mercredi 7 novembre 2012

En consolant... Cardinal Lustiger, Heureux ceux qui sont affligés

Cette troisième béatitude prononcée par Jésus est encore plus énigmatique que les deux premières. Elle ne dit pas platement que le beau temps revient toujours après la tempête, car la confiance en des mécanismes cycliques n'est qu'une piètre compensation dans la tourmente. La promesse est ici que Dieu consolera ceux qui sont malheureux. Cependant, le bon sens pousse à répliquer : « Seigneur, si tu peux me réconforter, pourquoi ne pas commencer par m'épargner d'être affligé ? »
L'objection est recevable. Après tout, Jésus Lui-même, à Gethsémani, demande : « Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi » (Matthieu 26, 39). Alors, que peut bien signifier cette béatitude ? Y aurait-il donc une affliction qui serait paradoxalement source de bonheur ?
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Le Christ parle ailleurs de l'affliction, dans un contexte qui éclaire le sens du terme : il l'oppose à la joie d'une noce. On a reproché à ses disciples de ne pas jeûner comme le font ceux qui suivent Jean-Baptiste, et Jésus rétorque : « Les invités à la noce peuvent-ils pleurer et être dans l'affliction d'un deuil tant que l'Époux est avec eux ? Mais des jours viendront où l'Époux leur aura été enlevé, et c'est alors qu'ils pleureront » (Matthieu 9, 15).
L'affliction qui est l'objet de la troisième béatitude est ainsi liée à l'absence de l'Époux, c'est-à-dire du Messie, qui est « enlevé ». La peine ressentie est donc celle du deuil, face à la Passion et à la mort de Jésus.
La même expression se retrouve encore à la fin de l'Évangile selon saint Marc (16, 10) : après avoir vu le Christ ressuscité, Marie de Magdala « part l'annoncer à ceux qui avaient été avec lui et qui étaient dans le deuil et les pleurs », affligés de la mort de leur Seigneur et Maître bien-aimé.
La malédiction qui contraste avec cette bénédiction dans la version de l'Évangile de saint Luc (6, 25) n'est pas moins révélatrice : « Malheureux vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous pleurerez ». L'important est ici le mot « maintenant ». Il vise ceux qui rient parce qu'ils ne reconnaissent pas sur le moment le sujet du deuil qui appelle une consolation. C'est le cas de ceux qui, face au Christ en croix, « se moquent et ricanent » (Luc 22, 63 ; 23, 35).
Dans la troisième béatitude, il n'est donc pas question de n'importe quelle peine humaine. Il serait illusoire et cynique de soutenir que ceux qui souffrent dans leur corps et leur âme n'ont qu'à prendre leur mal en patience parce que Dieu veillera à ce que tout aille mieux, au besoin après leur mort. Mais il s'agit ici du deuil de la mort du Christ. C'est l'affliction qui monte dans le cœur des disciples quand ils constatent que leur Seigneur entre dans le mystère de sa Passion.
Être associé à l'offrande que Jésus fait de sa vie, à la mort qu'Il subit volontairement pour prendre sur Lui notre péché et nos souffrances, être ainsi « dans le deuil de l'Époux », ce n'est pas du tout la même chose que d'être affligé par son propre malheur dont on ne comprend pas le sens.
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Cependant, quelle « consolation » est promise à une telle affliction ?
Il faut se rappeler ici comment Jésus présente l'Esprit saint dans son discours après la Cène (voir Jean 14, 16.26 ; 15, 26 ; 16, 7) : « Avocat, défenseur, consolateur » ou, en décalquant le grec : « Paraclet », traduction de l'hébreu menahen, qui signifie « consolation ». Or c'est l'un des noms utilisés pour désigner le Messie (voir Luc 2, 25). Jésus Lui-même annonce donc, avant sa Passion, la venue de « l'autre Consolateur » (Jean 14, 16), à savoir l'Esprit Saint.
Être consolé par l'Esprit de Dieu, ce n'est évidemment pas se faire materner comme un enfant qui crie : « Maman, bobo ! » Quand Isaïe (25, 8) prophétise que Dieu « essuiera les larmes de tous les visages », il montre l'humanité entière arrachée à la mort et participant à la vie divine. Saint Jean reprend la même formule pour décrire dans son Apocalypse (21, 3-4) la Jérusalem céleste comme « la demeure de Dieu avec les hommes ». Et il ajoute : « De mort, il n'y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus ». Isaïe (60, 20) évoquait déjà ce bonheur : « Le Seigneur sera pour toi la lumière de toujours et les jours de ton deuil seront révolus » (voir 66, 10 : « Soyez dans l'allégresse, vous tous qui portiez le deuil »).
Cette consolation est bien réelle : c'est le don de la vie en plénitude, sur laquelle la mort n'a plus de prise. Et ce don est l’œuvre de l'Esprit saint, le Consolateur.
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On comprend donc l'attitude du vieillard Syméon qui, au Temple, prend dans ses bras l'Enfant Jésus : « Il attendait la consolation d'Israël et l'Esprit Saint reposait sur lui » (Luc 2, 25). On l'a vu, « la consolation d'Israël », c'est le Messie, le Sauveur, selon une expression récurrente dans la seconde partie (chapitres 40 à 66) du Livre d'Isaïe. C'est pourquoi Syméon réconforté peut dire : « Maintenant tu peux, ô Maître, laisser ton serviteur s'en aller dans la paix. Car mes yeux ont vu ton salut » (Luc 2, 29-30).
On peut encore évoquer ici le massacre des Innocents. Saint Matthieu (2, 18) discerne dans l'horreur l'accomplissement de la prophétie de Jérémie (31, 15) : « Une voix dans Rama s'est fait entendre, des sanglots et une longue plainte. C'est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée parce qu'ils ne sont plus ». Qu'est-ce qui peut compenser la perte de ses enfants ? Rien, si ce n'est l'Esprit saint qui ressuscite les morts, comme l'a décrit Ézéchiel (37, 1-14) dans sa vision des ossements desséchés auxquels l'Esprit de Dieu rend des nerfs, de la chair, de la peau et finalement la vie. Seule la vraie consolation apporte non pas un réconfort temporaire, mais la certitude d'un changement total, messianique, non pas dans telle ou telle destinée privilégiée, mais dans la condition humaine.
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Un autre épisode de l'Évangile permet de découvrir le sens profond de la consolation promise à ceux qui entrent en compassion avec la Passion du Christ : c'est la mort et la résurrection de Lazare (Jean 11, 44).
Devant le tombeau de son ami, Jésus est très humainement bouleversé. Il « frémit intérieurement », précise l'évangéliste. Un tel bouleversement est surprenant : le Fils aurait-il donc oublié que le Père l'exauce toujours ? En vérité, il faut rapprocher cette émotion du combat ultime que livre Jésus lorsqu'Il pressent et vit dans son cœur et dans sa chair le deuil de sa propre mort.
C'est le cas après son entrée triomphale à Jérusalem. Il perçoit le sacrifice qui L'attend et dit : « Maintenant, mon âme est troublée » (Jean 12, 27). Plusieurs fois auparavant, Il avait annoncé aux apôtres sa Passion et sa mort : « C'est un baptême 1 que j'ai à recevoir, et l'angoisse pèse sur moi jusqu'à ce qu'il soit accompli » (Luc 12, 50). À Gethsémani, enfin, le Christ vit par avance son offrande sur la Croix. Reprenant le Psaume 42 (6 et 12), Il s'écrie : « Mon âme est triste à en mourir » (Matthieu 26, 38 ; Marc 14, 34). Saint Luc (22, 43) rapporte pour sa part qu'un « ange venu du ciel » apparaît pour Le réconforter. Mais c'est par l'Esprit saint, qui habite en plénitude son humanité, que Jésus sera « consolé » — arraché à la mort, ressuscité.
L'affliction par compassion est alors, au sens strict, souffrance avec (en latin : cum) Jésus, participation à sa Passion où Il « porte le péché du monde ». Ce « deuil » est introduit au cœur du mystère de la Pâque et devient source de consolation. Car le sacrifice du Serviteur souffrant vaut pour tous ceux qui sont dans la peine. La délivrance opérée par le don de l'Esprit saint, c'est-à-dire la Résurrection de Jésus, vaut également pour tous les hommes, puisque c'est pour « sauver le monde », y vaincre le péché et donc la mort que le Christ a affronté l'angoisse de la Croix.
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Reste à se demander ce que cette béatitude peut dès à présent apporter à l'humanité, dont l'expérience ne montre que trop qu'elle demeure blessée et dans l'affliction.
Il ne faut pas se méprendre sur ce qu'impliquent le deuil de Jésus devant sa propre Passion et celui des « amis de l'Époux » : il s'agit d'éprouver spirituellement, autrement dit très réellement et concrètement, même si ce n'est pas physiquement ni matériellement, le poids du péché et du mal qui défigurent le monde. On est loin des manifestations, toujours fugaces, d'un bon cœur touché par le malheur d'autrui. Car s'il n'y avait que sensibilité dans l'affliction vraiment chrétienne, on pourrait protester : « Je n'ai que faire de votre pitié. Je préférerais que vous soulagiez ma souffrance et que vous trouviez un remède à mes maux ». Or ce n'est pas une sympathie éphémère et vaine qu'apporte Jésus, mais la délivrance, la Rédemption.
Être affligé, au sens profond de la troisième béatitude, c'est entrer dans ce « deuil » de Jésus le Vendredi saint. C'est se tenir avec Marie au pied de la croix. C'est partager la Passion de Jésus et porter avec Lui « le péché du monde », c'est-à-dire le mal qui y règne, avec ses conséquences impitoyables : l'injustice, la souffrance et la mort.
Alors, paradoxalement, dans le mystère de la Pâque du Christ, oui, heureux ceux qui pleurent. Heureux ceux qui sont capables d'accompagner Jésus jusqu'au bout. Heureux ceux dont la foi connaît l'épreuve du Vendredi saint et tient bon dans l'obscurité, car ils seront consolés par le don de la Résurrection, œuvre de l'Esprit saint. Heureux sont-ils car ils sont associés au dessein de Dieu : ils travaillent avec Jésus au salut du monde.
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Cette béatitude fait comprendre l'attitude chrétienne face à la souffrance de ceux qu'accable « le péché du monde » : non pas sensiblerie ni apitoiement, mais foi dans la Résurrection, la Rédemption, le pardon. La dure expérience de Job n'est certes pas effacée : « Si je parle, ma douleur n'est point calmée. Et si je me tais, me quittera-t-elle ? » (Job 16, 6). Mais Jésus porte en Lui, sur Lui ce qui est insupportable à l'homme. Dans les chants du Serviteur, Isaïe prophétise les épreuves et l'affliction du Messie : « Homme de douleurs, familier de la souffrance, [...] en fait ce sont nos souffrances qu'il porte, ce sont nos douleurs qu'il endure » (53, 3-4).
Qu'est-ce que cela change ? Qu'y a-t-il de réconfortant à savoir que le Christ a subi le deuil infligé par le péché en acceptant la mort et qu'Il a de la sorte éprouvé, Lui « l'Innocent », tout le mal qui règne dans le monde ? Tout simplement qu'on ne peut prendre conscience de cette affliction du Messie et la partager que si l'on sait en même temps que l'Esprit saint L'a « consolé » en Le ressuscitant et que cette « consolation » est donnée en « bienheureuse espérance » à ceux qui Le suivent et L'imitent (Tite 2, 13).
Avec Jésus, le croyant ne partage donc pas seulement l'affliction, mais aussi l'espérance en un monde délivré et transfiguré. En « portant sa croix chaque jour » (Luc 9, 23), il est le témoin déjà « heureux » de cette foi en la Résurrection opérée par l'Esprit saint. Alors que l'homme doit inéluctablement affronter le malheur le plus extrême, qui est la mort, il ne s'abandonne pas à la pire épreuve que connaissent ceux qu'écrase la souffrance : s'enfermer dans le désespoir et refuser la consolation divine.
Cette troisième béatitude donne donc aux disciples du Christ de puiser la force du bonheur dans la compassion à la Passion du Christ. Elle fait que « suivre Jésus » jusqu'au Calvaire n'est pas prendre une voie d'asservissement, de condamnation ni de malheur, mais s'engager sur le chemin de la vie, de la liberté et du bonheur. Dans la lumière de cette béatitude, le renoncement pour le Christ et avec Lui n'apparaît plus comme une destruction mutilante, mais comme l'accueil de la « consolation éternelle » dans la Résurrection (voir 2 Thessaloniciens 2, 16).
Jean-Marie, cardinal Lustiger, in Soyez heureux (NiL Éditions)

1. Sur le sens du mot « baptême », voir Le Baptême de votre enfant, Paris, Fleurus, 1997, chapitres n et 111, p. 17 à 32.