mercredi 26 septembre 2012

En allégeant... Jean-Pierre Schaller, l'importance de l'aveu


Les spécialistes en étymologie estiment que le verbe avouer, d'où vient le mot aveu, signifie primitivement appeler auprès de soi et invoquer l'assistance. Il suffit de songer au terme d'avocat. Or le médecin et le prêtre ont toujours été, et demeurent, ceux qu'on appelle lorsqu'un fardeau somatique, psychique ou spirituel rend l'existence trop pesante. On leur fait des « aveux » parce qu'on espère d'eux la guérison ou en tout cas un allégement.
Pour apporter la réponse la plus exacte et l'aide la plus efficace, le médecin, le psychologue, le prêtre ou le moraliste devront, aujourd'hui, prendre en considération l'apport remarquable des sciences humaines. Cependant devant cette exigence, une double réaction s'avère possible. Ou bien la méfiance va surgir, tant on craindra de voir apparaître une explication purement mécaniste de nos réactions, au point de nier la liberté de choix de l'individu. Ou bien, au contraire, un accueil délirant fera qu'on ramènera l'homme à une machine répondant fidèlement aux données que la science propose : on oubliera alors qu'il y a chez ce personnage étrange — le premier animal tragique, selon le mot d'Ardrey — des réactions qui lui sont propres et qui défient même les lois contrôlées sur la bête.
On ne peut nier ce que disait le Professeur Ernst Stadter : « La conscience morale et même la personnalité morale n'existent pas dans un ensemble aseptique, mais tout ce qui touche l'éthique a ses racines très profondément plongées dans l'organisme psychologique de l'individu et dans les réalités sociales et historiques, qu'elles soient favorables ou défavorables » 1. L'auteur ajoutait que notre conscience est donc liée à de nombreuses lois physiologiques, psychologiques et sociologiques. Chacun reconnaît que les forces d'âme ne sont pas indépendantes de réalités physiques et chimiques. On sait, en plus, que ces dernières subissent des modifications variées à la suite de chocs ou d'émotions qu'un mot à la mode, le stress, désigne fréquemment. Cette situation ne va pas perturber les principes moraux fondamentaux : elle va simplement permettre à une morale sainement évoluée de mieux apprécier et jauger les réactions du croyant et le comportement du pécheur.
UNE EXISTENCE SECRÈTE
Lorsque les philosophes modernes se penchent sur les problèmes médico-moraux, ils relèvent souvent un souci actuel de la médecine qui est celui de la « qualité de la vie ». On sait combien cette expression est aujourd'hui fréquente et on la retrouve dans la littérature provenant des sciences les plus variées. Dès qu'il s'agit de la médecine, Claude Bruaire remarque que celle-ci n'est plus exclusivement ordonnée à sauver la vie ou à secourir un être menacé : par cette préoccupation de la qualité de la vie, la médecine cherche surtout à renforcer les performances de notre espèce animale et à favoriser l'appétit d'une vie plus facile, un peu anesthésiée et mieux façonnée 2. Dans le fond, la science médicale va surtout dériver vers des entreprises eugéniques et vers l'amélioration de nos états biologiques.
Une pareille perspective, poussée trop loin, trahirait la vocation du médecin. D'ailleurs un honnête praticien, dans son cabinet de consultation, sait parfaitement que chaque malade apporte un problème qui lui est propre et qui fait de sa maladie même un événement qui ne peut se ranger automatiquement dans des catégories préparées d'avance. C'est pour cette raison que Claude Bruaire écrivait encore : « Le corps individuel est habité, au moins en droit, par l'être singulier de quelqu'un, d'une personne, constitué d'autre chose que d'éléments de matière, de cellules et d'organes ». L'auteur ajoutait que cet être singulier est d'une tout autre nature que l'individualité du corps, qui y vit et s'y manifeste, mais dont le destin n'est pas énonçable dans les termes de son organisme.
De tels propos relèvent exactement les limites du travail de « technicien » que comporte chaque acte médical. Car si « tout individu de notre espèce est habité par un être d'esprit en peine d'une destinée propre et irréductible à son corps naturel », il va de soi que le médecin restera conscient du seuil que sa science ne franchit plus à l'aide d'analyses exprimées en termes de biologie. L'éthique médicale, sans dépasser ses bornes, saura donc que dans tous ses principes, ses énoncés ou ses conclusions, il est indispensable de tenir compte de deux valeurs : « être d'esprit » et « destinée propre », que le monde animal évidemment ignore.
Dès lors, en fonction de son existence secrète, l'homme demande plus que la satisfaction des besoins de la vie. Ce sera donc la théologie, après la philosophie, qui aura son mot à dire en éthique médicale, du fait même que le patient possède une vie spirituelle et que, de près ou de loin, il propose une requête religieuse. Des questions d'ordre métaphysique, ou du domaine de la foi, vont remonter à la surface surtout lorsque la maladie révèle quelque gravité. Pour l'homme c'est donc dans un ensemble compliqué que va évoluer le mal qu'un médecin doit combattre. C'est là aussi une des raisons qui fait que tout praticien loyal tiendra compte des enseignements de la médecine psychosomatique. Par cette voie-là on peut dire que l’aveu revêt une importance accrue.
ENJEU PSYCHOSOMATIQUE
Un psychiatre observait qu'il y a des accidents de parcours dans les vies et que le voyage de l'homme dans son histoire va les révéler : « Un cabinet de psychiatre ressemble à ces îles perdues dans une mer hostile où des navigateurs apeurés, fatigués ou naufragés, viennent chercher refuge, repos et assistance » 3. Beaucoup de malades, et pas seulement ceux qui recourent à des soins psychiatriques, sont comme des navigateurs apeurés. Il en va de même pour ceux qui frappent au bureau d'accueil d'un prêtre.
Une femme, ayant traversé une longue crise dépressive, écrivait dans son Journal : « Est-ce notre nature profonde qui se dévoile dans la dépression, ou bien la dépression est-elle l'expression tragique d'une vie qui se heurte à l'incompréhension ? La vérité est peut-être nichée dans un va-et-vient constant entre l'espoir et la désespérance ». Il semble que le guide spirituel ait précisément comme tâche de faire pencher l'âme, le plus possible, du côté non pas de l'espoir mais de l'espérance : car le premier ne s'attache qu'à des réalités terrestres, alors que la seconde parle d'un bonheur qui dure toujours puisque le Seigneur essuiera toutes larmes de nos yeux. Cette dernière expression est employée plus d'une fois par l'Apocalypse (VII, 17 ; XXI, 4).
La plupart des médecins ont toujours reconnu, dès lès temps les plus reculés, l'importance du psychisme dans la genèse de certaines réactions organiques perturbées. On a dit, non sans raison, que le médecin de famille qui savait prendre et donner son temps, pour écouter et apaiser, faisait sans le savoir de la médecine psychosomatique. La médecine a toujours plus ou moins su que la cellule, grande ou petite, nous est liée par un vaste ensemble : « C'est l'appartenance de chacun des éléments à l'organisme entier qui lui confère ses caractères, sa marque, sa vie propre »5. Voilà comment on parle aujourd'hui du psychisme en fonction de son support somatique, mais aussi de l'organisation biologique en fonction d'une adaptation à la réalité, réussie ou non. L'élément relationnel peut, par ses déviations, complètement déranger cette adaptation.
Les spécialistes proposent souvent, en ces matières, un cas concret : c'est celui du diabète. Le Professeur Jean Bernard présente un jeune diabétique, brusquement tombé dans le coma et placé dans une chambre spéciale : « Des appareils enregistrent à tout moment les courants de son cerveau et de son cœur, les mouvements de sa respiration ; les dosages constants du sucre, des graisses, des constituants de son sang sont faits grâce aux aiguilles maintenues en permanence dans ses veines. Les résultats de ces enregistrements, de ces dosages gouvernent la thérapeutique. Ce gouvernement est automatique. Chaque augmentation du taux du sucre sanguin entraîne directement et sans intervention du médecin, l'augmentation de la quantité d'insuline injectée. Tout l'ensemble du traitement a été programmé à l'avance. Les machines de la chambre obéissent à ce programme. Assez vite le diabétique sort de son coma. Bientôt il est guéri »6.
On admirera cette surveillance permise par un contrôle automatique et cette grande rigueur assurée à un traitement de chaque instant. Ce progrès technique adapte remarquablement une thérapeutique à toute personne soignée de la façon la plus individuelle.
Mais le Professeur J. Bernard sait qu'on pourrait alors parler d'un ordinateur, pourtant si utile, comme d'un « démon tout puissant » et accuser la médecine de succomber à la « tentation de l'inhumain ». Voilà pourquoi l'auteur ajoute, avec perspicacité : « Le diabétique, plongé dans le coma, n'a pas besoin seulement de compassion mais de soins efficaces. L'humanité est d'abord d'empêcher son trépas, ensuite de lui apporter tout le secours affectif voulu lorsqu'il sortira de sa torpeur »7. Ainsi par le biais de ce secours affectif, l'acte médical va jusqu'au bout de sa mission car le médecin « entouré de machines et habité par des chiffres », saura que la thérapeutique se continue par la vieille pratique de la bonté et de la solidarité avec celui qui souffre.
Des médecins américains ont relevé, bien explicitement, ce côté psychosomatique du diabète par un cas concret. Il s'agit d'un jeune homme de 17 ans qui avait perdu sa mère deux ans plus tôt et qui n'avait jamais connu un foyer stable et heureux. Il était ballotté entre un père alcoolique, des proches qui l'hébergeaient et des institutions pour enfants où il se sentait souvent désorienté. « Il était âgé de treize ans, lorsqu'on découvrit qu'il avait le diabète et il vivait, à cette époque, dans une institution pour enfants délinquants, où il était profondément malheureux. Au cours des quatre années qui suivirent les premiers symptômes, il dut être admis dix-neuf fois à l'hôpital à cause de la gravité de l'acidose, en dépit d'une dose journalière de 110 unités d'insuline. Malgré les injonctions pressantes du médecin, le jeune homme faisait de constants accrocs à son régime. Pendant neuf mois, il fut retiré de l'institution où il était malheureux et mis dans un milieu où on se montra beaucoup plus compréhensif, où on lui permit de manger ce qu'il voulait, où on lui accorda la permission de suivre l'école, selon son propre désir, et où l'on cessa de tourner en ridicule l'obsession qu'il avait de manifester sa pseudo-masculinité et de faire parler de lui dans l'avenir. Pendant cette période, le jeune garçon n'eut aucun symptôme quelconque et renonça spontanément à l'habitude qu'il avait contractée de manger continuellement entre les repas. Vingt-quatre heures après qu'il eut été, brusquement arraché à cet entourage et replacé dans l'institution où il avait été si malheureux, l'acidose réapparut, et le jeune homme dut être hospitalisé ».
Cette étude clinique donne donc raison à ceux qui estiment que, dans le diabète, l'anxiété constitue un facteur de premier plan, très ancré en profondeur. On revient à l'importance de l'aveu et on pourrait refaire la démonstration pour une quantité d'autres maladies. Parfois les désirs du dépressif sont démesurés : c'est l'avis des psychiatres qui estiment que de telles exigences deviennent exorbitantes et donc irréalisables : « C'est pourquoi cette demande d'amour échoue habituellement, parce que ces désirs sont empoisonnés par l'agressivité qui les accompagne et qu'ils sont liés à des sentiments de culpabilité » (Sacha Nacht). Un conseiller spirituel pourrait, patiemment aider le déprimé à dénouer son agressivité qui souvent n'est qu'un aspect d'une sensibilité maladive et à se libérer d'une culpabilité qui manque de fondements réels parce qu'elle s'élabore au nom d'une vue pathologique de la responsabilité. Quoi qu'il en soit l'aveu peut ici devenir bénéfique et tel est bien l'avis de ceux qui sympathisent avec les mouvements charismatiques : « Bien plus que d'apaiser un psychisme blessé par un pesant sentiment de culpabilité justifié ou non, l'aveu permet à tout l'être de s'ouvrir et de renaître à la communion existentielle avec son propre principe vital. Dieu, source unique de la véritable paix et liberté, donateur constant de la vie, de l'être et du mouvement » (cf. Act., XVII, 28).
On sait que les spécialistes parlent d'« ulcères de contrainte » pour dire que des émotions, ayant été liées dans le passé à une gêne entravant une certaine liberté, constituent un élément affectif qui n'est pas étranger à diverses lésions. Bref on ne saurait ignorer le rôle manifeste du psychisme dans l'étiologie ou le développement d'une maladie.
L'être humain trouve parfois dans un mal somatique l'occasion de concrétiser son désir de fuite, tant son anxiété est pesante. Il n'a pas assez trouvé de regards chaleureux qui adoucissent les contacts et qui permettent à la faculté relationnelle d'aboutir à une compréhension. L'homme qui découvre qu'il n'y a personne pour saisir la profondeur de son être en est souvent réduit à la fuite dans la maladie. Leprince-Ringuet a pu écrire : « Notre civilisation inquiétante et passionnante exige bien plus qu'autrefois, dans sa monstrueuse complexité, dans sa froide agressivité, des parfums de fleurs, des chants d'oiseaux, une musique, des regards d'enfants, une tendresse à notre dimension, un sourire d'être aimé »9. Ce regard qui abaisse les barrières et transcende les échanges n'est pas à chercher uniquement chez les médecins et les psychologues. Les guides spirituels provenant des diverses religions doivent également, s'ils comprennent vraiment leur tâche, pouvoir aider éminemment celui qui appelle au secours, en lui évitant de cultiver, parfois sans s'en rendre compte, une maladie qui n'est pas une solution à sa détresse.
ENTENDRE ET ÉCOUTER
Il y a des années qu'on prétend que le médecin, singulièrement le psychothérapeute, a remplacé le prêtre. On va quérir des avis et des conseils dans le cabinet de consultation plutôt qu'au parloir ou au confessionnal. Déjà en 1950, le Dr Fouks, de Poitiers, écrivait « Le psychothérapeute de notre temps voit s'ouvrir devant lui des horizons insoupçonnés, car il tend à remplacer la direction spirituelle des artistes, des penseurs et surtout des hommes d'églises. Plus que ces derniers, en effet, il est capable de comprendre une âme humaine et surtout, seul, il peut l'appréhender dans son unité somato-psychique » 10. L'auteur insiste en affirmant que ceux dont la vie est troublée par un conflit aigu, apparemment insoluble, viennent chez le psychothérapeute qui « seul de nos jours est capable d'avoir une relation d'être à être ». C'est ce médecin uniquement, selon l'auteur, qui sera à même de comprendre son interlocuteur et de se pencher sur les problèmes les plus intimes de la personne humaine, du moins s'il possède une culture suffisamment vaste et philosophique.
De tels propos, qui semblent pour le moins légers et rapides, conduisaient le Dr Fouks à cette conclusion : « C'est assez dire que le psychothérapeute prend la place du prêtre ». Dans le même esprit, lors d'une interview accordée au Figaro 11, un médecin généraliste disait également, en 1979, que pour lui ce qui a changé depuis dix ans, c'est le fait que « les malades vous demandent de plus en plus de remplacer le curé ».
Ces observations oublient évidemment toute l'action sacramentelle du ministère pastoral. Car si le prêtre est serviteur du Christ, il est aussi « intendant des mystères de Dieu » (1 Cor. IV, 1). Il n'en reste pas moins vrai que les gens d'Église portent aujourd'hui, en ces matières, une lourde responsabilité. Ils ont souvent cru plus sage, dans un siècle qui ne parle que de communauté, de vouer leur zèle aux groupes au point d'oublier parfois l'individu. Ils ne sont plus assez disponibles à l'aveu, alors que ce sont eux qui, parlant au nom de Dieu, devraient rappeler à ceux qui traversent quelque crise la source de tout secours et de la force d'âme. Cette vertu (animi fortitudo) est soulignée par le dernier Concile (A.L., 4) lorsqu'il traite de la spiritualité des laïcs.
En plus, face à un malade atteint de n'importe quelle affection — et ceci est utile aussi aux médecins — il y a une distinction qu'on ne doit jamais perdre de vue : c'est la différence entre douleur et souffrance. Claude Bruaire estime que la douleur désigne une sensation plutôt négative dans l'agression qui affecte l'être par le corps : cette agression est localisée et sa vivacité est variable. Dès qu'il s'agit de la souffrance, on songe à une épreuve de tout l'être, atteint dans sa profondeur et dans sa personne. On pourrait alors traiter de l'utilité de la douleur, tandis qu'on parlera du sens de la souffrance. Un médecin sait que la douleur peut révéler des menaces et indiquer les agressions de l'organisme. La souffrance, elle, dirige sur une autre voie. Par l'épreuve physique du corps menacé et qui retentit dans toute la personne, l'individu peut être conduit à une vie maîtrisée, grandie et surmontée. La souffrance permet de découvrir, ou de rappeler au « malade », une donnée fondamentale de l'existence humaine car elle parle d'« un esprit propre au secret de la chair ». La vérité de notre être apparaît alors plus clairement en émergeant de la nature par quelque stimulant parfois bien lourd à supporter.
Un professeur de neurophysiologie remarquait que la douleur est utile parce qu'elle est le signal d'un désordre quelque part dans le corps ou d'une injure subie qu'il convient de faire cesser et de réparer. L'auteur observait, en faisant en somme écho à Pascal, qu'on pouvait alors faire bon usage de la douleur : « La signification métaphysique et morale de la douleur fonde le monde chrétien... Ce n'est pas le moindre paradoxe que la douleur emprunte les voies rassurantes des trajets nerveux et des relais de la moelle dans le même instant où elle traduit l'impuissance et le destin tragique de l'homme »12. Le déprimé est souvent obsédé par ce destin tragique. Un pasteur d'âme pourrait contribuer à diminuer ce sens de l'angoisse par des propos riches de confiance envers un Dieu qui est venu donner un sens optimiste de la vie et une raison d'être à l'aventure humaine.
On devine ainsi le respect nécessaire au médecin face à un patient atteint par quelque trouble pathologique mais on découvre aussi la mission du prêtre qui sent que l'aveu de l'individu n'est pas lié qu'au domaine somatique mais pénètre en plein dans la métaphysique. Il importe alors, aussi bien pour le praticien que pour le pasteur, de savoir écouter et non seulement entendre. Percevoir par l'ouïe est l'acte d'entendre, tandis que prêter l'oreille est celui d'écouter. Dans ce dernier cas il y a donc un prêt et c'est également celui du cœur : il s'agit d'accueillir l'aveu. Le Père Louis Beirnaert a bien analysé ces éléments du dialogue : « L'expérience montre que pour chacun d'entre nous, il est rare d'avoir rencontré quelqu'un qui nous a écouté jusqu'au bout ! Que de choses non dites, ou que nous n'avons jamais osé dire, parce que notre interlocuteur se précipitait lui-même dans une parole prématurée, nous donnant le sentiment qu'il ne pouvait pas en écouter davantage... Mais il ne suffit pas d'écouter, il faut aussi entendre, c'est-à-dire repérer, dans le discours de notre interlocuteur, des propos significatifs, ceux justement qui sont gros de ce qu'il a encore à dire parce qu'ils sont plus chargés d'émotion »13.
La multiplication actuelle d'organisations qui s'apparentent à la « Main tendue », « à S.O.S. Amitié », ou à « Porte ouverte » montre assez que l'homme est souvent « déboussolé » et qu'il doit artificiellement chercher une réponse à son appel parce qu'il ne la trouve plus assez chez ceux qui ont pourtant la tâche d'être des confidents.
On a publié un guide des solitudes pour venir au secours de tous ceux qui ne savent pas qui appeler à l'aide 14. L'auteur, se faisant l'écho de psychiatres, assure, par exemple, qu'on ne peut s'arracher seul au phénomène dépressif et qu'on a toujours besoin de quelqu'un pour s'en tirer. En ce qui regarde la solitude, elle provient souvent du manque d'un autre qui a disparu, du manque du tissu habituel de l'existence, dont on a dû se séparer, ou du manque de certains points de repère qui se sont dérobés.
En ce qui regarde les malades, le Professeur J. Bernard estime qu'une solution est d'adjoindre aux équipes médicales et chirurgicales des psychiatres ayant le temps d'écouter le patient, de converser avec lui et de l'aider à se livrer ou à se délivrer. L'auteur écrit qu'on ne saurait assez répéter que « l'organisation souvent imparfaite de la médecine contemporaine ne laisse pas à chaque médecin le temps nécessaire pour s'occuper aussi complètement, aussi profondément, qu'il le faudrait de chaque malade ».
On peut tenir les mêmes propos en ce qui regarde le ministère pastoral et le prêtre, comme le Professeur J. Bernard, doit reconnaître qu'on a trop oublié l'importance de l'interrogatoire attentif et de la conversation prolongée. Il importe de réserver à ces dialogues le temps nécessaire car il y a des troubles fonctionnels et de pénibles malaises, dit le médecin, qui sont amendés ou guéris par quelques entretiens avec un praticien disponible. Cela ne signifie pas que l'on oublie de prescrire certains remèdes mais ceux-ci ne remplacent pas une thérapeutique respectant l'homme dans son unité et désireuse de le soulager efficacement.
Évidemment, en psychopathologie il sera parfois très difficile de saisir le drame de la vie intérieure du sujet car « le patient n'a pas toujours la faculté de décrire ses états d'âme »15. Dans les cas de dépression le malade peut déformer, consciemment ou inconsciemment, la vérité tant il a peur de la conséquence de ses paroles. Quelquefois il ne sait pas si ses angoisses sont la cause ou la suite de sa relation faussée avec le monde. Quoi qu'il en soit le médecin et le prêtre devront toujours essayer de tempérer ce trouble et cette souffrance.
Les plus vieux auteurs spirituels ont déjà su combien l'homme est tributaire de ses humeurs, et ceci même dans sa vie religieuse. Les avis de François de Sales en sont un témoignage probant. Il écrivait à l'abbesse du Puits-d'Orbe, en janvier 1611, pour lui recommander « le soin de votre santé, avec la joie intérieure et la récréation extérieure qui vous serviront pour un entier rétablissement ». On remarquera que l'Évêque connaît la nécessité de la joie pour l'équilibre général, ainsi que l'utilité d'une agréable occupation extérieure qui sort un être de lui-même. En septembre 1620, François de Sales tenait, avant l'heure, des propos d'ordre psychosomatique puisqu'il expliquait à une dame enceinte : « C'est une vérité manifeste que nos âmes contractent ordinairement les qualités et conditions de nos corps en la portion inférieure... parce que c'est celle-là qui tient immédiatement au corps et qui est sujette à participer aux incommodités d'iceluy ». Vers 1622, l'Évêque fait une constatation que tout praticien moderne renouvelle chaque jour : « Les médecins terrestres confessent que nulle guérison ne se peut faire, sinon en la quiétude et tranquillité »16.
À une époque où la psychiatrie comme telle était inexistante, il n'est pas douteux que le « directeur » d'âme perspicace jouait un peu le rôle du conseiller qui tient compte de toutes les imbrications psychosomatiques. François de Sales, que Pierre Janet, dans ses Médications psychologiques, admirait avec raison, savait écouter et non seulement entendre. Des médecins américains, posant les principes généraux de la thérapeutique des troubles psychosomatiques, estimaient que les deux premières attitudes à prendre se résument ainsi : « Laisser au malade du temps pour raconter son histoire : écouter plus que parler. Voir l'homme derrière le cas clinique ». On pourrait très bien dire qu'un pasteur d'âme doit, lui aussi laisser au fidèle le temps de raconter son histoire et voir l'homme derrière le pécheur.
INTERROGATION LOINTAINE
Dans l'histoire de la médecine, le succès de la psychopharmacologie a marqué une étape importante. Les anxiolytiques ont fait reculer la souffrance et ont parfois supprimé l'angoisse. Par rapport aux tranquillisants, le Professeur J. Hamburger remarque comment ces médicaments ont bien vite répondu — on revient à l'aveu — à l'appel de ceux qui n'étaient pas atteints de maladie. Ces remèdes sont alors souhaités par les humains qui, « lassés par les tracas, les soucis, l'insatisfaction, le sentiment de solitude, les déboires de la vie quotidienne, aspirent de toutes leurs forces à oublier, à dormir, à s'accorder une trêve sur le chemin de leur inquiétude » 17.
De telles remarques relèvent combien le « client » du praticien se rapproche ici du « client » d'un pasteur d'âme. Dans les deux cas c'est une trêve qu'on demande à ceux qui ont la charge d'aider les autres à cheminer. Il importe donc plus que jamais que médecins et prêtres reviennent à leur mission première. Ces guides doivent se garder d'un côté trop « technique » qui, aussi bien en médecine qu'en pastorale, réduirait la thérapeutique du corps ou de l'âme à des procédés, sans doute brillants, mais capables d'ignorer « le constant désir de fuite de l'homme aux prises avec son anxiété naturelle ».
Le Professeur J. Hamburger a raison de souligner qu'on tomberait dans une dangereuse illusion, en s'imaginant que l'angoisse humaine disparaîtrait avec la suppression de la famine, de la misère et de la maladie. L'insatisfaction de l'homme est inscrite dans sa nature comme un phénomène biologique. Le désarroi fondamental de l'être humain vient du fait qu'il cherche instinctivement sa cohérence perdue : C'est là déjà l'enseignement des plus vieilles théologies, traitant de l'origine du mal. L'homme se livre souvent à une quête de systèmes apaisants et ceux-ci parfois le conduisent à tricher avec lui-même. Il est très ardu d'harmoniser nos réactions affectives primitives et les résultats de notre intelligence logique : cette coexistence en un seul individu est fréquemment à la source de graves conflits.
C'est alors que le prêtre et le médecin peuvent quelquefois être mis en accusation s'ils oublient, derrière l'aveu, de deviner l'interrogation angoissante qui vient de loin. L'anamnèse représente souvent une histoire plus lointaine que les données liées à telle maladie, tel péché ou telle lâcheté. Le Professeur R. de Vernejoul, assure « que la médecine met au service de l'homme seul un mélange singulier de science et d'amour » 18. Il apparaît que cela est vrai tant pour le praticien d’un gros bourg que pour le spécialiste universitaire. Et c’est également vrai pour n’importe quel pasteur d’âme qui, lui aussi, doit rester constamment disponible au service de chaque fidèle, en utilisant et la science et l’amour.
Jean-Pierre Schaller, in La Mélancolie (Beauchesne)
"Du bon usage et du mauvais usage de la dépression dans la vie spirituelle"

1. Ernst STADTER, La conscience morale après la psychanalyse, Paris, « Religion et Sciences de l'homme », Le Centurion, traduction de l'allemand par Marcel Neusch, 1976, p. 128.
2. Claude BRUAIRE, Une éthique pour la médecine, De la responsabilité médicale à l'obligation morale, Paris, Fayard, 1978, p. 26. L'optique de l'auteur face à l'avortement ne correspond pas à l'enseignement de l'Église. On consultera aussi avec profit, l'ouvrage du Dr Dominique MEGGLÉ, Comportement médical et éthique chrétienne, Paris, La Marjolaine, 1979. Dans cet essai d'analyse comparée l'auteur écrit : « L'homme ne possède pas un corps comme l'on posséderait maison ou voiture qui sont des attributs facultatifs. L'homme n'a pas un corps : il est un corps ; il est un corps vivant » (p. 9).
3. Yves PIUGENT, L'expérience dépressive. La parole d'un psychiatre, Paris, Desclée de Brouwer, Connivence, 1978, p. 17. Un théologien ne saurait ratifier tout ce que contient ce livre.
4. Ursula GOLSMANN-POSCH, Journal d'une dépression, Paris, Belfont, 1985, p. 170. Traduit de l'allemand.
5. René TZANCK, Réflexions sur la médecine psychosomatique, Paris, Julliard, 1964, p. 21. Il est bon de rappeler ici l'enseignement de Platon : « Tu sais peut-être que les bons médecins, quand un malade vient les trouver pour un mal d'yeux, déclarent qu'on ne saurait soigner les yeux isolément, mais qu'il faut soigner la tête pour guérir les yeux, et que, de même, vouloir guérir la tête seule, indépendamment de tout le corps, est une absurdité. Partant de ce principe, ils donnent un régime au corps entier, et c'est en soignant le tout qu'ils s'appliquent à soigner et à guérir la partie malade » (Charmide : dans le tome II des Œuvres complètes, Paris, Belles-Lettres, 1972, p. 56 : texte établi par Alfred CROISET.)
6. Jean BERNARD, Grandeur et tentations de la médecine, Paris, Buchet-Chastel, 1973, p. 309.
7. ibidem, p. 310
8. Edward WEISS et O. SPURGEON ENGLISH, Médecine psychosomatique. L'application de la psychopathologie aux problèmes cliniques de la médecine générale, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1952, traduit par D. BOURQUIN, p. 363. Nous avons déjà traité ce problème dans un article intitulé : « Clinique, psychothérapie et direction d'âme s (Laval médical, Québec, novembre 1955, p. 1271-1294), vol. 20, n° 9) ainsi que dans notre ouvrage Direction des âmes et médecine moderne, Mulhouse, Salvator, 1959, chap. n, p. 31-47.
9. Louis LEPRINCE-RINGUET, Science et bonheur des hommes, Paris, Flammarion, 1973, p. 263.
10. Dr FOUKS, a Médecine, quatrième pouvoir ? », dans la revue Esprit, mars 1950, tO 165, p. 395.
11. Christine CLERC, « Les médecins ont une poussée de fièvre ». Dans le Figaro-Magazine, 29 septembre 1979, p. 78. Le médecin cité est le Dr Gérald C., de Saint-Germain-en-Laye, généraliste qui se qualifie de « médecin aux mains nues ».
12. Jean-Didier VINCENT, Biologie des passions. Paris, le Seuil, 1986, p. 214.
13. Louis BEIRNAERT, « Aide et Dialogue », dans Études, t. 310, juillet-août-septembre 1961, p. 179. L'auteur disait déjà : « Ce qu'un sujet humain demande par-dessus tout à un autre sujet humain, au-delà de ses demandes explicites, n'est-ce pas finalement d'être aidé à devenir un sujet ? Le dialogue est le lieu même de ce devenir si nous savons le mener avec intelligence et amour » (p. 174).
14. Jean-François SIX, Guide des solitudes, Paris, Fayard, 1986, p. 15 et p. 196. Le Dr Guy Delpierre, remarquant que la psychothérapie n'est pas la persuasion, insiste sur l'importance du silence quand on se place « aux écoutes de l'âme malade ». L'auteur écrit « La psychothérapie, c'est l'acte d'écouter longuement et doucement les malades pour connaître leurs sensations, leurs pensées, leurs émotions, ce qui peut les soulager, les consoler, les rassurer et les guérir » (La dépression nerveuse, Paris, Le Centurion, 1966, p. 106).
15. C. HARUNG, « Dysthymies dépressives ». Le Professeur de Düsseldorf publie ce texte dans Documenta Geigy, Bâle, Ciba-Geigy, 1979 : « Dysthymies ». Voir aussi Dr Marc SCHWOB, Pour vaincre la déprime. Paris, Grasset, 1987
16. FRANÇOIS DE SALES, œuvres, éd. d'Annecy, Paris-Lyon, Vitte. La lettre à Madame Rose Bourgeois, abbesse du Puits-d'Orbe, est du 4 janvier 1611 (t. XV, 1908, p. 8). Celle à une dame enceinte est du 29 septembre 1620 (t. XIX, 1914, p. 340) et la lettre du 8 janvier 1622 (t. XX, 1918, p. 242) est adressée à la comtesse de Miolans. Ces trois lettres sont envoyées d'Annecy.
17. Jean HAMBURGER, La puissance et la fragilité, Paris, Flammarion, 1972, p. 140.
18. Robert de VERNEJOUL, « Droits et devoirs de l'homme. Réflexions sur Demain les autres, de Jean Hamburger ». Cette étude de « l'aventure médicale en contrepoint de l'aventure humaine » a paru dans le Figaro du 6 avril 1979. Le professeur Luban-Plozza remarque que la dépression peut quelquefois se déguiser au regard du médecin. Ce livre souligne cet aspect de la maladie. La variété et l'imprécision des plaintes du malade indiquent l'existence certaine de facteurs psychiques. Les patients utilisent des descriptions imagées (syndrome « comme si ») et même si les malaises somatiques semblent supprimés, on ne saurait penser qu'ils étaient seuls à causer la souffrance. Jamais on ne négligera le côté psychique. Dès lors, en ce qui regarde l'aveu, trois devoirs s'imposent face au dépressif écouter, donner courage et compléter ce qui est confié. Il faudra même apprendre à écouter avec une troisième oreille comme à voir avec un troisième œil, car le jeu des traits du visage d'un malade peut parfois donner plus de renseignements que la dose de sérotonine dans le sang (« Der depressiv Kranke : sein Therapeut und seine Umwelt » in Notabene medici, 1986, n°6 et n°7).