jeudi 7 février 2013

En introduisant... Saint François de Sales, De la douceur


DE LA DOUCEUR ENVERS LE PROCHAIN & REMÈDE CONTRE L’IRE
Le saint Chrême dont, par tradition Apostolique, on use dans l’Église de Dieu pour les confirmations & bénédictions, est composé d’huile d’olive mêlée avec le baume, qui représente entr’autres choses les deux chères & bien-aimées vertus qui reluisaient en la sacrée personne de Notre-Seigneur, qu’il nous a singulièrement recommandées, comme si par elles notre cœur devait être spécialement consacré à son service, & appliqué à son imitation : Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux & humble de cœur. L’humilité nous perfectionne envers Dieu, & la douceur envers le prochain. Le baume, qui (comme j’ai dit ci-dessus), prend toujours le dessous parmi toutes les liqueurs, représente l’humilité ; & l’huile d’olive, qui prend toujours le dessus, représente la douceur & débonnaireté, qui surmonte toutes choses, & qui excelle entre les vertus, comme étant la fleur de la charité, qui, selon saint Bernard, est en sa perfection, quand non-seulement elle est patiente, mais quand outre cela elle est douce & débonnaire. Mais prenez garde, Philotée, que ce chrême mystique, composé de douceur & d’humilité soit dans votre cœur : car c’est un des grands artifices de l’ennemi de faire que plusieurs s’amusent aux paroles & contenances extérieures de ces deux vertus, qui n’examinant pas bien leurs affections intérieures, pensent être humbles & doux, & qui ne le sont néanmoins nullement en effet : ce que l’on reconnaît parce que, nonobstant leur artificieuse douceur & humilité, à la moindre parole qu’on leur dit de travers, à la moindre petite injure qu’ils reçoivent, ils s’élèvent avec une arrogance nompareille. On dit que ceux qui ont pris le préservatif que l’on appelle communément la grâce de saint Paul, n’enflent point étant mordus & piqués de la vipère, pourvu que la grâce soit de la fine : de même, quand l’humilité & la douceur sont bonnes & vraies, elles nous garantissent de l’enflure & de l’ardeur que les injures ont accoutumé de provoquer dans nos cœurs. Que si étant piqués & mordus par les médisants & par nos ennemis nous devenons fiers, enflés & chagrins ; c’est une marque que nos humilités & nos douceurs ne sont pas véritables & franches, mais artificieuses & apparentes.
Le saint & illustre Patriarche Joseph, renvoyant ses frères d’Égypte dans la maison de son père, leur donna ce seul avis : Ne vous courroucez point en chemin. Je vous en dis de même, Philotée, cette misérable vie n’est qu’un passage à la bienheureuse vie : ne nous courrouçons donc point en chemin les uns avec les autres, marchons avec la troupe de nos frères & de nos compagnons doucement, paisiblement & amiablement. Mais je vous dis nettement & sans exception, ne vous courroucez point du tout, s’il est possible, & ne recevez aucun prétexte, quel qu’il soit, pour ouvrir la porte de votre cœur au courroux. Car S. Jacques dit tout court & sans réserve, que l’ire de l’homme n’opère point la justice de Dieu. Il faut à la vérité résister au mal & réprimer les vices de ceux que nous avons à notre charge, constamment & courageusement, mais doucement & paisiblement. Rien ne mate tant l’éléphant courroucé, que la vue d’un agnelet, & rien ne rompt si aisément la force des canonnades, que la laine. On n’estime pas tant la correction qui sort de la passion, quoiqu’accompagnée de raison, que celle qui n’a aucune autre origine que la raison seule. Car l’âme raisonnable étant naturellement sujette à la raison, elle n’est sujette à la passion que par tyrannie ; & ainsi, quand la raison est accompagnée de la passion, elle se rend odieuse, sa juste domination étant avilie par la société de la tyrannie. Les princes honorent & consolent infiniment les peuples quand ils les visitent avec un train de paix : mais quand ils conduisent des armées, quoique ce soit pour le public, leur arrivée est toujours désagréable & préjudiciable ; parce qu’encore qu’ils fassent exactement observer la discipline militaire entre les soldats, ils ne peuvent jamais si bien faire qu’il n’arrive toujours quelque désordre, par lequel le bon-homme est foulé. Ainsi, pendant que la raison règne & exerce paisiblement les châtiments, corrections & les répréhensions, quoique ce soit rigoureusement & exactement, chacun l’aime & l’approuve ; mais quand elle conduit avec soi l’ire, la colère & le courroux, qui sont, dit saint Augustin, ses soldats, elle se rend plus effroyable qu’aimable, & son propre cœur en demeure toujours foulé & maltraité. Il est mieux, dit le même saint Augustin écrivant à Profuturus, de refuser l’entrée à l’ire juste & équitable que de la recevoir, si petite qu’elle soit, parce qu’étant reçue, il est malaisé de la faire sortir, d’autant qu’elle entre comme un petit surgeon, & en peu de temps elle grossit & devient une poutre. Que si une fois elle peut gagner la nuit & que le soleil se couche sur notre ire, ce que l’Apôtre défend, se convertissant en haine, il n’y a quasi plus moyen de s’en défaire ; car elle se nourrit de mille fausses persuasions, nul homme courroucé ne croyant jamais son courroux injuste.
Il est donc mieux d’entreprendre de savoir vivre sans colère que de vouloir user modérément & sagement de la colère, & quand, par imperfection & par faiblesse nous nous trouvons surpris par elle, il est mieux de la repousser vitement, que de vouloir marchander avec elle : car pour peu qu’on lui donne de loisir, elle se rend maîtresse de la place, & fait comme le serpent, qui tire aisément tout son corps d’où il peut mettre la tête. Mais comment la repousserai-je, me direz-vous ? Il faut, ma Philotée, qu’au premier ressentiment que vous en aurez, vous ramassiez promptement vos forces, non point brusquement ni impétueusement, mais doucement & néanmoins sérieusement. Car comme on voit dans les Audiences de plusieurs Sénats & Parlements, que les huissiers criant, Paix là,  font plus de bruit que ceux qu’ils veulent faire taire ; aussi il arrive maintes fois que voulant avec impétuosité réprimer notre colère, nous excitons plus de trouble en notre cœur qu’elle n’avait pas fait, & le cœur étant ainsi troublé ne peut plus être maître de soi-même.
Après ce doux effort, pratiquez l’avis que S. Augustin déjà vieil donnait au jeune Évêque Auxilius : Faites, dit-il, ce qu’un homme doit faire ; que s’il vous arrive ce que l’homme de Dieu dit au Psaume : Mon œil est troublé de grande colère ; Ayez recours à Dieu, criant : Ayez miséricorde de moi, Seigneur, afin qu’il étende sa main pour réprimer votre courroux. Je veux dire qu’il faut invoquer le secours de Dieu quand nous nous voyons agités de colère, à l’imitation des Apôtres tourmentés du vent & de l’orage parmi les eaux : car il commandera à nos passions qu’elles cessent, & la tranquillité se fera grande. Mais toujours je vous avertis que l’oraison qui se fait contre la colère présente & pressante doit être pratiquée doucement, tranquillement, & non point violemment : ce qu’il faut observer en tous les remèdes dont on use contre ce mal.
Avec cela, aussitôt que vous vous apercevrez d’avoir fait quelque acte de colère, réparez la faute par un acte de douceur, exercé promptement à l’endroit de la même personne contre laquelle vous vous serez irritée. Car comme c’est un souverain remède contre le mensonge, que de s’en dédire sur le champ, aussitôt que l’on s’aperçoit de l’avoir dit, ainsi c’est un bon remède contre la colère, de la réparer soudainement par un acte contraire de douceur : (comme l’on dit) les plaies fraîches se guérissent plus facilement.
Au surplus, lorsque vous êtes en tranquillité, & sans aucun sujet de colère, faites une grande provision de douceur & de débonnaireté, disant toutes vos paroles, & faisant toutes vos actions petites & grandes, de la manière la plus douce qu’il vous sera possible, vous ressouvenant que l’Épouse, au Cantique des Cantiques, n’a pas seulement le miel en ses lèvres, & au bout de sa langue, mais elle l’a encore dessous la langue, c’est-à-dire, dans la poitrine, & il n’y a pas seulement du miel, mais encore du lait ; car aussi il ne faut pas seulement avoir la parole douce à l’égard du prochain, mais encore toute la poitrine, c’est-à-dire, tout l’intérieur de notre âme. Et il ne faut pas seulement avoir la douceur du miel, qui est aromatique & odorant, c’est-à-dire, la suavité de la conversation civile avec les étrangers, mais aussi la douceur du lait entre les domestiques & proches voisins, en quoi manquent beaucoup ceux qui dans la rue semblent des Anges, & qui paraissent des diables dans la maison.

DE LA DOUCEUR ENVERS NOUS-MÊMES
L’une des bonnes pratiques que nous saurions faire de la douceur, c’est celle de laquelle le sujet est en nous-mêmes, ne nous dépitant jamais contre nous-mêmes ni contre nos imperfections. Car quoique la raison veuille que quand nous faisons des fautes nous en soyons fâchés, il faut néanmoins que nous nous empêchions d’en avoir une fâcherie aigre & chagrine, dépiteuse & colère. En quoi plusieurs font une grande faute, qui s’étant mis en colère, se courroucent de s’être courroucés, entrent en chagrin de s’être chagrinés, & ont dépit de s’être dépités. Car par ce moyen ils tiennent leur cœur confit & détrempé dans la colère ; & quoiqu’il semble que la seconde colère ruine la première, elle ne sert néanmoins que d’ouverture & de passage pour une nouvelle colère, à la première occasion qui s’en présentera ; outre que ces colères, dépits & aigreurs que l’on a contre soi-même tendent à l’orgueil & ne tirent leur origine que de l’amour-propre, qui se trouble & qui s’inquiète de nous voir imparfaits.
Il faut donc avoir un déplaisir de nos fautes qui soit paisible, rassis & ferme ; car tout ainsi qu’un juge châtie bien mieux les méchants, faisant ses Sentences par raison & en esprit de tranquillité, que lorsqu’il les fait par impétuosité & par passion, parce que jugeant avec passion, il ne châtie pas les fautes selon qu’elles sont, mais selon qu’il est lui-même : ainsi nous nous châtions bien mieux nous-mêmes par des repentirs tranquilles & constants, que par des repentirs aigres, empressés & colères : parce que ces repentirs faits avec impétuosité ne se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos inclinations. Par exemple, celui qui affectionne la chasteté, se dépitera avec une amertume nompareille de la moindre faute qu’il commettra contre cette vertu, & ne fera que rire d’une grosse médisance qu’il aura commise. Au contraire, celui qui hait la médisance se tourmentera d’avoir fait une légère murmuration, & ne tiendra nul compte d’une grosse faute commise contre la chasteté, & ainsi des autres. Ce qui n’arrive que parce qu’ils ne font pas le jugement de leur conscience par raison, mais par passion.
Croyez-moi, Philotée : comme les remontrances d’un père, faites doucement & cordialement, ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger, que celles qui se font par colère & par emportement. Ainsi, quand notre cœur aura fait quelque faute, si nous le reprenons avec des remontrances douces & tranquilles, ayant plus de compassion de lui que de passion contre lui, l’encourageant à l’amendement, le repentir qu’il en concevra, entrera bien plus avant, & le pénétrera mieux qu’un repentir dépiteux, ireux & tempétueux.
Pour moi, si j’avais par exemple, une grande envie de ne point tomber dans le vice de la vanité, & que j’y fusse néanmoins tombé d’une grande chute, je ne voudrais pas reprendre mon cœur en cette sorte : N’es-tu pas misérable & abominable, qu’après tant de résolutions tu t’es laissé emporter à la vanité ? Meurs de honte, ne lève plus les yeux au Ciel, aveugle, impudent, traître & déloyal à ton Dieu , & semblables choses ; mais je voudrais le corriger raisonnablement & par voie de compassion : Or sus ! mon pauvre cœur, nous voilà tombés dans la fosse, laquelle nous avions tant résolu d’échapper ; ah ! relevons-nous & quittons-la pour jamais, réclamons la miséricorde de Dieu, & espérons en elle qu’elle nous assistera, pour désormais être plus fermes ; & remettons-nous au chemin de l’humilité. Courage ! soyons aujourd’hui sur nos gardes : Dieu nous aidera, & nous ferons prou. Et je voudrais sur cette répréhension bâtir une solide & ferme résolution de ne plus tomber en la faute, prenant les moyens convenables à cela, & même l’avis de mon Directeur.
Que si néanmoins quelqu’un ne trouve pas que son cœur puisse être assez ému par cette douce correction, il pourra employer le reproche, & une répréhension dure & forte pour l’exciter à une profonde confusion, pourvu qu’après avoir rudement gourmandé & corrigé son cœur, il finisse par un adoucissement, terminant tout son regret & son courroux en une douce & sainte confiance en Dieu, à l’imitation de ce grand Pénitent qui voyant son âme affligée, la relevait en cette sorte : Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, & pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu, car je le bénirai encore comme le salut de ma face & mon vrai Dieu.
Relevez donc doucement votre cœur quand il tombera, vous humiliant beaucoup devant Dieu par la connaissance de votre misère, sans nullement vous étonner de votre chute, puisqu’il n’est pas surprenant que l’infirmité soit infirme, & que la faiblesse soit faible, & que la misère soit chétive. Détestez néanmoins de toutes vos forces l’offense que Dieu a reçue de vous, & avec un grand courage & une grande confiance en la miséricorde de Dieu, remettez-vous à la pratique de la vertu que vous aviez abandonnée.
Saint François de Sales, in Introduction à la Vie Dévote