffrir qui est compatible avec une joie très profonde.
François Varillon, in Vivre le christianisme

1. Dans Le cimetière marin, strophe 16, in Paul Valéry, Poésie, coll. « Poésie », Gallimard, p. 104.
2. Marc 1,11 et Matthieu 3,17.
3. Matthieu 17,5. Cf Marc 9,7 ; Luc 9,35.
4. Luc 23,46.
5. Le cri de Jésus sur la croix, mentionné par Matthieu 27,46 et Marc 15,34, est le commencement du psaume 22, une prière de détresse qui, au fil des versets, se transforme en confiance et en certitude de victoire.
6. Lettre de saint Jacques 1,18.
7. « Celui qui n'avait pas connu le péché, il l'a fait péché pour nous, afin qu'en lui nous devenions justice de Dieu » (2 Co 5,21).
8. Le père Varillon cite ici un auteur dont le nom reste inaudible sur l'enregistrement utilisé.
9. Luc 24,26. Cf Marc 8,31 ; Luc 9,22.
10. Lors de son arrestation, Jésus dit à l'apôtre qui vient de tirer son épée : « Remets ton glaive à sa place [...]. Penses-tu que je ne puis pas supplier mon Père et il me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d'anges » (Mt 26,52-53).
11. Dernière édition : Paradoxes suivi de Nouveaux paradoxes, Le Seuil, Paris, 1983.
12. Paul Claudel, Le père humilié, acte I, scène III.