lundi 9 juillet 2012

En témoignant... Paolo Martinelli, Langage de la nouvelle évangélisation


Le témoignage chrétien, langage de la nouvelle évangélisation
Être des témoins du Christ pour le communiquer aux autres : le témoignage doit constituer pour l'Église, en ces temps de nouvelle évangélisation, l'instrument privilégié de son dynamisme missionnaire. Telle est l'orientation des Lineamenta de la prochaine assemblée générale ordinaire du synode des évêques, convoquée du 7 au 28 octobre 2012 sur le thème de la transmission de la foi chrétienne « Comment les communautés chrétiennes vivent-elles l'urgence d'appeler, de former et de soutenir des fidèles qui puissent devenir des évangélisateurs et des éducateurs en tant que témoins ? »1.
1. Le témoignage dans le magistère récent de l'Église
Le Concile Vatican II a largement employé et modulé le terme de témoignage 2. Il s'agit, tout d'abord, du témoignage que Dieu se rend à lui-même à travers la création, mais c'est aussi l'élément intrinsèque de la révélation de Dieu à travers l'histoire des hommes 3. Le témoignage enfin désigne l'action des chrétiens dans la société, avec une référence particulière à son efficacité face aux non croyants 4, et à l'action missionnaire ad gentes 5.
Dans Lumen Gentium en particulier (désormais LG), le témoignage se rapporte à la personne même du Christ (LG 35) et à l'Esprit saint (LG 4), à la vie de l'Église et aux fidèles 6, au sacerdoce commun des fidèles et au sacerdoce ministériel (LG 10-12 et 41). Le témoignage exprime ensuite la modalité de la révélation elle-même et de sa transmission, notamment en ce qui concerne la mission apostolique poursuivie à travers le ministère épiscopal (LG 20-25). La réflexion sur le témoignage entendu comme martyre y est particulièrement importante : dans le chapitre V de la constitution, le témoignage s'y inscrit, de façon très significative, à l'intérieur de la vocation universelle à la sainteté de tous les fidèles et constitue le sommet de l'imitation du Christ, une conformation parfaite au Christ dans le don de soi par amour.
« À ce témoignage suprême d'amour rendu devant tous et surtout devant les persécuteurs, depuis la première heure, quelques-uns parmi les chrétiens ont été appelés, et d'autres y seront appelés sans cesse. C'est pourquoi le martyre, dans lequel le disciple est assimilé à son maître, acceptant librement la mort pour le salut du monde, et rendu semblable à lui dans l'effusion de son sang, est considéré par l'Église comme une grâce éminente, et la preuve suprême de la charité. Que si cela n'est donné qu'à un petit nombre, tous cependant doivent être prêts à confesser le Christ devant les hommes et à le suivre sur le chemin de la croix, à travers les persécutions qui ne manquent jamais à l'Église » (LG 42).
Le texte conciliaire affirme ainsi à la fois la particularité du témoignage jusqu'à l'effusion du sang, et l'universalité du devoir pour tout baptisé de confesser publiquement sa foi. Nous retrouvons ici en un certain sens la vision classique qu'exprime Origène dans un passage admirable : « Quiconque rend témoignage à la vérité, que ce soit en paroles ou en actes, ou en œuvrant de quelque manière que ce soit en sa faveur, on peut l'appeler à juste titre un témoin. Mais le nom de témoin (martyres) au sens propre, la communauté des frères, frappés par la force d'âme de ceux qui ont lutté pour la vérité ou la vertu jusqu'à la mort, a pris l'habitude de le réserver à ceux qui ont rendu témoignage au mystère de la vraie religion jusqu'à l'effusion du sang »7.
Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI approfondissent dans leur magistère la référence conciliaire au témoignage chrétien dans la société. Certaines formules de Paul. VI, notamment dans l'exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, sont devenues classiques : « L'homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres [...] ou s'il écoute les maîtres, il le fait parce qu'ils sont des témoins [...] C'est donc par sa conduite, par sa vie, que l'Église évangélisera tout d'abord le monde, c'est-à-dire à travers son témoignage vécu de fidélité au Seigneur Jésus, de pauvreté et de détachement, de liberté face aux pouvoirs de ce monde, en un mot, de sainteté » (EN 41).
Jean-Paul II approfondit cette réflexion dans de nombreux documents 8. L'encyclique Fides et Ratio souligne en particulier que la connaissance à travers le témoignage « s'avère souvent sur le plan humain plus riche que la simple évidence, car elle inclut un rapport interpersonnel et met en jeu non seulement les capacités cognitives personnelles mais encore la capacité plus radicale de se fier à d'autres personnes et de rentrer dans un rapport plus stable et plus intime avec elles ». Le rôle du martyr est par ailleurs réévalué : « C'est le témoin le plus vrai de la vérité de l'existence. Il sait qu'il a trouvé dans la rencontre avec Jésus Christ la vérité sur sa vie, et rien ni personne ne pourra lui arracher cette certitude. Ni la souffrance ni la mort violente ne pourront le faire revenir sur l'adhésion à la vérité qu'il a découverte dans sa rencontre avec le Christ. Voilà pourquoi jusqu'à ce jour le témoignage des martyrs fascine, suscite l'approbation, rencontre l'écoute et est suivi » (Fides et Ratio, 32).
Benoît XVI revient à plusieurs reprises, directement ou indirectement, sur la question, et de façon particulièrement incisive dans son exhortation apostolique post-synodale Sacramentum Caritatis. Reprenant le thème classique du rapport entre témoignage, martyre et eucharistie, à partir des Pères de l'Église et des actes des martyrs, il définit la dynamique du témoignage en ces termes : « Nous devenons témoins lorsque, par nos actions, nos paroles et nos comportements, un Autre transparaît et se communique. On peut dire que le témoignage est le moyen par lequel la vérité de l'amour de Dieu rejoint l'homme dans l'histoire, l'invitant à accueillir librement cette nouveauté radicale. Dans le témoignage, Dieu s'expose, pour ainsi dire, à la liberté de l'homme »9.
Ce passage met clairement en évidence le lien étroit entre le don de la vérité de Dieu, qui s'expose dans la personne du témoin, et le drame de la liberté humaine appelée à le reconnaître.
2. Le témoignage chrétien : forme de la révélation, et critère de crédibilité
À la lumière de cet enseignement et des réflexions théologiques qu'il engendre, on peut affirmer que le témoignage revêt une valeur double : il constitue la forme même, le « langage », pourrait-on dire, par lequel la révélation chrétienne se manifeste ; et, dans le même temps, il est un motif de crédibilité de la révélation elle-même 10. De fait, si Jésus Christ est présenté dans l'Écriture comme « témoin fidèle » (Apocalypse 1,5), « digne de foi et véridique » (ibid. 3,14) et comme celui qui est venu « rendre témoignage à la vérité » (Jean 18,37), on comprend que le témoignage constitue d'une part la forme à travers laquelle la vérité de Dieu se donne à nous ; et que d'autre part, le témoignage devient la garantie qui rend crédible la communication même de la vérité.
Chez Jean, la révélation même de Dieu est désignée par le terme de témoignage : Jean Baptiste (Matthieu 3,16 ; Marc 1,10 ; Luc 3,22 ; Jean 1,29-34) et le « disciple que Jésus aimait » (Jean, 19,35 ; 21,24) témoignent à propos de Jésus, l'un au début de sa mission publique, lorsqu'il voit l'Esprit Saint descendre sur lui ; l'autre, au terme de sa mission, alors que, le regard déjà empli du mystère de la résurrection, il voit en l'homme crucifié le Fils de Dieu. Les œuvres que Jésus accomplit lui rendent témoignage (Jean 10,25), mais aussi et surtout le Père (Jean 5,36 sq) et l'Esprit Saint (Jean 16,13 sq) ; et le Paraclet lui-même lui rendra témoignage en conférant à ses disciples la capacité de témoigner.
En définitive, la présence de Jésus de Nazareth dans l'histoire, sa vie, ses paroles, ses gestes, et tout particulièrement sa mort et sa résurrection, sont l'exposition de Dieu, l'exégèse du Dieu que personne n'a jamais vu (Jean 1,18). Mais l'aventure humaine même de Jésus de Nazareth, qui s'expose totalement lui-même jusqu'à la mort de la croix, est aussi le « signe de Jonas » (Matthieu 12,39), le signe le plus grand qui rend digne de foi cette révélation faite aux hommes. En ce sens, la forme de la révélation contient sa propre crédibilité. Il s'agit du reste de l'un des points clef de la théologie de Hans Urs von Balthasar 11.
Le témoignage du chrétien porte la marque de deux dimensions indissociables. Les chrétiens sont avant tout des témoins de la nouveauté absolue que Dieu nous a communiquée à travers l'humanité crucifiée et ressuscitée du Christ. En ce sens, le témoignage prend, concrètement, la figure de l'annonce, du kérygme. Il s'agit d'un témoignage de confession de foi. La vérité vivante reste ainsi contemporaine de chacun de nous dans le témoignage de l'Église. Et, par ailleurs, la vie des chrétiens, et le martyre en particulier, deviennent signe et motif de crédibilité de l'annonce elle-même. La véracité du message se mesure au fait que le témoin est prêt à risquer sa propre vie pour cette annonce.
La pensée moderne, à travers toute son évolution, a tenté de séparer ces deux dimensions, de nier l'une ou l'autre, ou de les réduire, selon d'innombrables variantes, qu'il s'agisse du monde des Lumières ou de l'idéalisme, du romantisme ou du positivisme, et jusqu'à la phase actuelle de « pensée faible » propre à la postmodernité.
Et pourtant, si critique soit-elle vis-à-vis de l'expérience ecclésiale, la modernité nous semble pouvoir constituer paradoxalement un atout pour la foi chrétienne. Car les éléments mêmes qui émergent de l'histoire de la pensée moderne dégagent une sorte de champ où le témoignage peut trouver un terrain fertile : non seulement pour la transmission du message chrétien, mais aussi pour affronter les problèmes anthropologiques de notre temps.
3. Les questions soulevées par la modernité
Il faut avant tout souligner une opposition fondamentale : l'importance que l'époque patristique puis le Moyen-Âge attribuaient traditionnellement, dans la vie de l'Église et dans la réflexion théologique, à l'autorité du témoin et du témoignage, autorité qui ouvrait la voie à la Notitia Dei, alors que la modernité en Occident proclame d'emblée l'émancipation du sujet face à toute autorité, en particulier l'autorité ecclésiastique. À partir du rejet radical de l'idée médiévale de la potentia Dei absoluta et du conflit interne de la chrétienté occidentale surgit l'impératif suivant : penser la société et la coexistence civile « etsi Deus non daretur », c'est-à-dire sans aucune référence à l'expérience religieuse. La foi devient ainsi étrangère à la construction de la société et ne relève que de la conscience individuelle. C'est ainsi que commence, selon une interprétation généralement accréditée, le processus de sécularisation de l'Occident 12. Le modèle culturel de référence, d'abord déiste puis rationnel, tend à ne reconnaître aucune valeur ajoutée d'ordre surnaturel à la révélation chrétienne. De sorte que l'on ne reconnaît plus au témoignage chrétien la capacité de communiquer une connaissance qui dépasse ce que la raison humaine peut atteindre d'elle-même 13. Le témoignage n'apparaît plus comme une forme de révélation : il oscille plutôt entre ce que l'on considère comme une « connaissance de deuxième ordre », et une sorte d'exaltation romantique, un exemple d'héroïsme —ce qui risque du reste de le réduire à une situation où le sujet ne se réfère qu'à lui-même, et non à une vérité transcendante 14.
Mais c'est à Friedrich Nietzsche, prophète tragique du nihilisme contemporain, que l'on doit la critique la plus radicale : le martyre, assure-t-il dans plusieurs de ses écrits, est incapable par sa nature même de communiquer la vérité. Évoquant — non sans sarcasme — le rôle des prêtres dans Ainsi parlait Zarathoustra, il écrit : « Sur le chemin qu'ils suivaient, ils ont inscrit les signes du sang, et leur folie enseignait qu'avec le sang on témoigne de la vérité. Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité »15. L'homme qui s'expose lui-même au martyre rendrait en réalité un très mauvais service à la vérité, car il ferait apparaître en fait uniquement la stratification de sa conscience, une conscience conditionnée par les conventions sociales. Le fait de mourir martyr ne saurait prouver aucune vérité, sinon les conditionnements inconscients du sujet. Nous assistons ici, de toute évidence, à la naissance de l'idée de déconstruction du sujet qui va dominer de plus en plus la culture de l'Occident.
La critique nietzschéenne du martyre nous permet de trouver le lien entre l'exigence de liberté de l'homme moderne et le renoncement à l'exigence de vérité propre à la postmodernité. En effet, face à l'échec, l'un après l'autre, de tous les projets d'auto-rédemption concoctés depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, on voit s'ébaucher progressivement la figure ambivalente de la pensée postmoderne : celle-ci tend à accepter la dissolution du sujet-individu au bénéfice d'un sujet collectif rassurant où puissent régner la liberté, la tolérance, et même l'amour, pourvu que l'on renonce définitivement à la vérité. L'adieu à la vérité semble être la condition pour l'établissement d'une société plurielle. La vérité est congédiée non plus, ou non plus seulement, parce qu'impossible à atteindre, mais parce qu'elle apparaît paradoxalement comme une ennemie de la liberté et de la tolérance.
La théologie — surtout en ses manuels — a apporté à ces contestations jusque vers la moitié du XXe siècle une réponse qui s'est avérée insuffisante dans la mesure où elle risque d'opposer au rationalisme exacerbé un concept de révélation et de vérité « absolue » qui ne met pas assez en évidence sa pertinence anthropologique 16. Pour répondre au rationalisme d'un côté, au fidéisme de l'autre, la théologie devra souligner fortement la séparation entre la forme de la révélation, et le motif de sa crédibilité 17. Ce n'est donc pas un hasard si le témoignage, en l'occurrence le martyre, est considéré dans les manuels de théologie comme un « motif externe de crédibilité » de la révélation, comme un « miracle moral », comme la capacité, insufflée par une grâce spéciale, de résister au-delà des forces humaines à la persécution ; mais sans que cela constitue un langage fait pour communiquer la vérité, une forme de révélation 18.
Or, sous l'impulsion du concile Vatican II, l'orientation théologique actuelle ouvre une possibilité extraordinaire : celle de saisir, dans le témoignage chrétien, le langage capable de réconcilier les éléments que la modernité nous a livrés disjoints, c'est-à-dire la liberté et la vérité 19. Car l'homme contemporain en quête de liberté, tendu entre désir d'autonomie et promesse d'accomplissement, ne peut — et c'est son drame — cesser de chercher l'absolu, l'inconditionné, qui seul peut fonder et orienter sa liberté elle-même ; pourtant, il ne peut donner une adhésion totale à un tel fondement sans sembler renoncer à la liberté elle-même. Le « retour des dieux » qui caractérise paradoxalement notre temps, et leur multiplication inévitable dans le monde contemporain, ne sont que le signe de leur incapacité à répondre à la promesse inassouvie de bonheur dont est constituée structurellement la liberté de l'homme. C'est dans cette tension qu'émerge, confusément mais inexorablement, le désir de Dieu aujourd'hui en Occident 20.
4. Le témoignage comme langage : entre vérité et liberté
C'est à ce point précis que le témoignage se manifeste et revêt toute sa signification humaine et chrétienne pour notre temps. Dégagé des liens du conceptualisme théologique qui voulait répondre au rationalisme des Lumières, le témoignage surgit ainsi comme méthode de connaissance et de communication : une méthode à travers laquelle la vérité de Dieu s'offre à la liberté de l'homme, et à ses exigences de bonheur et d'accomplissement.
La vérité de Dieu, manifestée sous la forme du témoignage, ne s'impose pas à l'homme comme une évidence rationnelle incoercible propre à entraver son autonomie, mais se communique dans l'humilité du signe qui atteste et qui s'offre à la liberté de l'autre, à sa reconnaissance. Dans le témoignage, la vérité exalte et postule la liberté elle-même, elle l'exige comme son interlocuteur propre. Sous la forme du témoignage, la vérité se montre non comme un concept abstrait mais comme une Personne 21, comme une personne qui confère à l'homme et à la femme la capacité de donner un sens authentique et définitif à leur existence, les libérant de l'idolâtrie qui exténue le désir en le vouant à la déception et au vide. « La vérité vous rendra libres » (Jean 8,31) ; « Si le Fils vous libère, vous serez réellement libres » (Jean 8,36).
La vérité sans la liberté se réduit à des énoncés abstraits qui restent étrangers à la vie réelle, et qui sont perçus comme une menace pour l'autonomie de la personne, pour ses désirs et sa propre liberté. Par ailleurs, une liberté déliée de tout rapport avec la vérité transcendante risque inévitablement une dérive narcissique dans laquelle elle s'enferme, ou, en sens inverse, une aliénation qui dissout le sujet dans l'illusion idolâtre.
Pour l'homme contemporain donc, jaloux de sa liberté mais dramatiquement désorienté dans sa recherche de vérité, le témoignage se présente comme un langage qui évoque et invoque continuellement, sans jamais l'annuler, la liberté de son interlocuteur 22. En ce sens, on peut considérer l'acte de témoigner à titre plein comme l'acte de communiquer par excellence. Le témoignage a ici un caractère performatif, c'est le sérieux du langage 23 : La signification, c'est-à-dire la vérité donnée, est véhiculée par la « chair », par le corps vivant (Leib) du sujet ; celui-ci s'ouvre à son destinataire en raison de ce qu'il a de plus précieux et pour lequel il n'hésite pas à s'exposer totalement lui-même. Le témoignage s'adresse à l'autre au cœur même de sa liberté par un ensemble sans pareil de gestes et de paroles. Le destinataire, face à la provocation du témoignage, ne peut rester neutre : il est appelé à prendre position dans la mesure où la réalité présente dans le témoignage a comme référence la réalité qui met en branle sa propre liberté vers son accomplissement. Le témoin porte le nom qui va accomplir la promesse dont sa propre existence manifeste la trace.
Voilà pourquoi la figure du témoignage constitue pour notre temps une synthèse des thèmes de l'époque moderne et contemporaine. Tous les conflits suscités au nom de la vérité doivent être revus et corrigés non point en destituant la valeur majeure de la vérité, mais en montrant qu'il n'y a point accès à la vérité sans la liberté.
D'où l'importance, absolument actuelle, de la liberté religieuse, sur laquelle Benoît XVI a insisté récemment encore 24. Il ne s'agit pas là d'un relativisme, d'un irénisme facile, qui jugerait toutes les religions égales ; bien au contraire, la liberté religieuse trouve son fondement dans la conscience très claire que la recherche de la vérité, c'est-à-dire en fin de compte de Dieu, est l'acte qui confère éminemment tout son poids à la liberté du sujet. Le témoignage chrétien est la forme par laquelle la vérité de Dieu et la liberté de l'homme se rencontrent dans le champ de l'histoire.
5. Le martyre et le retour de Dieu
Le témoin apparaît ainsi — pour répondre à Nietzsche — comme celui qui s'expose lui-même dans sa relation à l'autre, pariant pour ainsi dire sur la liberté de l'autre, lequel peut s'ouvrir ou se fermer à son témoignage.
Que se passe-t-il lorsque ce témoignage empreint de respect, d'amour, de prudence, se heurte à un refus, voire à une violence homicide ? Le résultat que l'on espérait — l'accueil de l'annonce — s'est transformé en son contraire, le rejet brutal jusqu'à la suppression de celui qui apportait le témoignage. Nous sommes là apparemment devant l'échec de toute tentative de communication.
Et pourtant cet échec manifeste hautement le caractère inconditionnel de la vérité de Dieu. Le martyr ne meurt pas parce que fidèle à une idée ou à une conviction, si sublime soit-elle ; le martyr plutôt s'expose et se livre à l'autre, qu'il ne cesse d'aimer, parce qu'il est possédé au plus profond de lui-même par l'amour pour le Christ et, en Lui, pour tout homme et pour sa liberté. Tout comme Jésus lui-même en sa mort a embrassé et pardonné ceux qui n'accueillaient pas son témoignage.
En réalité, le pardon que le Christ invoque du Père pour ceux qui le tuent, celui que le martyr offre à son bourreau, impliquent dans l'acte de la liberté la violence homicide elle-même — et l'arrachent ainsi, paradoxalement, à l'absurdité d'un monde privé de sens : le rejet même du témoignage est saisi dans l'acte suprême de liberté dont la grâce de Dieu rend le martyr capable, à l'imitation du Seigneur. Plus le destinataire tend à éliminer le témoin, plus la vérité de l'amour qui se communique se montre dans toute sa force inconditionnelle.
On mesure ici toute la différence avec la figure caricaturale du martyr telle que la présente Nietzsche. Le martyr n'apparaît plus comme l'auteur d'un geste inconscient commandé par les stratifications incontrôlables de son propre moi. Le pardon que le martyr offre à ses bourreaux, tel un écho du pardon offert par le Christ sur la croix, montre la puissance de la liberté des enfants de Dieu qui, par cet acte, arrachent le monde à un absurde injustifiable.
Paolo Martinelli (ofm cap), in Communio 37-2012
(Texte abrégé, traduit de l'italien par Viviane Ceccarelli.
Titre original :
La testimonianza cristiana corne linguaggio
per la missione evangelizzatrice della Chiesa oggi)

1. Synode des évêques — XIIIe assemblée générale ordinaire, La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne. Lineamenta (Cité du Vatican, 2 février 2011, n°22).
2. Pour ce qui suit, Voir J. PRADES LOPEZ, Notas para la recepciòn teol6gica de la enserianza magisterial sobre et testimonio, in Revista Espaiiola de Teologia 70 (2010) 73-92.
3. Voir Dei Verbum, nos 3, 4, 17, 18, 19. Voir Gaudium et Spes, en particulier no21.
4. Ad gentes use abondamment et diversement du vocabulaire du témoignage. Voir particulièrement nos 11-12.
5. Voir pour les religieux, Lumen Gentium, 31, 44 ; et pour les laïcs Lumen Gentium, 33-35, 38-41.
6. ORIGENE, In Johannem, II, 210.
7. L'exhortation Christifideles laici (1988) comporte 40 occurrences appartenant au lexique testimonial. Le n°34 est particulièrement significatif : « À eux, en particulier, il revient de témoigner que la foi constitue la seule réponse pleinement valable, que tous, plus ou moins consciemment, entrevoient et appellent, aux problèmes et aux espoirs que la vie suscite en chaque homme et en toute société ». On relève 70 occurrences dans l'encyclique Redemptoris missio (1990), qui considère le témoignage comme forme première d'évangélisation.
8. Sacramentum Caritatis §85. Sur ce point Benoît XVI affirme : « le témoignage jusqu'au don de soi-même, jusqu'au martyre, a toujours été considéré dans l'histoire de l'Église comme le sommet du nouveau culte spirituel : "Offrez vos corps" (Romains, 12, 1). Considérons, par exemple, le récit du martyre de saint Policarpe de Smyrne, disciple de saint Jean : tout le drame est décrit comme une liturgie, ou mieux : le martyr lui-même devenant Eucharistie. Pensons aussi à la conscience eucharistique qu'exprime Ignace d'Antioche en vue de son martyre : il se considère comme "le froment de Dieu" et désire devenir dans le martyre "pur pain du Christ" ». J. Ratzinger avait exprimé le même lien dans sa recherche théologique : J. RATZINGER, La comunione nella Chiesa, Cinisello Balsamo 2004, 117.
10. Voir L. LATOURELLE, Testimonianza, I-II, in. R. Latourelle — R. Fisichella, Dizionario di Teologia Fondamentale, Cittadella Editrice, Assise, 1990, 1320-1331.
11. Voir en particulier H. U. von BALTHASAR, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la révélation I. Apparition, Aubier, 1965 ; Idem., L'amour seul est digne de foi, collection « Foi Vivante », Aubier-Montaigne, 1966. Sur la question dans son ensemble, voir R. FISICHELLA, Credibilità in Dizionario di teologia fondamentale, 212-230.
12. Voir F. BOTTURI, Le tappe della secolarizzazione, in La Chiesa del Concilio, Milan, 1985, 153-164 ; P. HAZARD, La crise de la conscience européenne, « collection idées », Gallimard, Paris, 1961 ; W. PANNENBERG, Cristianesimo in un mondo secolarizzato, Brescia 1990 ; voir M. SECKLER - M. KESSLER (dir.), La critica della rivelazione in W KERN - H. J. POTTMEYER - M. SECKLER, Corso di teologia fondamentale. II : Trattato sulla rivelazione, Brescia 1990, 28-65.
13. Comme Kant le systématisera plus tard, la valeur du christianisme apparaît dans le fait d'être le vecteur symbolique des valeurs morales que l'homme éclairé reconnaît dans son autonomie, en s'émancipant de l'autorité ecclésiastique (La religion dans les limites de la seule raison). Par conséquent le témoignage ne saurait devenir le véhicule et la forme de connaissance de ce qu'il est impossible de connaître par d'autres voies.
14. Dans cette perspective, le témoin apparaît tel non en référence à une réalité/ vérité dont il doit témoigner, mais en référence à l'héroïsme du geste accompli : le témoignage acquiert de ce fait un caractère essentiellement autobiographique.
15. Nietzsche, Œuvres, trad. Henri Albert révisée par Jean Lacoste, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, t. II, p. 353. Il développera cette critique dans L'Antichrist.
16. Voir G. COLOMBO, La teologia manualistica, in La ragione teologica, Milan, 1995, 305-335.
17. Voir P. MARTINELLI, Fede e ragione tra testimonianza della vérité e umana liberté, in Frontiere. Rivista di Filosofia e teologia 5, 2008, 169-174.
18. Voir P. MARTINELLI, La testimonianza. Vérité di Dio e liberté dell'uomo, Paoline, Milan, 2002.
19. Voir A. SCOLA, Liberté umana e verità a partire dell 'enciclica « Fides et Ratio », in R. FISICHELLA (dir.) Fides et Ratio. Lettera enciclica di Giovanni Paolo 11. Testo e commento teologico-pastorale, San Paolo, Cinisello Balsamo, 1999, 223-243. J. RATZINGER, « Liberté et vérité », in Communio XXIV, 2, 1999, 83-101.
20. Voir S. ABBRUZZESE, Un modern° desiderio di Dio. Ragioni del credere in ltalia, Rubettino, Soveria Mannelli 2010.
21. Voir H. de LUBAC, La révélation divine, Cerf, Paris, 1968 (ed. it. La rivelazione divina e il senso dell'uomo, Jaca Book. Milan, 1985, 49).
22. Voir J. PRADES LOPEZ, El lenguaje del testimonio cristiano en una sociedad plural, in Teologia y catequesis 117 (2011) 27-45.
23. On entend répondre ici au fait que l'une des formes les plus puissantes du nihilisme est liée au développement de la sémiotique contemporaine, parce qu'elle enferme le signe linguistique dans la combinaison infinie de signifiants et de signifiés sans renvoyer à la réalité ontologique : voir F. BOTTURI, Secolarizzazione e nichilisrno, in Vita e pensiero 1 (1997) 22-32.
24. Voir en particulier le Message du Saint Père Benoît XVI pour la XLIV journée mondiale de la paix (1er  janvier 2011) : La liberté religieuse, voie pour la paix (Cité du Vatican, 8 décembre 2010). Voir également J. RATZINGER, Fede verità tolleranza. Il cristianesimo e le religioni nel mondo, Cantagalli, Sienne 2003.