mardi 21 mai 2013

En Ignaçant... Jorge Mario Bergoglio, chanter le Magnificat

Mes frères, je voudrais commencer ces Exercices spirituels par la citation d'un texte qui, en laissant résonner le cantique du Magnificat, est profondément consolateur :
Ce qui nous fait avancer, c'est avant tout le désir de rendre grâce à Dieu et de Le louer car, après tout, « Sa miséricorde s'étend d'âge en âge sur ceux qui Le craignent » (Lc 1, 50). Nous nous sentons aussi appelés à la conversion, poussés à demander et recevoir le pardon de Dieu et heureux de renouveler notre foi, notre espérance en Ses promesses 1.
À l'école de la Vierge Marie, c'est par l'action de grâce, l'adoration et la louange que nous faisons mémoire de la miséricorde du Dieu qui nous soutient. Et l'espérance fondée sur Lui nous dispose à livrer le bon combat de la foi et de l'Amour, pour le peuple qui nous est confié.
Au commencement de ces Exercices spirituels, afin que nous soyons prêts à recevoir le don de l'espérance, il me faut beaucoup insister sur la prière au Saint-Esprit. Lui sait graver et imprimer dans nos cœurs tout ce qui est bon.
Cette espérance spirituelle est beaucoup plus que de l'optimisme. Elle n'est pas tapageuse, elle ne craint pas le silence. Au contraire, elle s'enfouit en nous comme la sève dans les racines en hiver. L'espérance est certaine, c'est le Père de la vérité qui nous la donne. Elle fait la différence entre le bien et le mal. Elle ne voue pas un culte à la réussite : elle ne verse pas dans l'optimisme ; ni ne se complaît dans l'échec : elle n'est pas pessimiste. Puisque l'espérance distingue le bien du mal, elle est appelée au combat ; et elle lutte sans anxiété ni illusion, avec l'assurance de celui qui sait qu'il poursuit un objectif certain, ainsi qu'il est dit dans la Bible : « Nous devons rejeter tout fardeau et le péché qui nous assiège, et courir avec constance l'épreuve qui nous est proposée » (He 12, 1). C'est précisément ainsi que nous allons commencer ces Exercices spirituels : en demandant la grâce d'une espérance combative.
Le Magnificat contre la désespérance
Puisque la combativité de notre espérance s'exprime d'abord en un travail de discernement, il va nous falloir regarder en face les attitudes de désespérance qui, parfois, viennent se nicher jusqu'au cœur des institutions auxquelles nous appartenons. Ces attitudes de désespérance progressent en empruntant les mêmes échelons que ceux qui conduisent à se placer sous « l'étendard de l'ennemi de la nature humaine » et font advenir l'Anti-Règne 2 : elles commencent par un simple manque de modestie, puis passent par la vanité et elles finissent par atteindre à l'orgueil (Exercices Spirituels, 142).
Le Magnificat se chante dans la pauvreté
« Le Seigneur renvoie les riches les mains vides ». Très souvent, notre manque d'espérance est le signe de nos richesses dissimulées, de notre éloignement de la pauvreté évangélique.
Ainsi, devant la pénurie de vocations, nous faisons parfois des diagnostics de riches : riches du savoir des sciences anthropologiques modernes qui, avec leur masque de suffisance absolue, nous éloignent de l'humble prière de supplication et de demande au Maître de la moisson.
De même, devant l'ampleur et la complexité des problèmes que pose à l'Église le monde actuel, nous cherchons à déguiser en richesse la pauvreté des solutions qui sont à notre disposition.
Et l'on pourrait continuer l'énumération.
Il serait bon que pendant cette retraite nous soumettions à la prière ces signes de notre attachement à la richesse, afin que le Seigneur veuille bien nous dépouiller de ces attitudes désespérantes d'être riches, et qu'Il nous rappelle que l'espérance du Royaume ne saurait faire l'économie des douleurs de l'enfantement.
Le Magnificat se chante dans la petitesse et l'humiliation
Sur une terre qui n'a pas été labourée par la douleur, le fruit est condamné à l'insignifiance (Lc 8, 13). Les vanités qui nous assaillent sont nombreuses mais la plus vaine et la plus commune chez les évêques et les prêtres est paradoxalement le défaitisme. Le défaitisme est une forme de vanité parce qu'en étant défaitiste, on se positionne en tant que Général en chef, mais d'une armée vaincue ! Au lieu d'accepter d'être le simple soldat d'un escadron qui, bien que décimé, continue à lutter. Combien de fois, nous évêques, faisons-nous ces rêves expansionnistes propres aux généraux vaincus ! En l'occurrence, nous renions l'histoire de notre Église qui est une histoire glorieuse car elle est faite de sacrifices, d'espoirs et de combat quotidien. La foi de nos pères s'est construite sur des ressources humaines bien précaires, mais au lieu d'en être découragés, ils en étaient vivifiés. Parce que leur espérance était plus forte que toute adversité.
Le Magnificat se chante dans l'humilité
Comme nous venons de le dire, l'orgueil nous a conduits parfois à dénigrer les humbles moyens de l'Évangile. Il y a un paragraphe des Constitutions de la Compagnie de Jésus qui s'applique parfaitement à l'Église d'aujourd'hui. Saint Ignace dit :
La Compagnie [ou l'Église] qui n'a pas été fondée sur des moyens humains, ne peut ni se conserver ni se développer par eux, mais par la main toute-puissante du Christ, notre Dieu et Seigneur. Il faut mettre en Lui seul L'ESPÉRANCE qu'Il conservera et fera avancer ce qu'Il a daigné commencer pour Son service et Sa louange et pour l'aide des âmes (Const., 812).
Si le Seigneur nous accorde la possibilité de vivre ce que nous demande saint Ignace, nous aurons atteint l'humilité de nous considérer comme des intendants fidèles, et non pas comme le Maître de maison. Nous serons des humbles serviteurs, à l'image de la Sainte Vierge Marie, et non pas des princes. Cette humilité se nourrit de l'opprobre et du mépris et non de la flatterie et de l'auto-complaisance.
Voyez l'exemple évangélique des vierges sages (Mt 25, 1-13). Il me semble que cette parabole dispense un enseignement primordial pour l'Église. Vous vous rappelez que les vierges sages refusaient de partager l'huile de leur lampe. Une lecture rapide et primaire nous porterait à condamner leur mesquinerie et leur égoïsme. Une lecture plus approfondie nous montre pourtant la grandeur de leur attitude. Elles n'ont pas partagé ce qui ne peut être partagé... Elles n'ont pas risqué ce qui ne doit pas être risqué : la rencontre avec leur Seigneur et la rétribution de cette rencontre. Peut-être que, dans l'Église même, nous deviendrons objets d'opprobre et de mépris si, pour suivre le Seigneur, nous renonçons à « essayer les bœufs » ou à « acheter un champ » (Lc 14, 18-20). À la suite de notre Seigneur, cependant, notre humilité épousera la pauvreté, puisqu'elle sera alors très proche de connaître « cela seul qui compte ».
Avec le regard de Marie
Le regard de Marie dans le Magnificat peut nous aider à contempler ce Seigneur toujours plus grand. La dynamique du « davantage » (magis) inspire le rythme du Magnificat qui est l'hymne que l'humilité chante à la grandeur.
Cette grandeur du Seigneur, contemplée à travers les yeux purs de Marie, purifie notre regard, purifie notre mémoire dans ces deux mouvements : celui du « souvenir » et celui du « désir ».
Le regard de la Sainte Vierge est combatif dans l'ordre du « souvenir » : rien n'assombrit ni ne souille le passé, les merveilles que le Seigneur a faites. Il la regarda avec bonté dans son humilité et cet amour premier devient le fondement de toute sa vie. La mémoire de Marie est aussi une mémoire qui rend grâce.
Nous regardons avec elle nos « commencements » et nous demandons la grâce d'y découvrir comment le Seigneur nous a aimés le premier (en ceci consiste l'amour, comme le dit saint Jean).
À la lumière du Christ, Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, [qui] est avant toutes choses et tout subsiste en lui (Col 1, 15-17), nous faisons mémoire de nos « débuts » :
— notre commencement en Dieu,
— le commencement de notre vie chrétienne,
— le commencement de notre vocation,
— le commencement de notre vie sacerdotale et épiscopale ...
En chantant le cantique du Magnificat, nous sentons le regard fortifiant et fondateur du Seigneur posé sur ces commencements de notre vie. Et nous prions pour que le regard de Marie fortifie notre propre regard et qu'en lui nous osions soutenir le regard du Seigneur.
Jorge Mario Bergoglio,
 in Amour, Service & Humilité (Magnificat)
retraite prêchée en 2006 auprès des évêques d’Espagne

1. La fidelidad de Dios dura siempre. Mirada de fe al siglo XX, Madrid, 26 novembre 1999.
2. L'auteur, en employant ici l'expression « Anti-Règne », fait allusion à sa manière à la méditation des deux étendards proposée par saint Ignace de Loyola dans les Exercices spirituels. Dans le texte ignatien, il n'est pas question de « Royaume » et d'« Anti-Royaume », mais de « l'étendard de Jésus Christ, notre excellent commandant en chef, et de celui de Lucifer, le plus mortel ennemi des hommes ». Nous citons donc ici les mots employés par saint Ignace dans le numéro des Exercices auquel se réfère précisément Jorge Mario Bergoglio. [NdE]