mardi 16 septembre 2014

En éclaircissant... Jean Vioulac, Évidence et angoisse

L'évidence ne concerne pas seulement le savoir, elle est la clarté de l'acte par lequel je me ressaisis, elle est le ressaisissement même de mon être. Ce fut le point le plus radical atteint par Descartes que de montrer que dans l'évidence, c'est-à-dire la pensée dans toute sa clarté, l'ego conquiert son être et son existance 1. L'évidence est en cela tout à la fois clarification de la pensée, et découverte que cette sphère de clarté circonscrit mon être même. Dès lors, la remise en cause de l'évidence qu'impose l'exigence de lucidité est tout uniment remise en cause de ce que je suis. Un enfermement non critique dans l'évidence court en effet toujours le risque de circonscrire une identité, sur laquelle je ferais fond, et dont je me satisferais 2. Avec Emmanuel Lévinas, on peut nommer suffisance cette autosatisfaction de la pensée par laquelle le moi se fonde sur lui-même : « Cette conception du moi comme se suffisant à soi est l'une des marques essentielles de l'esprit bourgeois et de sa philosophie. Suffisance chez le petit-bourgeois, elle n'en nourrit pas moins les rêves audacieux du capitalisme inquiet et entreprenant. (...) Le bourgeois n'avoue aucun déchirement intérieur et aurait honte de manquer de confiance en soi »3. La suffisance est autosatisfaction, qui définit l'ipséité (αύτο) par la satisfaction, la satiété, c'est-à-dire la complétude, et une complétude octroyée par les choses. Cette suffisance trouve son expression et sa systématisation dans l'humanisme 4. L'humanisme croit disposer d'une définition suffisante de l'être humain, lui attribue diverses qualités, toutes excellentes, et peut ainsi jouir de la satisfaction qu'il y a à être un tel être. Mais la lucidité impose de reconnaître plus humblement que nous ne savons pas qui nous sommes, qu'aucune définition de l'homme, si bienveillante soit-elle, n'est à la mesure de son essance 5. La question « qu'est-ce que l'homme ? » n'est certainement pas une affaire réglée, aucune réponse ne saurait constituer un acquis : la lucidité impose d'admettre que « nous ne pouvons que rester en attente de l'essance de l'homme »6. Il s'agit donc de dépasser, non seulement la naïveté et la fascination, mais également la suffisance, de ne plus s'arc-bouter sur une illusoire confiance en soi pour au contraire creuser la faille intérieure par laquelle le moi reçoit ce qui lui donne à penser. Si l'évidence ne suffit pas mais doit être ramenée à la lumière dont elle procède, alors la réduction à l'ego doit être radicalisée par une réduction de l'ego, que l'ego lui-même n'a de prime abord pas la puissance ni la liberté de mettre en œuvre, mais doit subir — précisément parce que je ne peux renoncer à mes évidences sans me remettre totalement en cause.
De tels moments de défaillance, où l'ego chancelle et découvre la faille qui est (en) lui, l'angoisse est un exemple privilégié. Quand la peur est toujours peur devant un étant qui nous menace, l'angoisse est peur devant rien de particulier ; au contraire aucun étant ne peut plus m'apporter ni repère ni appui : ainsi « dans l'angoisse l'étant dans son ensemble chancelle »7. L'angoisse est l'effondrement du monde, c'est-à-dire du tout de l'étant, cet effondrement est la réduction de l'étant en totalité, qui est par là même manifestation du radicalement autre que tout étant : le rien, qui en tant que non-étant est l'être même. « L'angoisse manifeste le rien »8, et c'est bien devant quoi je m'angoisse : devant rien ; et c'est ainsi que je me ressaisis après l'angoisse : ce n'était rien. Mais ce rien est ce qui m'arrache à l'engloutissement dans la compacité et l'indifférenciation de l'étant pour me mettre à distance de lui et ainsi me le donner à voir, et me détermine à être l'existant que je suis. L'angoisse est ainsi l'épreuve du rien, comme ce qui définit à la fois l'existance et l'ipséité de l'ego : « Se tenant instant dans le rien, l'existant est à chaque fois déjà au-delà de l'étant dans son ensemble. Cet être au-delà de l'étant, nous l'appelons la transcendance. [...] Sans manifestation originelle du rien, pas d'être-soi (Selbstsein) ni de liberté »9. L'angoisse est par suite révélation du soi, c'est-à-dire de cette transcendance par rapport au moi lui-même. « La claire nuit du rien de l'angoisse » 10 est alors toujours instant de pure lucidité, elle est plus essantielle que toute évidence ; en elle je saisis l'essance de l'ipséité comme faille béante où en moi-même se creuse le rien, et cette faille laisse pour la première fois entrevoir l'abîme : l'angoisse est « la voix silencieuse qui nous dispose à l'effroi de l'abîme » (Schrecken des Abgrundes) 11. Dans l'angoisse, je fais l'épreuve du rien (que je suis), l'angoisse est en cela la plus radicale réduction de la suffisance, et en son archi-évidence m'est révélée l'essance même de l'ipséité : ce que je suis, c'est que je ne suis rien.
À la différence de l'évidence, qui est méthodiquement conquise par le doute, l'angoisse est imposée : par le rapport à la mort. La mort n'est pas le décès, simple événement factuel qui adviendrait à un moment donné, et qui ainsi serait en dehors de mon être, ou en constituerait simplement la limite. Mourir est le propre de l'homme, si cependant l'on comprend que mourir n'est ni périr, ni décéder, mais « être capable de la mort en tant que mort ». Heidegger l'a inlassablement répété : « Seul l'homme meurt. L'animal périt. La mort comme mort, il ne l'a ni devant lui ni derrière lui »12. La mort est une possibilité sise au cœur même de l'existance, mais cette possibilité ne propose rien à réaliser : « La mort en tant que possibilité ne donne à l'existant rien à "réaliser" ni rien de réel qu'il pourrait être lui-même. Elle est la possibilité de l'impossibilité de tout exister »13. C'est-à-dire que sa seule réalisation possible est le rien. Le mourir, en tant qu'assomption de la mort, est alors conquête de son être : « C'est seulement en mourant que je peux dire d'une certaine façon absolument "je suis" »14. La tension de l'existance vers sa mort est ainsi la teneur même de l'ego : « Cette certitude que j'ai de mourir un jour est la certitude fondamentale de l'existant lui-même ; c'est un énoncé dans lequel se dit véritablement l'existant alors que le cogito sum n'en a que l'apparence ». Dans la claire lucidité de l'angoisse je me révèle à moi-même comme sum moribundus : « Pour autant que je suis, je suis moribundus : le moribundus est ce qui donne avant tout son sens au sum »15. Le « courage de l'angoisse de la mort »16 est en cela un mode insigne de la lucidité, qui permet d'élucider dans le rien tout à la fois l'essance de l'existance et celle de l'être.
La défaillance de l'ego, qui détruit toute suffisance et lui impose de renoncer à se poser en socle, advient également dans l'événement amoureux. On tombe amoureux, et cette chute révèle aussitôt la faille intime qui me structure en mon essance et que la plupart du temps j'esquive et dénie. Cette faille est celle de mon néant intime : « On ne se tue pas par amour pour une femme », écrivait Cesare Pavese dans Le métier de vivre, « on se tue parce qu'un amour, n'importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, et dans notre état désarmé, dans notre néant »17. Dans un tel événement en effet, je suis prêt à tout donner, à me donner moi-même, et découvre à ce moment même que je n'ai rien à donner, parce que je ne suis rien moi-même. Par là se découvre que le don de soi ne donne rien ; il est la révélation du rien constitutif du soi. L'amour est en cela un ébranlement du tout de l'étant aussi vertigineux que l'angoisse, puisque par lui toute décision et tout sens se voient annulés et réévalués ; par le manque qu'il génère surtout — quand « un seul être vous manque, et tout est dépeuplé »18 il est l'épreuve d'une absence irréductible qu'aucune présence ne réussit à combler, et qui au contraire ne voit qu'absence dans la présence même de l'étant 19.
Une autre défaillance essantielle advient dans l'ennui. La réaction ordinaire à l'ennui est le divertissement, c'est-à-dire la recherche effrénée d'activités, ou de choses, par lesquelles je pourrais remplir ma vacuité. Mais l'ennui véritable, l'ennui profond, advient quand aucun étant ne suffit, quand rien n'est plus susceptible de me satisfaire : ce faisant, il réduit à rien la suffisance et l'autosatisfaction de l'ego. Par là même il récuse la position du moi en socle assuré : l'ennui (dérivé du latin est mihi in odio, « je me prends en haine ») est la révélation que « le moi est haïssable »20. Mais l'ennui profond est surtout révélation de la profondeur abyssale de l'existance : Chateaubriand évoquait ainsi « l'abîme de [s]on existence », et voyait justement dans l'ennui son épreuve irréductible : « Je ne m'apercevais de mon existence que par un profond sentiment d'ennui »21. En tant qu'il « s'étend sans fin, comme un brouillard silencieux, dans les abîmes de l'existance » (in den Abgründen des Daseins), l'ennui est cette révélation vertigineuse de l'abîme, tel qu'aucun étant ne saurait le combler, un vide qu'aucune présence ne saurait supprimer. L'ennui est ainsi réduction à la fois de l'objet, et de l'ego ; il abîme l'existance dans le rien et montre que ce rien est la teneur même de l'existance ; il laisse alors émerger du brouillard « l'horizon global du temps, un et homogène »22 c'est-à-dire les contours de l'Éclaircie.
Jean Vioulac, in Apocalypse de la vérité (Ad Solem)

1. [ndvi] Néologisme de Jean Vioulac, traduction du Dasein allemand. Probablement en écho à l’essance de Lévinas.
2. Ce n'est évidemment pas le cas pour Descartes, où l'ego s'ouvre aussitôt à l'Infini de Dieu.
3. LÉVINAS, De l'évasion, Fata Morgana,1982, p. 91-92.
4. La suffisance caractéristique de l'humanisme a trouvé sa formulation inoubliable chez Ernest Renan, qui confessait en 1848 : « Moi qui suis cultivé je ne trouve aucun mal en moi, et spontanément en toutes choses je me pousse à ce qui me semble le plus beau. Si tous étaient aussi cultivés que moi, tous seraient comme moi dans l'incapacité de mal faire » (L'avenir de la science, édition d'Annie Petit, GF-Flammarion, Paris,1995, p. 374).
5. [ndvi] Traduction du Wesen allemand, l’être au sens verbal. Chez Lévinas, l’essance est le noyau dur du moi.
6. HEIDEGGER, « Pour servir de commentaire à Sérénité », GA13, p. 62 ; trad. fr. Questions III, p. 211.
7. HEIDEGGER, « Qu'est-ce que la métaphysique ? », GA 9, p.113 ; trad. fr. par Roger Munier, Cahier de l'Herne Heidegger, Paris,1983, p. 52.
8. Ibid., GA 9, p. 112 ; trad. fr. p. 51.
9. Ibid., GA 9, p.115 ; trad. fr. p. 53.
10. Ibid., GA 9, p.114 ; trad. fr. p. 52.
11. « Postface à "Qu'est-ce que la métaphysique ?" », GA 9, p. 306-307 ; trad. fr. Questions I, p. 77.
12. « La chose », GA 79, p. 17-18.
13. Être et temps, §53, p. 262.
14. Prolégomène à l'histoire du concept de temps, GA 2o, p. 44o.
15. Ibid., P. 437-438.
16. Être et temps, §51, P. 254.
17. PAVESE, Le métier de vivre, trad. fr. M. Arnaud, Gallimard, Paris, 1958, p. 459.
18. LAMARTINE, « L'isolement », Méditations poétiques, in Œuvres poétiques complètes, M.-F. Guyard (éd.), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1963, Paris, p. 3.
19. À la typologie des phénomènes de droit commun étudiés par Husserl, Jean-Luc Marion (Étant donné. Essai d'une phénoménologie de la donation, PUF, « Épiméthée », Paris,1997) a ajouté le phénomène saturé, défini par un surcroît irréductible d'intuition sur l'intention de sens. Peut-être pourrait-on symétriquement envisager le cas d'une défaillance irréductible de l'intuition, qui ne serait pas simplement le vécu d'une déception de l'intention face à une pénurie ponctuelle d'intuition (où la pénurie ne concerne que l'intention en question), mais épreuve d'un vertige face à l'abîme d'une absence radicale, vertige qui alors révèle l'ego et l'existance elle-même comme un vide béant que rien ne saurait jamais combler, et révèle aussi la vacuité constitutive du sens : ainsi l'accablement par la vanité de toute chose est-elle une ruine de la signification comme telle, et non le simple défaut de remplissement d'une signification parmi d'autres. Le deuil, le manque amoureux et l'ennui radical seraient les exemples privilégiés de tels phénomènes de défaillance.
20. PASCAL, Pensées, Laf. 5597 (Br. 5455).
21. CHATEAUBRIAND, René, in Œuvres romanesques et voyages I, Maurice Regard (éd.), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1969, p.128 et 130.
22. HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde. Finitude. Solitude, GA 29/3o, p.115 et 218 ; trad. fr. p.122 et 220.