vendredi 8 mars 2013

En homéliant... Ambroise-Marie Carré, pour Madeleine Delbrêl

Pour Madeleine Delbrêl, évoquée dans la chapelle du couvent Saint-Dominique, à Paris, le 30 janvier 1983

D'origine gasconne (elle tenait à le rappeler) Madeleine Delbrêl naquit en 1904. Son grand-père était ouvrier, son père avait commencé de même avant de devenir cadre à la S.N.C.F. Assez cultivé, son milieu était en contact avec des universitaires et des écrivains, tous agnostiques. C'est ainsi que Madeleine Delbrêl perdit sa foi d'enfant.
La rencontre d'un prêtre, lorsqu'elle a 20 ans, lui donne une impulsion nouvelle. Une aventure, semeuse de vie, commence. Non seulement elle retrouve Dieu, mais elle le choisit volontairement comme compagnon de route, ce qui veut dire pour elle se mettre sans esprit de retour au service des autres. Elle devient donc assistante sociale, renonce à se marier et, à cause de ses débuts dans l'existence, décide de s'établir à Ivry, la ville alors la plus ouvrière et la plus marxiste de la région parisienne. Elle veut y témoigner du Christ dans une disponibilité totale aux gens en difficulté. Elle restera là, immergée dans ce peuple devenu le sien, jusqu'à ce qu'elle meure, je devrais dire jusqu'à ce qu'elle en meure, à l'âge de 60 ans.
Elle a écrit : Ville marxiste, terre de mission. De ses notes, réflexions, causeries, poèmes, méditations d'une grande profondeur on a tiré par la suite d'autres livres dont les plus célèbres sont : Nous autres, gens des rues et La joie de croire.
Sa personnalité, riche et complexe, a été définie en quelques mots par le cardinal Veuillot, qui la connaissait bien : « Le secret de la vie de Madeleine, c'est une union à Jésus-Christ telle qu'elle lui permettait toutes les audaces et toutes les libertés. C'est pourquoi sa charité sut se faire si concrète et efficace pour tous les hommes ».
On peut donner à ces audaces et à ces libertés — les mots clés de cette vie — deux champs d'action : d'une part, la réponse immédiate de Madeleine Delbrêl pour venir à l'aide de ceux qui, à n'importe quelle heure, frappaient à sa porte et, d'autre part, le concours qu'elle apporta pendant vingt ans à la municipalité.
Ce dernier aspect de ses activités a de quoi surprendre. Mais un homme, qui fut député d'Ivry et de Vitry et maire d'Ivry, interrogé après la mort de Madeleine, éclaire au mieux cette situation. On lui demanda : « Qui était Madeleine pour vous ? » Il répondit : « Madeleine Delbrêl, c'était l'Évangile. Elle n'a jamais démenti sa ligne de conduite. Elle a toujours été avec nous d'une totale loyauté. Je l'avais pressentie pour venir avec nous au sein de la municipalité communiste afin de participer à la transformation de la société. Mais là-dessus elle était ferme : le marxisme comportait la négation de Dieu, alors elle ne pouvait être d'accord avec lui et elle ne pouvait être d'accord avec tout régime qui nierait Dieu... Elle était à nos côtés pour des cas précis, concrets ».
Évidemment les incompréhensions ne lui firent pas défaut. Quand on suit un chemin de crête, on ne peut pas être approuvé par tout le monde, et il est normal après tout que soient discutés les engagements que l'on prend dans la lutte contre les injustices. En fait elle souffrait dans la mesure où ces oppositions s'expliquaient, disait-elle, par « une foi rapetissée à l'extrême, dans des existences de chrétiens ». Aussi fut-elle très heureuse lorsqu'elle reçut une lettre de Mgr Montini, archevêque de Milan, qui approuvait Ville marxiste, terre de mission.
Elle souffrit de certaines décisions de Rome, de cette Rome qui, vu son attachement inconditionnel à l'Église, était vraiment sa patrie. Mais elle ne se laissa jamais aller à des oppositions. Elle faisait confiance en aimant davantage.
L'orientation profonde, l'ambition de Madeleine Delbrêl fut de vivre en plénitude, comme simple laïque, sa vocation de fille de Dieu. Toutefois, il convient de mettre en lumière tel ou tel aspect de sa vie rayonnante.
D'abord, elle prit conscience très vite du caractère insolite du chrétien. Là où elle travaillait, elle était bien placée pour en juger. Ce qui la frappait le plus, c'était le témoignage à rendre à la bonté de Dieu. Il faut être bon, de cette bonté-là, sans limites, sans dispenses, en se chargeant non seulement du prochain le plus proche, mais du prochain universel. Elle se montrait donc disponible à tous, ouvrant sur chacun des yeux pleins d'attention et de respect. Par fidélité à l'Évangile elle voulait sauvegarder partout l'originalité chrétienne, en agissant comme la servante de Jésus, et cela se voyait. Absolue dans le don de soi, elle prenait au pied de la lettre les conseils du Seigneur.
Une autre de ses convictions est que nous sommes, ou devons devenir, des « petites gens ». Attention ! ces mots ne se confondent pas avec « gens des rues ». Pour elle, peu importaient les conditions dans lesquelles on vit. Les « petites gens » sont ceux qui, pour apprendre à recevoir les biens de Dieu, se sentent les débiteurs des autres. Elle insiste constamment sur l'attitude intérieure de celui qui refuse la suffisance afin d'être enrichi par les plus pauvres. Qui d'entre nous ne connaît, en effet, la tentation de se prendre pour « grand » sous prétexte qu'il aide autrui ? Elle ajoute ce trait d'une psychologie si juste : « Nous ferons partie des petites gens si, reconnaissant devant Dieu nos défauts, nous avons la simplicité d'accepter que ces défauts nous soient reprochés par les autres ». Quel humble, mais sûr chemin, de sainteté ! Nous avons des familles, des amis. Laissons-leur nous dire ce qu'ils ont sur le cœur, au lieu de nous rebeller pour avoir toujours raison. Madeleine Delbrêl avait une équipe autour d'elle, et l'on a publié un recueil intitulé : Communautés selon l'Évangile. Débordant de beaucoup, évidemment, le comportement que je viens de dire, et définissant ce qu'est une « cellule d'Église », ce livre pourrait servir de charte à certains foyers et aussi à tant de groupes qui se multiplient aujourd'hui sous le souffle de l'Esprit.
Vous attendez évidemment que je découvre quelque chose de sa passion pour le Christ. C'est cette passion qui la rendit à la fois forte et émerveillée. Un de ses charismes fut de l'exprimer avec un évident génie poétique. Je prends cet exemple. Elle s'adresse à Dieu :
Savoir une seule fois dans la vie que seul vous êtes !
Avoir une seule fois rencontré
— et cela, peut-être, dans un véritable désert —
le buisson qui brûlait sans se détruire.
Le bois qui brûle dans le feu n'a cure du paysage.
Nous habitons un prodigieux brasier.
Écoutez encore cette page où elle évoque les saints qui ont eu envie de danser :
Seigneur, enseignez-nous la place
que, dans ce roman éternel
Amorcé entre vous et nous,
Tient le bal singulier de notre obéissance.
Révélez-nous le grand orchestre de vos desseins
Où ce que vous permettez
Jette des notes étranges
Dans la sérénité de ce que vous voulez.
Apprenez-nous à revêtir chaque jour
Notre condition humaine
Comme une robe de bal, qui nous fera aimer de vous
Tous ses détails comme d'indispensables bijoux.
Faites-nous vivre notre vie,
Non comme un jeu d'échecs où tout est calculé,
Non comme un match où tout est difficile,
Non comme un théorème qui nous casse la tête,
Mais comme une fête sans fin
où votre rencontre se renouvelle,
Comme un bal,
Comme une danse,
Entre les bras de votre grâce,
Dans la musique éternelle de l'amour.
Seigneur, venez nous inviter.
Elle qui mit en pratique cette parole de Bossuet : « S'exhaler devant Dieu en pure perte de soi-même », elle qui fréquenta tant de misères, qui fut appelée auprès de malheureux ayant perdu leur identité humaine, c'est elle, oui, c'est elle qui parle ainsi. Elle avait une joie qui ne blessait personne, mais au contraire adoucissait et guérissait. Son rire était célèbre. Il n'est pas jusqu'à sa mort qu'elle n'ait vue, à travers les morts quotidiennes, dans l'éblouissante lumière de Dieu. Écoutons-la !
Il s'agit de bien naître chaque fois que nous mourons,
de naître un peu quand nous mourons un peu,
et de naître beaucoup quand nous mourons beaucoup.
Il s'agit, dans cette fréquentation de la mort, d'apprendre à fréquenter la vie.
Il s'agit de virer à l'éternel, comme les négatifs des pellicules photographiques pour le cliché où tous les noirs deviennent blancs.
Madeleine Delbrêl, c'était l'Évangile, et donc la joie.

Père Ambroise-Marie Carré, in Reçois-les dans ta lumière, paroles pour des amis (cerf)