lundi 23 juin 2014

En Ignaçant... François Varillon, Le cœur de la foi chrétienne

La Création est pour l'alliance 1
Conseils pour la prière : donner du temps à Dieu
Pour ceux qui ne prient pas beaucoup, il est normal que la prière soit difficile au départ. II faut tâtonner. Nous répugnons, en notre temps, aux méthodes qui sont raides. Il faut savoir être rigoureux sans être raide. Ne confondons pas raideur et rigueur. Les choses sérieuses ne s'improvisent pas.
Il y a un double tâtonnement au départ, l'un pour le lieu, l'autre pour la durée. À vous de voir quel est le lieu qui favorise le recueillement. Tâtonnez pour voir si c'est à la chapelle, dans votre chambre ou dans le parc que vous trouvez Dieu le mieux. Vous pouvez d'ailleurs alterner. Vous êtes libres, non pas d'une liberté qui fait n'importe quoi, mais d'une liberté qui cherche le meilleur. Le but est de trouver Dieu, de descendre au fond de soi, dans cette zone intérieure où Dieu nous parle. Il s'agit de trouver le recueillement le plus profond, mais dans une certaine détente. Il faut faire l'expérience de ce qu'est la détente recueillie. Dieu ne travaille pas dans la tension intérieure. Il faut une attention sans tension. Cet équilibre n'est pas donné au départ ; on y parvient peu à peu.
Pour la durée, je répugne à imposer au départ trente, quarante-cinq minutes ou une heure d'oraison. Il semble bien que trente minutes soient le minimum, mais il faut que vous en fassiez l'expérience vous-mêmes. Le temps de s'y mettre, les distractions qui vous assaillent... il faut un certain temps. Normalement, vous prolongerez vous-mêmes et, d'ici quelques jours, une heure d'oraison vous paraîtra sans doute aller de soi.
Il est normal aussi qu'au début d'une retraite nous soyons dans une grande sécheresse, que nous ne soyons pas aidés par la sensibilité. Cela dépend beaucoup des individus et de ce qu'est la prière dans notre vie ordinaire. Transformez la sécheresse en grâce, c'est-à-dire considérez qu'on prie, non pas pour soi, mais pour Dieu. Quand on trouve du plaisir à l'oraison, on prie en partie pour soi, pour le plaisir qu'on y trouve. Nous n'avons pas à mépriser la sensibilité, mais faisons attention à la qualité de cette sensibilité. Il ne faut pas aimer aimer, dit saint Augustin, il faut aimer tout court.
En ce sens-là, le temps de l'oraison doit être considéré comme une mort, comme un don, le temps donné. Il faut mourir à notre égoïsme. Si vraiment nous n'avons rien à donner à Dieu, disons-lui : « Je te donne du temps, je perds le temps, il est pour toi ». Car Dieu mérite bien que nous lui donnions du temps. Et que voulez-vous lui donner de plus foncier ? Le temps est la trame même de l'existence. Toute notre activité est brodée en quelque sorte sur la trame du temps. Je donne le temps, je meurs à cette activité brodée sur la trame du temps. À certains jours, nos soucis sont tels que nous avons beaucoup de peine à parler à Dieu. La question n'est pas tellement de lui parler ; à la base, elle est de donner du temps. Vous venez ici pour donner du temps à Dieu. Ce don du temps, il faut le renouveler au début de chaque oraison. On peut dire à Dieu : « Si vraiment je n'ai aucune joie sensible à être en contact intime avec toi, il y a au moins ce fait que l'essentiel y est : le temps est donné ». Un temps mort, la mort au plan du temps.
Celui qui donne les Exercices, que saint Ignace n'appelle jamais le prédicateur, est là uniquement pour vous aider. Les temps forts de la journée ne sont pas ceux des instructions, mais le temps d'oraison, quatre fois par jour. Tout est centré sur l'oraison. C'est là que Dieu travaille. Normalement, Dieu éclaire pendant le temps de l'oraison.
Soyons très souples au plan de la méthode. Une méthode est bonne si elle aide, mauvaise si elle entrave. Elle ne doit pas être un carcan. Il est normal qu'au début vous vous adressiez à Dieu directement. Le Tu de la vérité. Dieu est un Tu, il ne peut pas être un Il, dit Gabriel Marcel, car il est présent. On ne dit pas Il quand quelqu'un est présent. On ne parle pas de lui, on lui parle.
On parle à Dieu avec beaucoup de respect et de familiarité. Il faut expérimenter que les deux ne s'opposent absolument pas. Il s'agit de respect profond, non pas de formes extérieures de respect. Respect familier. Que vous soyez en manches de chemise ou en robe de chambre n'empêche pas l'oraison.
Si vraiment la sécheresse est trop forte, si vous vous sentez comme un bout de bois devant Dieu, il est bon d'interrompre un instant la méditation par un peu de prière vocale : un Pater, un psaume. Ou par la prière pour les autres, pour que Dieu les éclaire ; alors la charité est au cœur de la prière. Du même coup, faites un aveu d'impuissance à Dieu, un acte d'humilité. Puis vous reprenez votre réflexion.
Réservez un peu de temps à la fin pour la prière pure, pour le rapport direct avec Dieu, le Tu qui a été sous-jacent à tout le travail de réflexion et que vous rendez plus explicite.
Vous pouvez vous servir des notes que vous prenez pendant les instructions. Mais n'utilisez pas tout. Laissez le Saint-Esprit vous éclairer sur ce que vous devez reprendre dans le silence de l'oraison. Pour saint Ignace, l'instructeur doit être sobre, ne pas faire de grands développements. Selon lui, les Exercices font appel au travail personnel. Réflexion, intelligence, sensibilité, illumination de la grâce font trouver plus de goût et fruit spirituel que les développements abondants du directeur. « Ce n'est pas d'en savoir beaucoup qui satisfait et rassasie l'âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement ». Il s'agit d'un sentir intérieur, spirituel, ce qui fait que les choses ne sont pas seulement conceptuelles, que finalement on est prêt à se faire tuer pour une cause. C'est beaucoup plus profond que l'affectivité superficielle, ce n'est pas un amourachement. Inutile d'en dire plus maintenant, c'est une expérience à faire tout au long des Exercices.
Saint Bernard dit : « La lecture apporte à la bouche une nourriture solide. La méditation mastique et rompt l'aliment. L'oraison proprement dite, la prière, apporte la saveur ». Ce que Ruysbroek appelait « le goût délicieux du Saint-Esprit ».
Il n'y a pas de connaissance théologique sans une transformation de notre intelligence. Nous disons que notre nature est déchue et nous oublions toujours que notre intelligence fait partie de cette nature déchue. Donc l'intelligence elle-même a besoin d'être transformée. Dans notre monde de péché, nous n'avons pas de Dieu une intelligence naturelle, mais seulement une intelligence de grâce. C'est pour cela que nous donnons la parole à Dieu, que nous ne prenons pas la parole.
Les Orientaux insistent beaucoup sur cette métamorphose de l'intelligence. Une sorte de mystère pascal de l'intelligence. L'intelligence aussi doit mourir et ressusciter. Olivier Clément dit :
Il faut crucifier toute logicité. La grâce baptismale s'est emparée de l'abîme du cœur, du fond de l'être. Ce fond de l'être qui est en quelque sorte antérieur à la distinction des facultés. Ce fond de l'être qui est plus profond que la distinction en intelligence et en volonté. Ce fond de l'être où Dieu habite. La grâce du baptême est une transformation radicale du fond de l'âme pour en chasser les forces déifuges (c'est-à-dire tout ce qui en nous s'oppose à Dieu). Et ces forces déifuges qui, chassées du fond de l'âme par le baptême, se sont réfugiées à la surface, dans toute la partie épidermique de nous-mêmes, s'efforcent de maintenir dans l'inconscience cette présence active de Dieu au fond.
Faire les Exercices spirituels
Le titre du petit livre de saint Ignace est exactement : Exercices spirituels pour se vaincre soi-même et ordonner sa vie sans se décider par aucun attachement qui soit désordonné.
Ce sont donc des exercices, non pas du repos béat, passif. Nous arriverons peut-être à la passivité quand nous serons au pied de la Croix du Christ ; nous comprendrons peut-être un jour que le véritable agir c'est le pâtir, mais nous n'en sommes pas là. Au départ il faut travailler, s'exercer. Une ascèse est nécessaire. Le mot ascèse, précisément, veut dire exercice.
Ce sont des « exercices spirituels ». En christianisme, le spirituel évoque la présence du Saint-Esprit. Le fond de notre âme n'est jamais seul. Jamais. Nous sommes avec le Saint-Esprit qui est au plus profond. Sauf quand nous sommes en état de péché mortel, pour reprendre les vieilles distinctions du catéchisme. Le péché est ce qui nous rejette dans la solitude, qui rompt l'alliance avec le Saint-Esprit.
« ... pour se vaincre soi-même... » Il s'agit de devenir des hommes libres. Ce que Dieu veut, c'est notre liberté. La liberté est l'oubli de soi, un autre nom de l'amour. Ce n'est ni spontané ni automatique. Il faut se vaincre. Avant de dire : « Je me suis oublié », il faut se dire : « J'ai à sortir de moi ». En termes un peu techniques : l'exode précède nécessairement l'extase, au sens de n'être plus centré sur soi, de vivre hors de soi pour l'autre.
« ... et ordonner sa vie... » La paix est dans l'ordre ; les deux vont ensemble.
« ... sans se décider par aucun attachement qui soit désordonné ». Nous marchons vers une décision, un acte libre. Et l'acte libre doit être centré sur Dieu. Le but que nous poursuivons est que, tout au long de notre vie, nos décisions soient en fonction d'une plus grande gloire de Dieu.
Une bienveillance de fond
Saint Ignace fait suivre ce titre d'une note, le praesupponendum, c'est-à-dire : présupposé, préalable. En d'autres termes, il s'agit des dispositions dans lesquelles nous devons être au moment d'entrer dans les Exercices. C'est une disposition profonde qui doit être la nôtre tout au long de notre vie. Lisons ce texte :
Pour que le directeur et le retraitant trouvent davantage aide et profit, il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus prompt à sauver la proposition du prochain qu'à la condamner. Si l'on ne peut la sauver, qu'on lui demande comment il la comprend ; et s'il la comprend mal, qu'on le corrige avec amour ; et, si cela ne suffit pas, qu'on cherche tous les moyens adaptés pour qu'en la comprenant bien on la sauve.
J'aurai peut-être des phrases qui pourront vous étonner, vous émouvoir ou vous scandaliser. Vous pourrez vous demander si je suis bien orthodoxe. Il faut que vous soyez dans la disposition de sauver ce que je dis et non pas de le condamner.
Cette note préalable nous met en garde contre la mentalité intégriste. Ce qui définit l'intégrisme, c'est précisément une tendance habituelle à condamner le prochain plutôt qu'à le comprendre. Dans certains auditoires, on trouve l'intégriste de service, celui qui est là uniquement pour vous prendre en défaut. Il ne tardera pas à écrire à l'évêque ou à Rome pour qu'on vous empêche de parler. On me prévient parfois qu'un ou deux intégristes de service sont présents dans mes auditoires. En ce sens-là, l'intégrisme est une abomination, une peste. Et, comme en général l'intégrisme va de pair avec la bêtise, le résultat est proprement effroyable. Méfions-nous, toutefois, de ne pas jeter à la tête de n'importe qui l'épithète d'intégriste ; on en abuse à l'heure actuelle.
Ne jugeons personne. Un jour, on a fait observer à Péguy que son jugement sévère sur je ne sais plus qui était contraire à l'Évangile qui dit de ne pas juger, il a répondu : « Je ne juge pas, je condamne ». Naturellement, ce n'est qu'une boutade.
Dans Problèmes de vie spirituelle, le P. Yves de Montcheuil dit :
Ceux qui aiment sincèrement la vérité, fille de l'Esprit saint, ne sont pas ceux qui n'acceptent de la contempler que là où elle brille de tout son éclat, mais ce sont ceux à qui elle est si chère qu'ils en recueillent partout les moindres fragments, qu'ils la recherchent partout, même là où l'ignorance et la perversité des hommes l'ont rendue méconnaissable. Ceux qui n'ont pas le courage d'aimer la vérité là où elle est défigurée ne sont pas capables d'avoir pour elle un amour pur là où elle se révèle dans toute sa gloire. 2
Si vous voulez aimer la vérité chrétienne dans toute sa gloire, dans la plénitude de la doctrine chrétienne, dans l'Église, il faut que vous soyez capables d'aimer les fragments de vérité partout où vous les découvrez. Et là il faut être loyal. Il y a des fragments de vérité partout, même dans le marxisme, même dans l'anarchisme. L'erreur pure n'existe pas. Toute une génération de jécistes a su ce texte par cœur.
Cette attitude suppose donc une bienveillance de fond, sans laquelle il n'y a pas de collaboration. Dans cette collaboration entre le directeur de retraite et le retraitant, dont parle Ignace, vous avez le prototype de toute collaboration dans tous les domaines : aumôniers et militants, supérieurs et inférieurs, maris et femmes, parents et enfants. Rien n'est plus difficile qu'une communauté quelle qu'elle soit. Actuellement et fort heureusement nous parlons beaucoup de communauté, mais en oubliant parfois de poser les conditions d'une vraie communauté, qui sont très difficiles et qui supposent qu'on s'aide mutuellement.
« Pour que le directeur et le retraitant trouvent davantage aide et profit... », dit saint Ignace. Je suis là pour vous aider, mais vous vous allez m'aider en étant très francs avec moi, en venant causer, en me disant bien où vous en êtes. Aimer finalement c'est aider. Le Christ est notre avocat ; l'avocat est celui qui aide. « Nous avons comme avocat auprès du Père Jésus Christ » (1 Jn 2,1). Jésus dit qu'il priera le Père de nous donner « un autre Paraclet » (Jn 14,16), le Saint-Esprit ; ce qui suppose qu'il est déjà, lui, le Paraclet. Le démon, c'est l'autre avocat, l'avocat de la partie civile, l'avocat qui veut faire condamner. Et tout l'Évangile est, en somme, un procès entre ces deux avocats. « Je ne suis pas venu pour condamner, dit Jésus, mais pour sauver » (Jn 12,47). Il est celui qui aide ; le démon est celui qui contrecarre et qui est là pour condamner. Et c'est l'homme qui est l'enjeu de ce combat. La victoire du Christ est, du même coup, la victoire de l'homme.
La Création est pour l’Alliance
Prenons aussitôt les premières lignes de ce texte absolument capital des Exercices de saint Ignace qu'est le Fondement :
L'homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme.
Ce texte très dense, je vous propose de le condenser encore dans la formule : la Création est pour l'Alliance.
L'homme est créé pour... La Création n'a pas sa fin en elle-même. Elle a un but. L'homme est créé pour sauver son âme. Le mot sauver est horriblement dévalué dans le vocabulaire actuel. Il faut casser les mots pour voir ce qu'il y a dedans. Dans le vocabulaire traditionnel de l'Église, le salut est ce que la Bible appelle l'Alliance ; en termes théologiques, c'est notre divinisation, notre passage à la vie divine elle-même. C'est cela le salut, l'histoire du salut.
Avant une réunion des Semaines des intellectuels catholiques, j'ai eu une discussion sur le salut avec un marxiste éminent, Gilbert Mury. Il m'a aidé à comprendre ce qu'est le salut. Selon lui, le salut posait quatre questions auxquelles il répondait en marxiste :
. Qui est sauvé ? — L'homme.
. Qui sauve ? — Le prolétariat organisé en parti.
. De quoi ? — De l'aliénation.
. Pour aboutir à quoi ? — À la société sans classe.
Et il me dit : « À vous, mon Père ». Pour moi, les choses étaient très simples :
. Qui est sauvé ? — L'homme.
. Qui sauve ? — Jésus Christ.
. De quoi ? — De la finitude redoublée par le péché.
. Pour aboutir à quoi ? — À vivre de la vie même de Dieu.
J'insiste sur ce dernier point : vivre de la vie même de Dieu. On l'oublie toujours. Les mystiques n'y vont pas par quatre chemins pour l'affirmer ; ils disent carrément : « Pour devenir Dieu ». Mais ils ne sont pas seuls à tenir ce langage ; il est celui de toute la tradition de l'Église. L'adage traditionnel depuis saint Athanase, répété par tous les Pères de l'Église et dans tous les conciles, est : Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu.
Comment se fait-il que ce fondement de toutes choses se soit obscurci au long des siècles dans la catéchèse courante ? Sans doute a-t-on eu peur de la tentation panthéiste. À supposer qu'il y ait une tentation panthéiste, le panthéisme vaut mieux que la mythologie. Certes, il y aura des précisions à apporter. Mais le fond des choses est que nous sommes sur terre pour devenir ce qu'est Dieu, pour être divinisés. Toute la tradition grecque parle de la théiôsis, de la divinisation de l'homme. Et c'est cela qu'on appelle le salut, l'histoire du salut. Or, l'homme est créé pour le salut.
Saint Ignace emploie le mot « âme ». L'âme c'est l'être total, c'est la vie. Nous pouvons donc traduire : l'homme est créé pour son salut total. Et c'est cela que la Bible appelle l'Alliance.
Devenir ce que Dieu est : un but nécessaire et inaccessible
Dans un premier temps, je vous propose de méditer ce que j'appelle le nécessaire inaccessible, en m'appuyant sur Blondel, qui parle de nécessaire impraticable.
Nous sommes créés pour devenir ce qu'est Dieu : c'est nécessaire. C'est tellement nécessaire qu'il n'y a pas d'autre alternative que la damnation. Voilà que nous passons d'une belle idée à une réalité qui commence à devenir existentielle ; car il est question de moi. Ou je deviens ce qu'est Dieu, vivant de sa vie, ou je suis damné. Et il n'y a pas de milieu ; il est absurde de penser à une sorte d'éternel état intermédiaire où je ne serais ni sauvé ni damné, ce qu'on appelle les limbes. Si vous êtes en pays de mission, acharnez-vous à faire sauter cette histoire de limbes. Les limbes n'existent pas. Des gens qui resteraient éternellement aux frontières de la béatitude, cela n'existe pas. La théorie des limbes est, comme dit le P. Henri de Lubac, un expédient théologique du Moyen Âge.
C'était une façon d'imaginer une réponse au problème des enfants morts sans baptême ; quelle mauvaise réponse, vraiment, on peut trouver mieux ! Le dernier théologien tenant des limbes est le cardinal Billot ; il est mort il y a quelques dizaines d'années déjà.
Il est normal que le sublime de la condition humaine ait un envers tragique, une alternative tragique, sinon le sublime ne serait plus le sublime. C'est un sublime qui dépasse toute sublimité concevable : devenir ce qu'est Dieu, veut dire : aimer comme Dieu aime. Mais il faudra avoir compris que Dieu n'est qu'amour. Et là nous comprendrons ce qu'est le péché. En effet, je suis très loin d'aimer comme Dieu aime ; il faudra en prendre conscience, et ce ne sera pas très drôle. Pourquoi sommes-nous chrétiens et non pas bouddhistes ou musulmans ? Parce que notre foi nous révèle une sublimité dépassant toute sublimité possible.
Dans notre vie, il y a deux passages — ce mot est très important, puisque pâques signifie précisément passage. Le premier est notre naissance : « Nous passons du ventre de notre maman aux rivages de la lumière », dit de façon magnifique le poète Lucrèce. Le mot est très réaliste puisqu'on dit que, dans certains accouchements, le passage est difficile. Nous passons du néant à une existence humaine. J'y réfléchis, je vois ce petit bébé dans son berceau : il a passé et il est là, il existe, il est virtuellement intelligent et libre.
Ce premier passage n'existe que pour un deuxième passage, l'homme est créé pour autre chose. L'enfant vient au monde pour un deuxième passage, le passage d'une vie simplement humaine à une vie proprement divine. Le premier passage du néant à l'existence humaine se fait sans nous ; on ne m'a pas demandé ma permission pour me mettre au monde et je suis conditionné : je suis un homme et non pas une femme ou l'inverse, et je n'y peux rien. Il faut que je m'arrange avec mon sexe, mon hérédité, le climat... Mais ce premier passage est en fonction du deuxième, qui ne se fera pas sans nous et qui va nous occuper durant toute notre vie : le passage de l'existence humaine à l'existence divine. Cette existence divine est ce qu'on appelle le surnaturel, la filiation divine, le salut... Tous ces mots, usés jusqu'à la corde, essayons de les revaloriser en disant : divinisation.
Répétons-le : c'est nécessaire sous peine de damnation, il n'y a pas de milieu. Mais un nécessaire inaccessible. Vous n'allez pas prétendre devenir Dieu. Nous employons des mots énormes. Devenir Dieu est rigoureusement inaccessible. On ne devient pas Dieu, cela n'a pas de sens. On peut devenir Mozart, à condition d'avoir du talent et de travailler beaucoup. On peut devenir un grand chef d'État. Mais devenir Dieu, non. Prenez-en conscience. Ce n'est pas possible. Et pourtant c'est absolument nécessaire. Et il n'existe pas d'autre alternative que la damnation. Cela signifie que cette divinisation nous est donnée. Et ce don, il s'agit de l'accueillir. Toute la vie spirituelle consiste en cela.
Connaître Dieu
Deuxième point. S'il en est ainsi, si Dieu nous donne de pouvoir devenir ce qu'il est, il faut le connaître, ce Dieu. Si je ne sais pas ce qu'il est, si Dieu est quelque chose d'abstrait, si ce n'est qu'un mot, devenir ce qu'il est ne m'intéresse pas. Il faut l'écouter, c'est lui-même qui nous dit qui il est. Ne nous occupons plus de nous maintenant, occupons-nous uniquement de lui.
La Révélation peut être comparée à une chaîne de montagnes d'où émergent trois sommets que je vous propose d'inventorier. Le premier est le Sinaï, le buisson ardent (Ex 3,1-15), où Dieu se révèle comme l'existant vivant : Yahvé. Le deuxième sommet est en plein centre de l'Ancien Testament, la révélation, faite à Isaïe lors de la vision inaugurale de son ministère, de la pureté, de la sainteté de Dieu (Is 6,1-10). Le troisième sommet est le Christ Jésus ; c'est le sommet indépassable, la révélation de la Trinité. Trois mots donc à souligner : Yahvé, Sanctus, Pater.
Dieu est avec nous
Yahvé signifie exactement : Je suis celui qui est inaccessible en lui-même, inconnaissable, innommable, mais je me ferai connaître à toi progressivement en intervenant dans ton histoire. Yahvé, c'est le verbe être, ou plutôt être-avec, car en hébreu le verbe être n'existe pas. Donc Dieu se révèle comme celui qui sera avec, avec nous. Le verbe est au futur ou, plus exactement encore, à l'imparfait-futur. Donc Yahvé : « Je serai avec vous », progressivement, jusqu'à ce qu'on puisse dire Emmanuel, Dieu qui est avec nous et qui l'est d'une manière telle qu'il ne pourra pas l'être davantage. Il ne pourra pas l'être davantage qu'il ne l'est dans le Christ.
Donc, l'être même de Dieu est un être-avec. Pour méditer cela, je réfléchis à tous les degrés de l'être-avec. Quand une simple connaissance m'envoie une lettre de faire-part de mariage ou de décès, j'écris : « Croyez, cher ami, que je suis bien avec vous dans votre joie ou dans votre épreuve ». C'est un être-avec qui est très faible. Quand il s'agit d'un être cher et que je dis : « Mon pauvre ami, mon pauvre vieux, je suis bien avec toi dans ta souffrance », c'est autre chose. Et quand il s'agit d'un mari ou d'une femme ou d'un enfant, l'être-avec est plus fort. Eh bien ! Dieu « est avec » au sens le plus fort du mot. Il ne peut pas ne pas être avec.
Immensité de Dieu
Yahvé signifie aussi : je suis le mystère, je suis qui je suis. C'est la meilleure traduction du mot. Et, par conséquent, tout ce que nous pourrons dire et penser de Dieu est inférieur à ce qu'il est.
Là je suis obligé de vous laisser. Mettez-vous la tête dans les mains, recueillez-vous profondément. Je renonce à vous parler de Dieu.
Il est un infini de vie. Mais tous les mots que j'emploie sont inadéquats. Un bouillonnement infini de vie. Infini. Sans limites. Un océan sans rivages et sans fond... Essayez d'imaginer cela, vous n'y arriverez pas. L'imagination pose des rivages et un fond. Dieu n'a pas de fond, Dieu n'a pas de rivages. Et encore, ces images sont quantitatives, se placent dans l'espace. Passez par elles, mais biffez-les ensuite. Ce n'est pas cela. L'imagination se perd, mais il faut y passer. L'effervescence de la source. La source qui n'est que source... Là, personne ne peut vous aider. Il faut prier. Nous verrons ensuite ce que cela signifie en profondeur.
Il faut, au départ, que nous ayons un sens aigu de l'immensité de Dieu. Dieu est tout. Il n'y a pas Dieu plus nous, Dieu plus le monde. Cela n'a pas de sens. Nous ne sommes pas extérieurs à Dieu. Dieu n'est pas Jupiter sur une colonne. Il faut briser toutes ces représentations. Cela se fera peu à peu, nous ne faisons que commencer.
La pureté éblouissante
Et cet être infini sans limites est d'une pureté éblouissante et aveuglante. C'est la révélation qu'a eue Isaïe dans le texte que nous connaissons bien (chap. 6). Un ange est venu toucher ses lèvres avec un charbon ardent, tellement il a eu le sentiment de son impureté devant Dieu. Il a entendu les anges qui chantaient : « Saint, saint, saint, le Seigneur ! » Comment voulez-vous que je vous aide ? Vous donner des images ? Représentez-vous, pour commencer, un tapis de neige éblouissant sous le soleil. C'est tellement éblouissant que les yeux risquent d'être blessés.
Un Dieu qui est pure transparence. Pensez à un cristal absolument éblouissant et qui est pure, pure transparence. Une lumière qui est tellement lumière qu'elle n'est que ténèbres. Comme si on pouvait, dans une même image, avoir la pleine lumière de midi et la pleine nuit.
Si vous bafouillez, ne vous inquiétez pas, cela vous mettra dans l'humilité. Notre raison est déchue.
Mais attention, c'est cette vie-là qui sera ma vie pour l'éternité. C'est pour vivre cette vie-là que je suis au monde. Et qu'il faut que je passe d'une existence purement humaine à une existence divine. La création est pour l'Alliance. La naissance est pour le baptême. La vie humaine est pour la vie divine.
Vous pouvez prendre uniquement le premier point pour ce matin, amorcer le second et vous réserver l'après-midi soit pour revenir sur le premier point du matin, soit pour compléter. Soyez extrêmement libres.
François Varillon, in Vivre le christianisme (Centurion)

1. Exercices spirituels donnés au Châtelard les 2 et 3 août 1972.
2. Éditions de l’Épi, 1947, p. 144.