mardi 16 septembre 2014

En dialoguant... Édouard-Marie Gallez, Les fondements araméens de l'islam

Des contradictions qui ne sont pas fortuites
Selon le discours habituel — fondé sur la biographie de Ibn Hisâm composée deux siècles après les faits supposés —, Mahomet-Muhammad aurait été élevé dans un milieu arabe resté mystérieusement païen, comme si son histoire se situait non pas au VIIe siècle mais avant notre ère, c'est-à-dire comme si sa tribu de marchands n'avait rien appris des juifs et des chrétiens qu'elle côtoie depuis longtemps pour des raisons commerciales. De plus, dit-on, il se serait tout à coup déclaré prophète, se référant à une Révélation reçue de Dieu. Mais qui, parmi les supposés « polythéistes », aurait pu le croire et le comprendre, puisque l'idée même de Dieu est supposée leur avoir été inconnue, et que le texte coranique regorge d'allusions à la Bible et aux traditions juives ? Sans la connaissance de celles-ci, que pouvait-on saisir ? Revenant de Jérusalem sur sa jument volante Buraq, Muhammad aurait aperçu au passage une caravane arrivant de Syrie vers La Mecque, ce qu'il put annoncer de sorte qu'on le crût. Que signifient ces invraisemblances et tant d'autres ? Pourquoi le pouvoir islamique les a-t-il inventées puis imposées sous peine de mort, les accumulant jusqu'à l'absurde ?
Depuis une trentaine d'années surtout, des chercheurs se sont posé de telles questions, souvent de manière isolée les uns des autres — le contexte de complaisance obligée expliquant cette situation. Certains se sont particulièrement attachés à l'analyse des traditions islamiques anciennes qui, malgré leur servilité à l'égard du pouvoir, mettent en lumière des personnages antérieurs à Muhammad, qui sont qualifiés de nazaréens (tels que Waraqa dont le rôle apparaît considérable). Ce terme veut-il dire chrétiens, comme l'usage de la langue arabo-islamique en a imposé le sens ?
Les chrétiens arabes ne se sont jamais appelés ainsi. Nazaréens est le nom de groupes sectaires des premiers siècles, que les Pères de l'Église ont parfois évoqués. Le texte coranique lui-même rend impossible l'identification entre ces nasârâ en arabe, et les chrétiens : il évoque manifestement ainsi une secte antichrétienne, qui se revendique juive... sauf en dix occurrences sur quinze du mot, où celui-ci apparaît toujours en comparaison justement avec le mot juif (yahûd) : là, il ne peut plus signifier que chrétiens (dans le sens : « les juifs et/ou les chrétiens »).
Cependant, la moindre recherche exégétique fait apparaître immédiatement que la présence du terme de nasârâ après celui de yahûd (dont une fois au singulier) introduit cette contradiction interne au texte — et, en plus, des perturbations parfois frappantes dans l'énoncé rythmique des versets concernés. Ces découvertes simples et incontestables ont été publiées dès 1996 par le père Antoine Moussali, lazariste libanais, grand spécialiste de la langue arabe et responsable des relations islamo-chrétiennes dans le diocèse d'Amiens. Elles ont été passées sous silence, y compris dans le milieu islamologique catholique (Pisai-ISTR), alors que ce devrait être une bonne nouvelle : le Coran ne parle pas des chrétiens sous ce nom-là !
Il est vrai que cette découverte avait de quoi gêner : si le texte actuel paraît désigner les chrétiens sous ce nom, c'est donc que les mentions « et/ou les nasârâ » ont été introduites après coup — il n'existe aucune autre explication possible. Il faut donc que les contradictions internes introduites par ces ajouts (y compris formelles, comme entre les versets 5,51 et 5,82) aient été le prix à payer pour une raison bien plus grave que toute contradiction. Or, une telle raison existait aux yeux du pouvoir islamique. : son auto-justification.
Exigences du pouvoir islamique et ambiguïtés de l'islamologie
En effet, l'intention de détourner la signification de nasârâ-nazaréens pour l'identifier à celle de chrétiens est parallèle aux raisons d'inventer le « prophétisme » de Muhammad, dont il n'existe aucune trace avant qu'il ne surgisse autour de 684 en milieu persan hostile au Calife de Damas puis qu'il ne soit réutilisé par ce Calife, 'Abd al-Malik (685-705). Dans les deux cas, l'effet recherché était d'occulter les origines nazaréennes du proto-islam, ce qui avait commencé dès la fin du règne de 'Umar, et d'y substituer un passé qui serve le pouvoir en place à Damas. En effet, si le terme de nasârâ désigne les ennemis que sont les chrétiens, il n'est plus possible de parler du Coran comme d'un recueil de textes nazaréens, c'est-à-dire hétérodoxes « judéo-chrétiens », bien qu'il transpire de références à ce milieu de langue araméenne ; la voie devient libre alors pour présenter ce recueil (appelé du terme araméen de Coran c'est-à-dire lectionnaire) comme inspiré par Dieu, en vue de faire pièce à la Bible des juifs et des chrétiens. À ce moment-là, l'ancien chef de guerre au service des nasârâ-nazaréens n'avait plus qu'à être ressorti de l'oubli, afin de jouer le rôle de prophète-rasûl recevant le Coran élaboré par le pouvoir en place. Durant son sommeil, l'idée d'une dictée par l'ange Gabriel, celle du voyage nocturne etc., furent des élaborations plus tardives encore (après 750). Le rôle joué par les califes de Damas fut essentiel dans la formation de l'islam actuel (jusqu'au choix même du nom de islâm).
Le dilemme islamologique est donc le suivant : ou bien refuser toute recherche scientifique sauf sur des points de détails sans effet sur la compréhension de l'islam, ou bien être inévitablement amené à penser que la dictée d'un Coran terrestre, copie d'un Coran éternel et incréé, est une invention tardive de la propagande califale. L'islamophilie, qu'elle soit idéologique ou liée à divers intérêts, fait choisir la première attitude. Même une question aussi simple que celle des « deux Marie » du texte coranique sera alors passée sous silence. En résumé, Marie mère de Jésus est identifiée par trois fois à Miryam sœur d'Aaron. L'attitude islamophile refuse de se demander pourquoi. En effet, l'unique explication possible est celle d'une manière de parler qui correspondrait en français à une comparaison de ce type : « de Gaulle, c'est [un nouveau] Louis XIV ». Justement, l'idée de présenter Marie mère de Jésus comme la nouvelle Miryam biblique (en araméen Mariam dans les deux cas) était répandue, comme en témoigne la littérature « judéo-chrétienne ». On connaît ces textes (originellement en araméen). Cependant, même quelqu'un comme Mohamed Arkoun refusa de publier un tel article, présenté par deux des plus grands islamologues français... tout en continuant à dire qu'il faut procéder à une exégèse du Coran. C'est que, si le Coran présente la mère de Jésus comme la nouvelle Miryam, il s'inscrit alors dans une tradition existante (araméenne), donc dans un contexte très éloigné du polythéisme supposé de la ville supposée de La Mecque, lieu supposé de la naissance de l'islam.
Autre petit exemple : le verset 5,116 fait dire très ironiquement à Jésus : « Vous ai-je dit de me mettre, moi et ma Mère, comme dieux à côté de Dieu ? » L'attitude islamophile est allée jusqu'à imaginer, pour les besoins de la cause, une hérésie qui aurait fait de Marie une déesse — ce qui n'a strictement aucun fondement. Pourtant, des commentateurs islamiques anciens donnaient encore l'explication exacte de ce verset : l'expression Mère de Jésus désigne l'Esprit Saint. Ils sont passés sous silence. En effet, c'est seulement dans une certaine tradition théologique que l'Esprit Saint est appelé Mère de Jésus : celle des chrétiens assyro-chaldéens, c'est-à-dire araméens — et il en est toujours ainsi aujourd'hui. Mais que fait dans le Coran une telle manière de parler qui n'a de sens qu'à l'intérieur d'un cadre culturel araméen (lequel est resté très proche des traditions judéo-chrétiennes, aujourd'hui encore) ? C'est une question qu'il est interdit de poser, quand bien même elle se pose des dizaines de fois.
Aux fondements (araméens) de l'islam
Même si elles ne peuvent pas toucher la mentalité musulmane réticente à toute approche historico-critique (sauf chez de rares exceptions telles que Mondher Sfar ou le turco-allemand Muhammad Kalish), ces découvertes sont capitales pour éclairer les chrétiens et pour bâtir un dialogue fécond. Elles révèlent le facteur central du phénomène islamique, qui est déterminant pour fonder toute rencontre islamo-chrétienne. L'ancien caravanier devenu chef de guerre et surnommé plus tard « Muhammad » a annoncé une chose — et une seule — : le retour imminent de Jésus sur la terre. Deux sources l'attestent indubitablement, l'une islamique, l'autre non islamique. Ce souvenir est d'ailleurs resté très vivant dans les traditions familiales musulmanes ; et dans toute librairie islamique, on trouvera des livres qui évoquent ce retour du Messie-Jésus (une expression récurrente du Coran, mais l'islam actuel a dégradé le sens du mot messie pour ne plus faire de Jésus qu'un prophète préparant « le Prophète »).
C'est pour le compte des nasârâ-nazaréens que Muhammad annonça un tel retour (sur le mont des Oliviers), et d'abord aux Qoréchites, sa propre tribu, dans l'espoir qu'ils se joignent aux Nazaréens pour prendre les armes ; car il fallait réaliser le préalable nécessaire à ce retour : prendre Jérusalem et reconstruire le Temple pour le culte. Ensuite, Jésus revenu monterait sur l'esplanade du Temple, d'où commencerait la réalisation du Royaume politique de Dieu sur la terre entière (et où ses partisans régneraient en maîtres). Ce préalable ne se réalisa pas au temps de Muhammad mais bien au temps de 'Umar, qui éleva effectivement une nouvelle Maison, cubique comme l'était le Temple (qui se dit Maison dans les langues sémitiques), là où on voit aujourd'hui... une mosquée octogonale dite par tradition « Mosquée de 'Umar » mais qui est en réalité une reconstruction de 'Abd al-Malik.
Aucun de ces points ne doit être négligé pour fonder un dialogue dans le vrai ; du reste, ils sont bien plus significatifs que le Coran qui, en réalité, est secondaire. En Afrique du nord et en Espagne avant les IXe-Xe siècles, le texte coranique brilla en effet par son absence — ce qu'indiquent diverses sources —, ce qui n'a pas entravé l'expansion idéologique et militaire islamique. De même, au long des siècles, les musulmans ont généralement mal connu ce texte, sauf à partir du XIXe siècle lorsque les Européens introduisirent l'imprimerie, et que les madrasas se multiplièrent. Et au XXe siècle à cause de l'informatique et du web ! Cela n'a pas empêché non plus les musulmans d'être musulmans. L'islam s'est fondé non pas sur le Coran, qui est venu plus tard, mais sur un projet mystico-politique : réaliser la volonté de Dieu sur la terre (comme le disent les islamistes aujourd'hui encore), c'est-à-dire Son Royaume. La puissance d'un tel projet associé à une foi n'est pas à démontrer : on l'a vue analogiquement à l'œuvre au XXe siècle avec le communisme qui faisait appel lui aussi à une foi, ce que des psychologues et sociologues ont assez bien décrit 1.
En effet, l'identité de l'islam-Oumma, c'est d'abord le sentiment d'être choisi par Dieu pour sauver le monde de l'emprise du Mal. Tout doit être sacrifié à la Volonté de Dieu. C'est à ce titre que ceux qui « combattent pour Dieu » peuvent être assurés de leur salut personnel, explique le Coran. Le verbe qu'on traduit par combattre, qâtala, signifie en réalité aller jusqu'à tuer, donc combattre à mort et se lit même une fois à côté du verbe aimer, en ce verset :
Dieu aime [c'est le verbe utilisé par les chrétiens] ceux qui vont jusqu'à tuer pour Lui, en rangs serrés comme s'ils étaient un édifice scellé de plomb (sourate 61,4).
Comme le « Bien » doit être imposé au nom de Dieu, par tous les moyens et dès maintenant, il est normal que Dieu soit dit assumer les crimes commis en application de Son projet, auquel tout doit être soumis. C'est ce qu'indiquent notamment ces versets :
Ce n'est pas vous qui les avez tués mais au contraire Dieu qui les a tués (sourate 8,17).
En vos épouses et vos enfants est un ennemi pour vous ; prenez-y garde !
Vos biens et vos enfants sont seulement une tentation [fitna, séduction] (sourate 64,14-15).
Aussi peu cité que les deux premiers, le dernier verset montre à quels sacrifices le militant doit être prêt. En fait, si la femme est opprimée en islam, c'est parce qu'elle doit l'être : elle représente un danger, celui de détourner l'homme de la Cause qu'il doit servir, jusqu'à Lui sacrifier sa famille même. Mais est-là une pensée spécifiquement islamique ? Aucunement. Lénine tint de tels discours à ses militants. Plus significativement, il apparaît que de telles manières de penser étaient largement répandues avant l'islam ; on les relève jusque dans les écrits de l'hérésie politico-religieuse du 1er siècle, qui, étant première, fut l'origine de toutes les autres : celle qu'ont produite des ex-judéo-chrétiens qui ont pris le nom de... nazaréens.
Inhumanité des projets de salut du monde et dialogue
Il a fallu un gros travail de doctorat, paru en 2005 en 1 100 pages 2, pour démêler cet écheveau en synthétisant les études non seulement islamologiques mais aussi relatives à ce qu'on a appelé le « judaïsme intertestamentaire » (et qui est en réalité post-chrétien dans la plupart des versions textuelles que l'on connaît aujourd'hui) ; d'autres domaines apportèrent des éléments, notamment la géographie et la topographie antiques. Ce que des Orientaux tels que l'Archimandrite Dorra-Haddad ou le père Joseph Azzi avaient entrevu et exposé se voyait confirmé et amplement développé : l'islam actuel s'origine dans un proto-islam qui est la continuation arabe du vieux mouvement messianiste nazaréen qui prônait la libération du monde, c'est-à-dire sa conquête. Benoît XVI a vu un tel enjeu quand il écrit, en évitant prudemment de nommer l'islam explicitement (dans Jésus de Nazareth, tome II, p. 28) : « Les conséquences terribles d'une violence motivée religieusement sont de façon radicale devant nos yeux à tous. La violence n'instaure pas le royaume de Dieu, le royaume de l'humanité. C'est, au contraire, l'instrument préféré de l'Antéchrist — même avec une motivation religieuse idéaliste. Elle ne sert pas à l'humanité, mais à l'inhumanité ».
En effet, le problème de la violence à « motivation religieuse idéaliste » ou idéologique n'est pas l'inadéquation de la fin et des moyens : au contraire, si le salut du monde est vraiment en jeu et qu'on en possède les clefs, alors tous les moyens doivent être mis en œuvre. Les discours « droits-de-l'hommistes » sont ici court-circuités : quel droit humain pourrait-on y opposer ? Une culture basée sur l'islam ne peut pas être et n'a jamais été pacifique — cela se voit déjà dans les familles, où les rapports sont surtout fondés sur la domination et son corollaire, la soumission (qui se dit précisément islam en arabe). Le texte coranique lui-même n'apparaît pacifique que dans les citations souvent tronquées qu'en font les propagandistes et... certaines instances du « dialogue »3; certes, il ne prône pas la violence pour elle-même, mais assurément par rapport aux objectifs à atteindre. Le problème n'est pas non plus de savoir si certains moyens seraient pacifiques et acceptables (la tromperie par exemple) et d'autres non. Le problème, ce sont les objectifs eux-mêmes. Oui ou non, Dieu a-t-Il fourni à l'humanité une recette pour son Salut, une recette que les hommes n'auraient plus qu'à appliquer ensuite pour parvenir à cette fin ?
Sur cette question s'en greffent d'autres :
1/ celle du Jour du Jugement, que les traditions islamiques mettent en rapport avec un retour matériel de Jésus sur terre (pour tuer l'antichrist et y vivre quarante années supplémentaires) : les chrétiens doivent en retrouver le sens comme Venue glorieuse et en parler !
2/ celle précisément de l'antichrist, évoqué par Benoît XVI et dont parlent de nombreuses traditions islamiques populaires (et plus de dix millions d'articles sur le web) ; c'est aussi la question du jugement à porter sur ce monde et sur son avenir.
De tels axes fondent un « dialogue islamo-chrétien » plus fécond que celui qui a été basé sur les expériences supposées « mystiques » d'un seul homme. Dans sa vision religieuse, l'islam prétend connaître mieux le christianisme que les chrétiens eux-mêmes, le considérant comme une religion falsifiée et caduque. L'Église elle aussi doit avoir sa vision religieuse, mais fondée sur des approches scientifiques et théologiques vérifiées auprès de la recherche sérieuse, de la Révélation... et des chrétiens orientaux ! Les manifestations en Iran en 2009 et, dans une moindre mesure, les remous actuels dans les pays arabo-musulmans montrent la soif de sortir des oppressions liées au système islamique. Tous ces gens demandent de l'aide et des lumières, sans lesquelles ils seront écrasés comme en Iran. Le concile Vatican II a souligné la gravité et les conséquences des doctrines qui « ont échangé la vérité divine pour le mensonge » (Lumen gentium, n.16). Les musulmans méritent une autre considération et une autre place que celle que leur donne une vieille « mystique » morbide de la Rédemption, mêlée de gnosticisme, et qui divague sur une illusoire « convergence » islamo-chrétienne, basée sur un mythe « abrahamique ».
Le dialogue mérite de nouvelles bases, au bénéfice des gens qui sont bafoués dans leur vie et leur dignité, et non au profit de systèmes.
Père Édouard-Marie Gallez,
in Liberté Politique n°54 (septembre 2011)

1. Dans les années 1950, le sociologue Jules Monnerot comparait l'islam et le communisme (à l'époque en vue d'expliquer le second par le premier !), rejoignant ainsi certaines pages des travaux de Claude Lévi-Strauss.
2. Le Messie et son Prophète, éd. de Paris, 2 tomes, 2005, 1659 notes (réédition 2010).
3. Concernant ces versets cités de manière inexacte, voir www.lemessieetsonprophete.com/ annexes/douze.htm