lundi 30 juin 2014

En souvenant... Cardinal Etchegaray, Paul VI, mon pape

Paul VI (Montini), « mon pape », car ce fut lui qui m'appela à l'épiscopat et m'envoya à Marseille avec une lettre, geste assez rare, holographe (tout écrite de sa main). Il eut la lourde charge de mener à bout, au long de trois années, un concile audacieusement ouvert par son vieux prédécesseur Jean XXIII, et auquel j'ai participé comme expert. Je n'eus jamais alors l'occasion de l'aborder, mais presque chaque semaine... il me lisait. En effet, encouragé par Dom Helder Camara, j'avais pris l'initiative quelque peu téméraire de réunir, le vendredi soir, à la Domus Mariae, des évêques de divers continents : ils étaient une trentaine lors de la dernière session, parmi lesquels Mgr Wojtyla. Je rédigeais en latin pour eux un petit compte rendu de ces échanges informels sur la marche parfois cahotante du concile. Un des exemplaires rejoignait l'appartement du pape.
Paul VI avait le sens des signes prophétiques. Il a été le premier pape à prendre l'avion (neuf grands voyages). Quelques mois après son élection, c'est la Terre sainte, le pèlerinage aux sources évangéliques de l'Église. Qui ne se souvient de la rencontre avec le patriarche Athénagoras venu tout exprès de Constantinople ? Mais qui connaît l'extraordinaire dialogue imprévu, juste avant l'échange des discours ? Ignorant que des micros étaient déjà branchés, des paroles furent enregistrées où ils se disaient l'un à l'autre : « Que pouvons-nous faire pour avancer ensemble ? » Le père Congar a écrit que Paul VI « a fait de l'œcuménisme l'idée la plus englobante et la plus dynamique de son pontificat ». Je l'entends à la basilique Saint-Pierre relevant les excommunications de 1064. Je le vois à la chapelle Sixtine s'agenouillant péniblement (à cause de son arthrose) et baisant les pieds du métropolite Méliton.
Et ce voyage éclair au siège des Nations unies, en plein concile. On ne réalise pas le tour de force qui lui permit de ne rester que treize heures à New York, sans répit. Je le vois à son retour venant directement de l'aéroport pour saluer, sous un tonnerre d'applaudissements, des évêques émerveillés d'un marathon qui aurait épuisé bon nombre d'entre eux. Je ne parle pas de sa visite à Bombay et de son choc devant l'extrême misère d'un peuple, mais aussi devant la luxuriante religion hindoue.
Je pense à ce paralytique du Trastevere, mon quartier romain, que Paul VI prit un jour dans ses bras pour l'embrasser longuement en lui promettant qu'un jour après la résurrection il danserait avec lui devant le Seigneur. Je pense à l'anneau de pacotille qu'il offrit aux évêques du concile et qu'il porta lui-même jusqu'à sa mort, signe de l'unité du collège épiscopal mais aussi appel à une vie plus pauvre. Je pense à l'abandon de la tiare, qui évoquait un temps révolu pour l'Église. Je pense à cette interview qu'il donna à un journaliste milanais, fait alors unique dans les annales d'un pape : « Quand j'étais à Milan, j'ai lu les archives du temps de saint Charles Borromée. Les problèmes qui se posaient, c'était l'achat d'un confessionnal, la présence de trois ivrognes dans une paroisse. Aujourd'hui, il s'agit de millions de personnes qui n'ont plus la foi ». Il me confia qu'il devait sa vocation sacerdotale à un bénédictin de l'abbaye marseillaise Sainte-Madeleine, exilée au début du XXe siècle près de sa ville natale de Brescia, puis implantée à Hautecombe et maintenant à Ganagobie. Ce moine lui déconseilla la voie bénédictine où il voulait entrer, pour l'orienter vers son diocèse, où il fut ordonné prêtre... pratiquement sans avoir fait de séminaire pour raison de santé !
Ce pape de culture raffinée s'est révélé un bon curé pédagogue pour les foules au cours des audiences du mercredi, auxquelles il donna un relief extraordinaire. En vue de publier un livre sur cette catéchèse hebdomadaire, je lui demandai comment il s'y préparait. Il me montra les manuscrits des audiences passées en me disant : « Le mardi matin, je ne reçois personne, je me consacre à la réflexion et à la rédaction ». Ses pages étaient écrites à la main d'un bout à l'autre, sans guère de ratures, et truffées de références à des théologiens ou à des écrivains contemporains, souvent français. Enfin, je l'ai rencontré plusieurs fois lors du synode des évêques en 1974 sur « L'évangélisation des peuples », où il m'avait confié le rapport sur l'Europe, synode marqué par des débats serrés, auxquels fut mêlé le cardinal Wojtyla et d'où sortit l'admirable exhortation Evangelii nuntiandi, en 1975.
Enveloppé et comme cerné par une poussée contradictoire d'impatiences et de résistances, il a dû s'appliquer jour après jour à tenir le cap du renouveau conciliaire et à prendre des décisions exigeantes pas toujours reçues de tous. Sa sérénité intérieure ne transparaissait pas en permanence sur son visage, mais toute son action en reflétait l'intensité.
Pape moderne, il a osé regarder le monde en lui-même, non plus seulement à partir de l'Église, mais comme le monde se voit lui-même, avec ses audaces, ses risques et ses chances. Qu'on relise son discours tout frémissant à la clôture du concile : « Je ferme les yeux sur cette terre des hommes, douloureuse, dramatique et magnifique ».
Tout Paul VI est dans cette phrase qui figure à la fin de son testament.

Roger, cardinal Etchegaray, in L’homme, à quel prix ? (La Martinière)