lundi 1 juillet 2013

En imitant... Louis Evely, Notre Père et Eucharistie

Si dire Notre Père constitue déjà une sorte d'office liturgique, s'il est vrai que nous remplissons une fonction qui nous a été confiée, chaque fois que nous demandons avec foi que le Nom soit sanctifié, que le règne arrive, que la volonté soit faite, que le pain soit donné chaque jour, le pardon reçu et communiqué, que le mal soit écarté... il y a un lieu d'élection pour dire le Pater, c'est la Messe.
Qu'est-ce que la Messe ? La Messe est la célébration de l'Eucharistie, action de grâces, « sacrificium laudis » — sacrifice de louange — restitution, passage, pâque. « Avant la fête de la Pâque, sachant que son heure était venue de PASSER de ce monde à son Père... »1.
Faire eucharistie, c'est faire restitution. « Qui, la veille de sa passion... vous ayant RENDU grâces... ». À la Consécration, Jésus Se donne. Plus loin, « Par Lui, avec Lui, en Lui », c'est notre tour. Jésus — à la Messe — rend nos vies au Père avec la sienne, chaque fois que nous acquiesçons, comme Il nous donne, à la Communion, la vie du Père avec la sienne : « Vous connaîtrez que je suis en mon Père, et vous en Moi... et Moi en vous »2.
Plus nous recevons, plus nous devons rendre. Et plus nous rendons, plus on nous donnera et plus nous devrons continuer à rendre. C'est une chaîne sans fin, ou plutôt un jeu ininterrompu où la seule faute grave est de garder le ballon.
À l'Élévation, on montre le Christ (depuis le concile de Trente, pour protester contre les protestants). Mais voir quelque chose qu'on vous montre, cela n'engage à rien. L'Amen de la fin du Canon (la « petite élévation »), lui, nous met dedans, nous intègre dans le don, nous fait souscrire au passage, à la pâque, nous consacre. C'est une action de grâces... avec Lui, en Lui : Amen !
C'est exactement à ce moment-là que devait venir le Pater : « Avertis par les préceptes du Sauveur et formés... » (on vient de l'apprendre une fois de plus, on vient d'être averti une fois encore, on est formé chaque fois davantage), nous OSONS dire : Notre Père.
À partir du moment où l'on dit Père, on renonce à toute sa volonté rebelle. Que ton Nom soit sanctifié... Préférer ton Nom, je sais bien que c'est renoncer au nôtre ; préférer ton règne, je sais bien que c'est renoncer à nous occuper du nôtre ; vouloir ta volonté, c'est accepter de ne plus tenir à la nôtre. Autant de demandes, autant de sacrifices. De sacrifices de louange (action de grâces signifie aussi : remerciement).
« C'est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant ! » dit saint Paul. Parce qu'un Dieu vivant est un Dieu qui aime, un Dieu que son amour a mené là où mène tout amour vivant : à l'écartèlement de la croix, et qui ne rêve rien moins que de partager avec ceux qu'Il aime sa propre destinée, sa crucifiante béatitude. Quel sort meilleur que le sien Dieu pourrait-Il imaginer de nous donner ? C'est à ce don-là, à cette grâce-là, à cette joie-là que nous venons consentir, à la Messe, à l'Eucharistie, à « l'action de grâces ».
Le Pater est une eucharistie, une mise à la disposition de Dieu totale, une restitution totale, une ouverture totale, un assentiment total, une coïncidence totale. À ce moment-là, nous ne sommes plus de ce monde (mon royaume n'est plus de ce monde). Nous sommes PASSÉS, l'espace d'une prière, dans le sien.
Dieu est don, Dieu est effusion de soi. La Création, l'Incarnation, la Rédemption, ce sont des efforts qu'Il a faits vers nous... À la Messe, nous pouvons Lui « rendre » amour pour amour, joie pour joie.
Nous pouvons être, nous, restitution, eucharistie. C'est la réponse, c'est le deuxième temps, c'est la réussite du geste de Dieu. « Tout ce qui est à Toi est à moi » : Dieu S'est donné. « Et tout ce qui est à moi est à Toi ! » : nous répondons. Dieu n'aura pas lancé en vain son amour vers nous. Dieu n'aura pas risqué en' vain son appel, nos fidélités Lui répondent : Tout ce qui est à moi est à Toi, que ta volonté soit faite, que ton règne arrive, que ton Nom... Et cette réponse Lui permet de recommencer ce qui fait sa joie, de recommencer à nous donner ce que nous venons de Lui rendre : sa vie, son amour, sa béatitude, son Fils.
Ce mouvement d'eucharistie, de passage, est l'acte en soi le plus joyeux du monde. Il nous rend conforme à notre vraie nature, il refait de nous cet être filial et consentant qu'on devient chaque fois que l'on accepte d'être une nouvelle créature, chaque fois que l'on accepte, ayant tout rendu, de tout recevoir de nouveau. Il nous restitue et à Dieu et à nous-même, à celui que Dieu voulait que nous soyons.
L'eucharistie est le mouvement le plus profondément naturel de l'homme parce qu'il est le mouvement le plus naturel de Dieu, sa respiration même.
Celui qui donne la vie, c'est le Père. Celui qui donne sa vie, c'est le Fils. Dieu est Celui qui donne la vie. Tous nos efforts n'y parviendraient pas. Il avait donné le souffle de vie à Adam. Le Fils, le nouvel Adam, l'a restitué. Le Fils a rendu le souffle. « Entre tes mains, Je remets mon Esprit »3. Alors le Père a donné de nouveau un Souffle, à la Pentecôte. C'est l'Esprit qui nous vivifie.
Toute la vie de l'humanité est l'histoire de ce Souffle : souffle sur Adam pour le créer, de Jésus pour Se rendre, souffle de Dieu sur nous pour nous recréer, souffle qui se communique incessamment à qui veut bien se laisser animer, à qui veut bien se laisser entraîner dans le rythme de cette respiration divine.
Prier, c'est apprendre à respirer, à percevoir le Souffle, et, l'ayant reçu, à le rendre dans le même élan de joie qui nous avait soulevé pour cette aspiration de tout notre être. Aspirer, puis expirer, comme Jésus a expiré sur la croix. Se rendre. Se remettre.
« Il faut écouter la respiration des mondes », dit Hello. Et pour l'entendre, il faut aller si loin « qu'on ne se souvienne plus d'aucun de leurs bruits », même du bruit de nos pas. Si loin : là où l'on fera ce qu'Adam n'a pas fait, ce geste filial qui met à la disposition de Dieu tout ce qu'Il nous a donné ; là où nous dirons : Père, que ta volonté soit faite ; là où, chaque matin, nous ferons eucharistie ; partout où nous nous en remettrons au Père ; « en tout temps, en tout lieu » où, surmontant les terreurs, l'angoisse et les larmes, comme un enfant qui s'apaise après les sanglots, nous nous remettrons à respirer dans ses bras, nous nous abandonnerons, nous nous rendrons enfin à Lui.
Dans le dialogue au bas de l'autel, il y a un écho de notre inquiétude : « Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, pourquoi te troubles-tu ?... » Et le servant répond : Spera in Deo... Allons, vas-y, espère en Dieu encore une fois. Ouvre les mains, lâche tout, jette-toi dans le vide. Rends ta vie, que Dieu puisse te donner la sienne.
Nos eucharisties sont hélas ! aussi souvent des simulacres que nos repentirs et nos communions. De là vient que la plupart de nos Messes sont quelque chose de si figé. On fait semblant de célébrer la pâque devant des gens qui font semblant d'y acquiescer. Parfois on a envie, avant de commencer, de dire aux gens : Vous y tenez vraiment ? Vous ne préférez pas qu'on remette à une autre fois ? Qu'on attende un peu que vous y croyiez ? Que vous ayez cessé d'y voir une formalité où l'on profite du sacrifice d'un Autre pour se dispenser d'en faire un soi-même ?
Il est relaté que jadis l'Amen qui répondait au Per ipsum et cum ipso et in ipso roulait comme un tonnerre dans les églises de Rome. Maintenant un morne silence attend le son de clochette qui nous réveillera pour le Pater.
Quels sont ceux qui viennent à la Messe pour essayer de mourir ? Pour s'exercer à cette ultime eucharistie que sera notre mort ? Qui voudrait qu'au cours de la Messe, son règne ARRIVE ? Qui rêve que ce soit la fin du monde ?
La Messe est un passage (une pâque) : on devrait dire, en y allant : « L'heure est venue. On va passer de ce monde au Père ! » C'est ainsi qu'a débuté la première Messe : « Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père... et qu'Il était sorti de Dieu et qu'Il s'en retournait à Dieu... ». Nos Messes sont-elles de grands retours ?
Chaque fois qu'on célèbre convenablement la messe « jusqu'à ce qu'Il vienne », on hâte l'avènement du Seigneur. « Quand l'eucharistie sera célébrée par toute la terre, alors ce monde passera, et le Seigneur Se manifestera dans toute sa gloire ».
Les premiers chrétiens, quand ils avaient communié, se mettaient à genoux et disaient : « Seigneur, maintenant que ce monde passe, et que votre règne arrive ! » Ils avaient sincèrement fait le passage. Ils avaient célébré l'eucharistie. Ils auraient préféré ne pas devoir revenir en arrière. Ils se sentaient plus à l'aise désormais dans cet autre royaume auquel ils avaient « sacrifié » tout ce qu'ils avaient de plus cher. La Messe doit nous « naturaliser » aux choses du Père.
« Père... que le monde connaisse que Tu les as aimés COMME Tu M'as aimé. Père, ceux que Tu M'as donnés, je veux que là où je suis, ils y soient aussi avec Moi... »4. Être aimé comme Jésus, partager son sort, être là où Il est... Quels sont ceux qui resteraient à cette Messe-là ? qui sont assez filiaux pour aller s'exposer, ainsi, sans réserve, à l'amour dévorant du Père ? pour aller, avec le Fils, goûter cette plénitude de joie et apprendre « ce que c'est qu'obéir » ?
« Père saint... maintenant je M'en vais à Toi. Et Je prie pour eux pendant que je suis encore dans le monde, afin qu'ils aient la plénitude de ma joie »5. « Comme Toi, Père, Tu es en Moi et Moi en Toi, qu'eux aussi ils soient un EN NOUS »6. Le célébrant, à la messe, est un passeur d'hommes. Si nous y croyions, serions-nous enthousiastes ? Ne serions-nous pas plutôt tous à le retenir par le pan de sa chasuble, bien encordés pour que ça n'arrive pas ? Cette fois, nous serions « un », mais pour éviter d'aller nous perdre tout de suite en Eux, pour bien rester de ce côté-ci !
Notre présence à la Messe, plutôt qu'une assistance, est le plus souvent un réel sabotage (saboter veut dire : faire un bruit de sabots. Et n'est-ce pas vrai que beaucoup passent leur messe à piétiner patiemment en attendant que ce soit fini ?).
La Messe est l'acte central de la Création — le paradis retrouvé, l'occasion, chaque jour donnée à chacun, de devenir la louange que Dieu attend. (« Et je suis glorifié EN EUX » !), un mystère de foi mysterium fidei pour quelques fidèles qui viennent ré-accepter leur condition de fils. L'essentiel de la Messe, c'est de rentrer dans cette dépendance, de venir dire au Père que nous sommes heureux de dépendre de Lui, que, même si nous le pouvions, nous ne voudrions pas y échapper, que nous savons que notre bonheur le plus vrai, le plus profond, c'est dans la louange que nous le trouvons, dans l'obéissance. Dans l'eucharistie.
Les cérémonies familiales ont la même signification : quand les enfants fêtent leurs parents, c'est pour exprimer, confusément, cette joie, ce désir de les choisir après les avoir reçus, de transformer une dépendance fortuite, obligatoire, en une dépendance voulue, aimée, désirée.
La Messe, ainsi, transfigure notre dépendance subie en une dépendance assumée, préférée à toute autre condition, transpose notre impuissance — profane — en une subordination sacrée. À la Messe, chaque matin, nous venons choisir de mourir. Choisir ce qui arrivera : souffrances, échecs, déceptions ou réussites, peu importe. Nous venons tout « sacrifier » (rendre sacré), tout consacrer. Tout doit être re-consacré chaque jour, parce que tout, chaque jour, — même nos bonnes œuvres — est profané.
Il ne faut pas s'échapper indemne de la Messe. Il faut y laisser quelque chose.
Le sens de l'offertoire est de nous dépouiller d'une pièce de cette armure qui nous protège contre Dieu. Quand les anciens offraient un bœuf ou un taureau, ils offraient un outil de travail. Cela signifiait : « Seigneur, je crois que Tu m'es plus utile, même pour faire avancer ma charrue, que ce bœuf que je Te sacrifie. Je crois que Tu es plus fort pour me protéger contre l'adversité que mon argent, que mes richesses, que mes armes, que tout ce que je pourrais imaginer pour me défendre moi-même. Je préfère m'en remettre à Toi du soin de ma vie ».
Nous avons inventé les offrandes symboliques. Mais quand c'est symbolique, on le reprend toujours ! Si nous donnions une fois quelque chose pour de bon ! Imaginez la tête des enfants à qui un père de famille dirait : « Écoutez, nous allons faire une vraie offrande. Nous n'avons ni taureaux ni chevaux, mais nous avons une auto, dont nous pourrions nous passer. Alors, nous allons l'offrir au curé pour le service de l'Église. À l'offertoire, tout à l'heure, j'irai déposer la clef de l'auto sur l'autel. Et pour la première fois, la Messe sera vraiment pour nous la célébration d'un sacrifice auquel nous aurons participé. Et vous devez croire, nous devons croire, que cette Messe-là nous enrichira infiniment plus que toutes les excursions, toutes les randonnées, que nous aurions encore pu faire avec cette auto, puisque nous l'aurons fait passer du côté de Dieu ». On voit le tableau : les enfants consternés, furieux : « Mais il devient fou ! » — « Et il va falloir assister à cette Messe ? Et il va falloir regarder ça ? Voir ce curé accepter la clef de notre auto ? Et puis, tout l'été, regarder les autres rouler dedans, se prélasser sur nos coussins pendant que nous irons à pied ? » Ils sont écœurés, la vie ne leur paraît plus tenable. Ah ! du coup, ils sont prêts pour que le règne arrive ! Que leur importe que tout saute ! La vie sans auto (et Dieu sait ce que leur père inventera encore, maintenant qu'il a pris ce genre-là !) les dégoûte encore plus que la fin du monde.
Quel que soit le don auquel il nous sera demandé de consentir, il nous faut croire que nous recevrons, à chacune de nos Messes, infiniment plus que ce que nous avons offert.
Mais on ne passe jamais en Dieu qu'à la suite d'un sacrifice, à la suite de quelque chose qu'on a jeté en Lui et dont le poids vous entraîne à sa suite, comme un être cher auquel on a renoncé et qui vous y attend !
Il faut y avoir lancé son trésor pour que notre cœur plonge en Dieu. « Là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur »7.
Tous ceux qui ont ainsi changé leur confiance en eux-mêmes, en leur force, en leurs talents, en leurs possessions, pour la mettre en Dieu et rien qu'en Lui, ont réjoui le cœur du Père comme le Fils le souhaitait. « Appelez-Le Père ! » Demandez-LUI votre pain quotidien, au lieu de tant vous tourmenter ; faites sa volonté, au lieu de vous demander pendant des heures ce que devrait être la vôtre ; demandez-LUI pardon au lieu d'essayer jour après jour de sauver la face ; confiez-LUI le soin de vous délivrer du mal, comme des enfants, comme des fils.
Dans l'Eucharistie, le Fils nous associe au culte qu'Il rend à son Père. Au Calvaire, nous avons vu comment Dieu aime, nous avons eu la révélation de l'éternelle béatitude de Dieu. L'Eucharistie nous permet d'y prendre part. Par l'Eucharistie, nous pouvons devenir participants, associés dès ici-bas aux belles courtoisies de la maison de Dieu. « Père, tout ce qui est à Toi est à moi, tout ce qui est à moi est à Toi » ... Que ta volonté soit faite.
Chaque fois que nous sommes, crucifiés et consentants, déchirés mais acquiesçants — heureux malheureux — nous commençons à goûter la béatitude céleste. À ces moments-là, nous pouvons dire : « Père, malgré tout ce mal qui me fait peur, parce que j'ai confiance en Toi, vois en mon cœur ton nom est sanctifié, ton règne est désiré, ta volonté est chérie, attendue respectée. Mon pain, dans cette amertume, — ce qui me soutient, ce qui me réconforte — c'est de savoir que, par ton Fils, quelque chose de parfait s'accomplit sans cesse au-delà de toutes nos imperfections, que ta volonté EST faite, par Lui, dans l'Eucharistie éternelle et aussi déjà parmi nous, chaque fois que nous Lui laissons place, chaque fois que l'Eucharistie est célébrée quelque part sur la terre. Comme au ciel ».
La seule chose que Dieu nous ait promise absolument, c'est que jusqu'à la consommation des siècles on dira le Pater, on fera eucharistie. Il ne nous a garantis ni contre les faiblesses, ni contre le péché. Mais quels que soient nos égarements, on recommencera toujours à dire le Pater, à faire eucharistie, à célébrer un saint sacrifice que le Sacrifice éternel du Christ rendra toujours valable.
S'il est décourageant de penser à toute notre ignorance, à toutes nos équivoques, à la corruption de toutes nos œuvres, à l'imposture de nos réussites, à l'hypocrisie de la plupart de nos gestes, il est consolant de savoir qu'il y a Quelqu'un parmi nous qui dit toujours parfaitement la Messe, et que, par Lui, il nous est possible d'adhérer à quelque chose de juste, à quelque chose de saint, à quelque chose de pur.
Il nous suffit de suivre, de servir son dialogue avec le Père, de Le regarder, Lui rendre grâces, et d'y consentir. Il nous est seulement demandé de répondre — avec Lui, en Lui — : Amen ! Nous n'avons rien à inventer.
La vraie imitation de Jésus-Christ, c'est la Messe — où... avertis par les préceptes du Sauveur, et instruits par sa leçon divine, nous osons dire : Notre Père !
Louis Evely, in Notre Père, Aux sources de notre fraternité

1. Jean, %III, I.
2. Jean, inv, 20.
3. Luc, XXIII, 46.
4. Jean, xvn, 23-24.
5. Jean, XVII, 11-13.
6. Jean, xvu, 21.
7. Matthieu, VI, 21.