mardi 11 novembre 2014

En aimant... Léon Burdin, Tu peux partir, Faustin !

Faustin, treize ans, est mort en août, à l'IGR, dans le service de pédiatrie. Son père, américain d'origine juive, était critique de cinéma. Il est mort d'un cancer, il y a des années. Sa mère n'est pas croyante. Faustin, lui, a été élevé dans un collège catholique ; il y a rencontré la foi auprès de ses camarades et, peu de temps après la mort de son père, il a demandé le baptême. Il a des projets plein le cœur : plus tard, il composera de la musique de films. Dans le monde du cinéma, déjà, il a été adopté. C'était « le bébé » de tout le monde. Signe de cette appartenance, il porte sur lui avec bonheur le superbe kimono que lui a offert un cinéaste japonais. « Un cadeau du ciel, un cadeau de Dieu », me dit-il en souriant.
Faustin est malade depuis six ans. Il aime beaucoup sa mère : cette femme qui lui consacre sa vie entière. Étroites, tendres et justes, leurs relations évoquent celles de saint Augustin et de sa mère sainte Monique. D'une intelligence exceptionnelle, il possède encore l'humour des caractères forts et des êtres de cœur : il sait plaisanter de tout. Pourtant, sa maladie, il la connaît. Intraitable, il interroge, veut savoir et comprendre. Tétraplégique, aveugle sur la fin de sa vie, son crâne déformé par les protubérances que fait croître la maladie, il ne se plaint pourtant jamais. C'est dans une étonnante sérénité qu'il vit sa maladie, auprès de la tendresse de sa mère. Ses conversations font mon bonheur : nulle angoisse ; jamais je ne l'ai entendu se plaindre de son manque de chance. Pourtant, je peux l'affirmer, sa mère ne l'a jamais gâté, jamais « protégé ». Tous deux, dans la plus grande transparence, ils parlent de sa mort qui approche et de leur séparation.
Jusqu'à son dernier souffle, après les durs moments de détresse respiratoire, Faustin communique avec sa mère par d'imperceptibles mouvements de paupières. Elle lui chante les chansons de son enfance, lui dit et redit leur amour, et qu'elle l'aimera toujours. Quand la fatigue se fait trop grande pour elle, elle sort de la chambre, et prend la liberté de le laisser seul à la garde des infirmières. En revanche, quand l'instinct la pousse à quelque parole ou à quelque geste intime, elle ose demander à celles-ci de s'éloigner et de lui laisser, pour elle seule, l'agonie de son fils. Entre elle et lui, encore et toujours, des choses seront à se dire. Jusqu'au bout, Faustin sentira autour de lui cette présence maternelle et libre qui le comble. Tout à la fin, lorsque ne lui restera plus que ce filet de souffle qu'interrompent les longues pauses, cette mère accueillera en elle la voix des origines, celle qui invite à consentir. « Tu peux partir, Faustin ! Va vers cette autre vie ! Va vers ton père ! » Et ce n'est qu'à ce moment-là qu'il cessera de respirer. « Tu reviendras me chercher, n'est-ce pas ? »
Merveilleux Faustin ! Moi aussi, j'ai, oh combien ! admiré ta simplicité, ta justesse d'âme et, surtout, cet abîme de paix où je venais boire à chaque communion que je te portais ; cette paix que ne troublait ni la louange ni l'adoration dont tu te savais comblé. Le secret de ta mort, ton éblouissante mort, je l'ai toujours entrevu à travers cela même que tu nous donnais de contempler de ta vie, jour après jour, dans ce lit où, lentement tu t'offrais à la Rencontre. Pour toi, la mort, tu le savais, n'était qu'un achèvement. Et c'est bien cela qu'elle fut. Ta mère, après t'avoir reçu, t'a rendu : elle a dit oui à ton départ. De son âme, ne s'effacera jamais l'empreinte lumineuse de ta vie et de ta mort.
Depuis ce lieu que tu as rejoint, tu sais, Faustin, aujourd'hui mieux encore que tu ne le croyais, que ta mort n'a pas été l'arrêt de ta vie : bien que celle-ci ait été épurée par ton long calvaire, ta mort fut riche de tout ce qu'avait été ton existence. Mystère de la séparation, n'est-ce pas ! Mystère insondable de la vie donnée-rendue !... Tu sais donc ce que sont ces chemins de purification qu'empruntent les pas qui conduisent à une telle lumière.
Ta vie durant, ta courte vie d'enfant, tu as eu cette immense chance de goûter à ce mystère qui lie une mère à son fils, au-delà du concevoir et du naître, du vivre et du mourir. Tu sais, aujourd'hui, que ce n'est que dans la communion à ces profondeurs que ta mère pouvait laisser partir un être aussi cher qu'un fils, un être aussi cher que toi. Mais tu savais, déjà alors, que ce « oui », ce détachement naturel, plénier, comblant, que ton cancer lui imposait, ne la dispensait pas des souffrances du cœur. Sa douleur et son déchirement étaient là, tu le savais. Qu'elles seraient toujours là comme blessures de lumière, tu le savais aussi. Sa chance à elle, ce fut de t'avoir compagnon sur ce rude chemin de l'au-delà.
Tu peux partir : un tel laissez-passer ne peut se délivrer que dans l'intimité d'un cœur à cœur, ce commun consentement à un appel qui est de l'ordre de l'essence même de la vie. Quand le moment fut venu, et qu'elle se sentit prête à ce dernier oui, la mère de Faustin demanda que l'on s'éloignât de la chambre. Ce fut alors que Faustin rendit ce souffle qu'il avait reçu d'elle, et qu'il partit de ce monde.
La boucle est désormais bouclée, entre l'appel à la vie et le don à la mort. Faustin a tracé son cercle d'étoiles dans son ciel et dans le nôtre. Un cercle de lumière pour les cœurs qui l'ont connu et pour toujours. Une vie, c'est une boucle et, sous peine de n'être rien — ou trop peu —, la boucle ne peut être que de lumière. La mère, par sa nature de mère, donne naturellement la vie, mais elle doit apprendre que, donnant la vie, sa maternité l'engage aussi à donner la mort ; et c'est, au fond, le même enfantement. Car ce laisser aller vers l'ailleurs n'est maternellement possible que si un long apprentissage de maternité l'a préparé : ce qui ne peut être sans cette laborieuse œuvre de dépossession que requiert de toute mère le souci, à longueur d'enfance, d'enfanter son enfant à une vie pleine, et répondre ainsi à l'appel de cet Autre qui le lui a donné. La quête est essentielle, brûlante, non seulement en toute mère, mais en chacun de nous, au commencement et à la fin. Maternité de chacun de nous, d'ailleurs, que cette réponse à l'appel de l'Autre en l'autre. À l'appel de la Vie en la vie. Murmure de l'Être en chacun !
C'est maintenant le moment des adieux. Dans quelques heures, Faustin s'envolera pour la dernière fois, vers l'Amérique où l'attend la tombe de son père. Nous sommes à l'amphithéâtre, dans ce petit espace sans grâce, où se vivent les dernières séparations. Faustin est là, dans son kimono noir, prince superbe, malgré les traces de la maladie, dont sont marqués ses yeux, son front et ce crâne horriblement déformé. Ses petites mains sont jointes sur un chapelet de bois brun. Tout son corps repose, habité par un silence d'éternité. Sa mère, masse imposante et calme, se tient debout tout près du cercueil de son enfant. Elle contemple, plus qu'elle ne souffre ; de ses yeux et de ses mains, elle caresse : dernières retouches sur son œuvre achevée.
Avec quelques infirmières de pédiatrie, qui ont tenu à être de ce dernier adieu à l'enfant qui leur a tant donné, nous nous serrons, en ce petit espace. Nous aussi, plus silencieux que tristes, car ce n'est pas la mort qui nous parle en ce moment : c'est le mystère, plutôt, qui nous tient et nous rassemble en nos racines, dans ce recueillement. Un sentiment étrange nous habite, insolite en ce lieu et en cette circonstance, devant cette merveille d'une maternité achevée. Car c'est bien cela que nous révèle cette mère en plénitude, devant le cercueil de son fils. La voici mère pour l'éternité.
Comme tout est simple, autour du cercueil ouvert de Faustin ! Les paroles que la liturgie propose résonnent d'incroyables harmoniques : chacun se sent par elles accompagné en sa propre éternité, auprès de Faustin. Achevée, la vie de cet enfant à la foi si confiante éclaire pour nous, d'une lumière éclatante, les mots si familiers pourtant du Psaume 27 : « Le Seigneur est ma lumière et mon salut. Devant qui tremblerais-je ? » Même les paroles toutes simples que s'échangent d'ordinaire mère et enfant au moment du départ, prennent ici, devant Faustin et sa mère, tout leur poids de parole et de sens : « Je t'attendrai » ; « Tu viendras me chercher » ; « Tu vas rejoindre ton père ». Le monde entier est ici au rendez-vous de ce lieu, près de ce petit vaisseau paré pour le grand voyage, et la présence de l'absent l'emplit de sa grâce et de sa certitude, comme elle nous emplit, nous tous ici présents, de la grâce de la maternité. La vraie rencontre porte en elle la force du deuil. Et, ici, la force d'une paix profonde ressemble à la joie.
Léon Burdin 1, in Parler la mort, Des mots pour la vivre (DDB 1998)

1. Jésuite, le père Léon Burdin fut aumônier pendant quinze ans de l’Institut Gustave-Roussy à Villejuif.