samedi 21 novembre 2015

En philosophant... Gabriel Marcel, La Mort et l'Espérance


Nous n'avons pas à nous engager ici dans l'entreprise, peut-être d'ailleurs impraticable, qui consisterait à vouloir constituer rien qui ressemble à une ontologie de la mort. Il faut bien reconnaître d'ailleurs que ces mots jurent entre eux, et ce que nous avons dit de l'être suffit à montrer pourquoi. Si la mort est en quelque façon de la vie, c'est, pourrait-on dire, selon la face qui n'est pas tournée vers nous. Mais quelle que soit la réalité ultime qui se dissimule peut-être sous ce masque terrifiant, il n'en est pas moins vrai, que pour l'être humain que je suis, ce masque prétendu n'est pas seulement un masque, et l'erreur choquante dont se rend coupable un certain spiritisme consiste indubitablement à dénier à la mort ce sérieux, cette valeur au moins spécieusement définitive qui fondent un tragique sans lequel la vie humaine n'est plus qu'un spectacle de marionnettes.
Une erreur symétrique, et d'ailleurs plus grave et beaucoup plus lourde de conséquences, est celle qui consiste à affirmer dogmatiquement le caractère ultime de la mort. Nous aurons à y revenir longuement, car cette erreur — qui en son principe est sans doute plus qu'une erreur : un péché — apparaît comme étant à la racine des plus terribles maux dont souffre l'humanité contemporaine.
C'est entre ces deux erreurs que nous avons à nous frayer un chemin, qui ne sera pas moins semé d'obstacles que l'ont été ceux que nous avons eu à suivre jusqu'ici. Entre ces erreurs inverses il existe d'ailleurs plus qu'une complémentarité : une connexion directe ; d'une part celui à qui ont été offertes les consolations trop faciles d'un spiritisme pseudo-religieux, est exposé à retomber par la suite dans un désespoir sans recours ; mais réciproquement ce désespoir est si intolérable qu'en deçà d'une religion digne de ce nom il risque d'inciter l'être humain à chercher n'importe quel refuge, et cela dans des pratiques souvent grossières. Ce qu'il faut d'abord rappeler avec la plus grande force, sous peine de se rendre coupable d'un aveuglement qui n'est que lâcheté, c'est que les possibilités de désespoir sont partout autour de nous ; je serais tenté de dire qu'elles lèvent sous nos pas comme je ne sais quelle végétation luxuriante et maléfique dans une jungle enchantée. Ceci a toujours été vrai, mais l'est beaucoup plus ostensiblement à l'époque où nous sommes qu'à n'importe quelle période antérieure de l'histoire, et peut-être conviendrait-il de se demander pourquoi il en est ainsi.
La question : pourquoi est d'ailleurs ici quelque peu ambiguë. Je ne pense pas, à la vérité, qu'il nous soit aucunement possible de nous placer dans une perspective providentialiste, et de nous demander à quel dessein supérieur correspond cette multiplication apparente. Sans doute, certains pourront-ils voir là comme la réalisation de quelque prophétie contenue dans tel ou tel livre sacré, par exemple dans l'Apocalypse ; mais dans la perspective qui est la nôtre, nous n'avons justement pas à faire état de tels écrits, de telles révélations. Tout ce qu'il nous est à la rigueur possible de faire, d'ailleurs avec la plus grande circonspection, c'est de ménager quelque chose comme l'emplacement où, pour certains, de semblables prophéties pourront trouver place. Ce qui saute aux yeux, c'est que plus les conditions sociales existantes amènent non pas seulement à considérer mais à traiter en fait les hommes comme des masses, c'est-à-dire comme des agrégats dont les éléments sont appelés à se substituer les uns aux autres selon les vicissitudes temporelles plus il devient difficile de garder présents à l'esprit les caractères d'unicité et de dignité inaliénables qui ont été regardés par le passé comme les attributs de l'âme humaine créée à l'image de Dieu. Il ne suffit même pas de dire que ces caractères sont progressivement perdus de vue, ils sont, si l'on peut dire, activement niés. L'homme peut finir par se persuader qu'il est en état de démontrer, par son comportement même, qu'il n'est pas tel que les théologiens l'ont défini.
À bien y réfléchir, nous sommes d'ailleurs ici en présence d'un véritable cercle vicieux. Moins les hommes seront pensés comme des êtres au sens que nous avons cherché à définir plus haut, plus la tentation sera grande de les traiter comme des machines susceptibles de fournir un certain rendement ; ce rendement étant la seule justification de leur existence, ils finiront par n'avoir pas d'autre réalité que ce rendement même. Il y a là un chemin qui mène directement au camp de travail forcé et au four crématoire. Soyons attentifs ici à un paradoxe sur lequel on ne saurait, je crois, trop concentrer son attention : on aurait pu supposer théoriquement qu'à partir du moment où les hommes dans une société donnée cesseraient en majorité de croire à une vie d'outre-tombe, cette vie-ci n'en prendrait que plus de prix à leurs yeux et deviendrait l'objet d'un respect accru.
Mais en fait il ne s'est rien passé de semblable, bien au contraire. La vie terrestre est apparue de plus en plus généralement comme une espèce de phénomène sans valeur, sans justification intrinsèque, et comme pouvant donner lieu de ce fait à une foule de manipulations qui, dans un autre contexte métaphysique, auraient été regardées comme sacrilèges.
La réflexion est ainsi conduite à déceler une articulation extraordinairement étroite entre le jugement métaphysique proprement dit (ou si l'on veut une Weltanschauung qui bien entendu demeure toujours relativement indistincte) et un mode de comportement déshumanisant qui ne peut pas ne pas se généraliser dans un monde de plus en plus soumis à l'exigence technocratique. Par là se crée pour des esprits qui ont progressivement perdu toute capacité de réflexion, et qui ne soupçonnent même plus ce que peut être la foi, un système d'apparences d'une consistance telle qu'il devient vraiment la réalité. Je veux dire par là qu'il se consolide en quelque sorte de plus en plus lui-même et en vient à présenter un caractère intimidant d'irréductibilité. La généralisation de l'esclavage sous quelque forme que celui-ci se manifeste — ces formes sont inégalement monstrueuses, mais il est trop clair que les pays totalitaires n'en ont pas le monopole — est sans aucun doute le fait saillant d'un monde ainsi livré à la mort. Quand je dis : livré à la mort, je veux dire incapable de résister au pouvoir de fascination qu'exerce la mort sur qui en est venu à la considérer comme le dernier mot.
On objectera à vrai dire que ceux-là même qui nient le plus résolument l'immortalité personnelle se font les hérauts d'un avenir glorieux qui ne serait pas celui de l'individu, mais de l'espèce, ou de telle société divinisée : Allemagne nazie ou Russie soviétique. Personne ne contestera que l'espoir en cet avenir ait été pour une infinité d'opprimés et de militants un levier extrêmement puissant, et qu'il les ait littéralement soulevés au-dessus du destin misérable qui était le leur sur cette terre. Encore faudrait-il, comme je l'ai dit ailleurs, parvenir à atteindre par une sorte de sympathie qui l'illumine ce qu'on pourrait appeler la face interne du sacrifice. Car enfin, si l'on s'en tient aux apparences extérieures, il n'y a rien à répondre à celui qui déclare absurde pour un homme de sacrifier sa vie pour préparer l'avènement d'un monde qu'il ne verra pas. Mais tout ce que nous avons dit précédemment de la foi nous a préparés à comprendre qu'elle est infiniment plus qu'un état de conscience, et qu'elle ne saurait en aucun cas se réduire au sentiment très confus ou à l'image plus confuse encore que peut en avoir celui à qui elle a été donnée en partage. En tant que croyant il est perpétuellement au-delà de lui-même, et par le mot lui-même il faut entendre ce que j'appellerai son équipement imaginatif. Pour prendre un exemple très simple, l'homme qui se sacrifie à son enfant est en réalité possédé par une foi dont il n'a pas en principe à élucider le contenu, cette foi porte sur une certaine unité supra-personnelle entre son enfant et lui-même. En clair, je dirais qu'il est assuré, même sans le savoir — et peut-être essentiellement sans le savoir — de ne pas disparaître mais au contraire de survivre en cet enfant, et ces mots devraient être pris dans un sens à la fois très mystérieux et très précis. Car cela doit vouloir dire participer, selon des modes d'existence que nous n'avons pas à imaginer en détails, à cette réalité à laquelle il s'est immolé. Le sacrifice ne peut être justifié, ou même simplement pensé, que du point de vue d'une ontologie fondée sur l'intersubjectivité : autrement il est un leurre, une duperie. Il faut le dire en effet de la façon la plus catégorique, et quitte à scandaliser certains semi-agnostiques dont la réflexion est en défaut, ou qui dans bien des cas n'ont pas touché le fond de l'expérience humaine, c'est sur ce terrain de l'immortalité que se situe l'option métaphysique décisive.
Je n'hésiterai guère ici à m'exprimer de la façon suivante : si vraiment les humains — laissons de côté ici la question bien plus obscure qui peut se poser pour les autres vivants — doivent être considérés comme liés les uns aux autres par des rapports de simple succession, comme apparaissant pour disparaître en une sorte d'interminable jeu de massacre, la phrase célèbre de Macbeth 1 devra être considérée comme la vérité littérale, et on ne pourra opposer au nihilisme que des phrases dont l'inanité se révèle aussitôt que l'homme se trouve mis en présence, ne disons pas de sa propre mort – car elle est sans doute, dans la très grande majorité des cas, bien plus facile à accepter qu'on ne le croit – mais de la mort de l'être aimé. C'est là, dirai-je en passant, le point sur lequel je me suis trouvé au congrès de 1937 en opposition irréductible avec l'homme qui était alors le meilleur représentant de l'idéalisme critique en France, je veux dire : Léon Brunschvicg ; et j'ai pu constater en divers pays que le souvenir de cette discussion si profondément significative était resté gravé dans la mémoire des auditeurs. Comme il m'accusait – d'ailleurs très courtoisement – d'attacher beaucoup plus d'importance au fait de ma propre mort que lui-même n'était porté à en assigner à la sienne, je lui répondis que la question se posait tout autrement – et exclusivement – sur le plan de l'amour.
Dans un monde où, sous l'influence desséchante de la technique, les relations inter-subjectives auraient radicalement disparu, la mort cesserait d'être mystère, elle deviendrait un fait brut comme la dislocation d'un appareil quelconque. Mais justement, ce monde déserté par l'amour n'est pas le nôtre, il n'est pas encore le nôtre, il dépend de nous qu'il ne soit jamais le nôtre, bien que nous voyions, se constituer, de plus en plus puissante, la coalition des forces conscientes et maléfiques, – maléfiques parce que conscientes – qui semble bien s'être assigné pour but l'instauration de ce monde sans âme. J'ajoute – ce qui va d'ailleurs de soi – qu'au regard d'une foi digne de ce nom, ce monde sans âme ne peut se présenter que comme l'expérience entièrement sacrilège d'une volonté de dé-création. Peut-être est-ce du reste en fonction de dette idée de dé-création (qu'il conviendrait d'analyser en détail), qu'on pourra le mieux comprendre ce que j'ai posé comme une sorte de postulat à la fin de la dernière leçon, à savoir l'identité du mal et de la mort.
On ne saurait se dissimuler que ces perspectives peuvent sembler déconcertantes – bien qu'elles s'accordent avec celles que nous avons adoptées depuis le début de nos recherches. Nous sommes pourtant tenus de prendre en considération une objection qui risque du premier abord de paraître ruineuse : comment peut-on parler ici d'option, demandera-t-on sans doute, alors qu'il s'agit d'une question de fait ? Vous semblez, dire que le monde moderne a opté pour la mort ; mais ne faudrait-il pas dire plutôt que, sous la poussée de la science positive d'une part, et peut- être aussi d'une philosophie qu'on peut qualifier en gros de criticiste d'autre part, les esprits les plus lucides ont été contraints de reléguer dans l'imaginaire les rêves d'au-delà dont se bercèrent nos aïeux ? Certains ajouteront, se plaçant à un autre point de vue, qu'ils jugeraient excessivement imprudent de paraître lier le sort de la religion à la croyance en un fait aussi problématique et aussi improbable que la survivance, – non pas seulement imprudent  mais même spirituellement illicite – car la préoccupation de survivre est encore égocentrique, au lieu qu'une religion digne de ce nom trouve son centre en Dieu et en Dieu seul.
Il nous faut examiner soigneusement ces deux points et tenter de mettre en lumière les confusions qui sont à l'origine de semblables objections.
Tout d'abord, est-il légitime de dire que l'immortalité est ou bien un fait ou bien une simple chimère ? L'opposition du réel et de l'imaginaire qui commande les jugements que nous sommes appelés à porter sur le monde empirique est-elle ici recevable ? La croyance en l'immortalité peut-elle être assimilée à un simple mirage ? Pour le prétendre il faudrait à vrai dire n'avoir rien compris aux vues qui ont été proposées sur la foi et sur ce qu'elle ne peut pas ne pas être là où elle est authentique.
Efforçons-nous d'être ici aussi concrets que possible. Je rappellerai d'abord cette phrase d'un de mes personnages « Aimer un être, c'est dire : toi, tu ne mourras pas ». Mais quel peut être le sens exact ou la portée d'une telle affirmation ? Elle ne se réduit sûrement pas à un vœu, à un optatif, elle présente bien plutôt le caractère d'une assurance prophétique. Mais sur quelle garantie pourrait-on faire reposer une semblable assurance ? Du point de vue de l'empiriste ou du positiviste elle ne peut être jugée qu'absurde ; n'est-elle pas en effet en contradiction formelle avec les données de l'expérience ? L'être que j'aime est exposé à toutes les vicissitudes auxquelles sont soumises les choses, et c'est indubitablement pour autant qu'il participe à la nature des choses qu'il est lui-même sujet à la destruction. Prenons bien garde cependant : toute la question — fort obscure il est vrai — est de savoir si cette destruction peut porter sur ce par quoi cet être est véritablement un être. Or, c'est cette qualité mystérieuse qui est visée ans mon amour. J'admets d'ailleurs volontiers que le terme de qualité est ici inadéquat, car la qualité est un prédicat, et, nous l'avons dit bien souvent, l'ontologie transcende toute logique prédicative ; plus que nulle part ailleurs le langage ici se fait échec à lui-même. Reconnaissons pleinement que cet être que j'aime n'est pas seulement un toi, il est d'abord un objet qui se propose à mon regard et sur lequel je peux me livrer à toutes les opérations dont la possibilité est inscrite dans ma condition d'agent physique. Il est un cela, et c'est dans cette mesure même qu'il est une chose ; pour autant qu'il est un toi, il échappe au contraire à la nature des choses, et rien de ce que je peux dire d'elles ne peut plus le concerner lui, ne peut plus te concerner toi. Ceci soulève à coup sûr de grandes difficultés. Ne rétablissons-nous pas, dans des conditions précaires et dangereusement équivoques, la distinction traditionnelle entre le noumène et le phénomène ? Ne nous bornons-nous pas à dire que le phénomène seul est soumis à la destruction et que le noumène est indestructible ? Mais une telle interprétation implique la plus grave méconnaissance de ce qui vient d'être dit. Le noumène, en effet, est encore un cela, et nous serons même toujours en droit de nous demander si ce ne serait pas là une pure fiction élaborée par la pensée abstraite à partir du donné empirique. Ce n'est pas, je pense, d'un point de vue nouménal que peut être affirmée l'indestructibilité de l'être aimé, elle est bien plutôt celle d'un lien qu'elle n'est celle d'un objet. L'assurance prophétique dont j'ai parlé plus haut pourrait se formuler assez exactement comme suit : quels que soient les changements survenus dans ce que j'ai sous les yeux, toi et moi nous resterons ensemble ; l'événement qui est survenu, et qui est de l'ordre de l'accident, ne peut rendre caduque la promesse d'éternité incluse dans notre amour.
Comment ne pas voir cependant que l'idée d'une semblable implication risque elle aussi de soulever de très graves objections. Même si on concède que l'acte par lequel des êtres qui s'aiment se lient l'un envers l'autre enveloppe une exigence de pérennité, qu'est-ce qui nous permet d'affirmer que cette exigence est satisfaite dans un certain tréfonds du réel qui se dérobe à nos regards ?
Peut-être pourrait-on observer en premier lieu que cette notion d'un tréfonds est comme le résidu d'un certain réalisme qui demeure lui-même à quelque degré tributaire d'une idée confuse, celle d'une matérialité où ce qui est spirituel viendrait s'inscrire en des sillons durables comme ceux que creuse une aiguille dans un disque de cire. Mais en réalité c'est le statut métaphysique de l'espérance qu'il faut ici aborder — de l'espérance prise dans son caractère spécifique, en tant que celle-ci s'oppose au désir.
Peut-être cependant convient-il auparavant d'examiner la seconde objection, celle qui était formulée au nom d'une conception théo-centrique de la religion.
Il s'agit de savoir si l'on peut dissocier radicalement la foi en un Dieu conçu dans sa sainteté, de toute affirmation portant sur la destinée de l'unité intersubjective formée par des êtres qui s'aiment, et qui vivent les uns dans et par les autres. C'est en effet la destinée de cette unité-là, et non point celle d'une entité isolée et refermée sur soi qui importe véritablement. C'est elle qui est plus ou moins explicitement visée quand nous affirmons notre foi en l'immortalité personnelle. Il s'agit donc de reconnaître si je puis affirmer ce Dieu saint comme capable, soit d'ignorer notre amour, de le traiter comme accidentel ou insignifiant, soit même de vouloir son anéantissement.
Il est trop clair que, dans une perspective panthéiste quelle qu'elle soit, la première hypothèse apparaît comme parfaitement plausible. Mais c'est que, dans cette même perspective, Dieu est tout simplement naturalisé. La notion même de panthéisme, du point de vue même où je me suis placé, ne saurait manquer d'éveiller la plus grande méfiance car, nous l'avons vu, et on ne saurait trop y insister, la catégorie même de totalité est rigoureusement inapplicable à ce qui est spirituel. Or, tout notre effort a justement consisté à tracer quelques linéaments d'une philosophie de l'esprit. Le Dieu vivant, qui est celui de la foi lorsqu'elle ne dégénère pas en opinion ou en superstition, ne peut-être qu'esprit — sans que d'ailleurs cette formule doive être interprétée en un sens proprement idéaliste. C'est, en dernière analyse, vers un réalisme de l'esprit que toutes ces méditations sont orientées, et il faut ajouter que ces mots ne peuvent prendre leur pleine signification qu'à la lumière de l'inter-subjectivité, c'est-à-dire de l'amour. Mais est-il concevable qu'un Dieu qui s'offre à notre amour se dresse, pour le nier, pour l'anéantir, contre cet amour même ? Certes, on fera valoir à juste titre l'incommensurabilité absolue entre ce qui est par essence infini et ce qui appartient au domaine du créé, et de ce point de vue on sera quelquefois tenté de porter le jugement le plus dur, le plus dépréciateur, sur ce qu'on appellera les amours particulières. Mais n'y aurait-il pas là encore une confusion due au fait qu'en émettant ce jugement on n'arrive pas à se libérer complètement de la considération du cela, c'est-à-dire de la chose ? Or, il faut déclarer avec la plus grande force possible que l'amour humain lui-même n'est rien, qu'il se ment à lui-même, s'il n'est pas chargé de possibilités infinies. Mais ceci comporte une signification extrêmement précise, cela veut dire très exactement que si cet amour se centre sur lui-même, s'il dégénère en un narcissisme à deux, il se transforme en idolâtrie et prononce sur soi une sentence de mort. Cette fois encore la distinction bergsonienne du clos et de l'ouvert révèle son inépuisable fécondité. La notion du couple, qui a donné lieu à tant de mauvaise littérature, se révèle ici très dangereusement ambiguë, car justement le couple risque toujours de donner lieu à cette sorte de complaisance à soi-même qui le transforme en un système clos. Mais par là, il révèle qu'il n'est pas de Dieu, la survivance égoïste qu'il réclame pourrait fort bien n'être qu'un objet du désir, elle ne saurait donc bénéficier du statut de l'espérance auquel il a été fait allusion.
J'ajouterai d'ailleurs que, du point de vue d'une doctrine de l'inter-subjectivité, on ne voit aucune raison, quelle qu'elle soit, d'assigner une valeur exclusive à la relation formée par l'homme et la femme unis par les liens du mariage. Une amitié ou à fortiori une relation filiale peuvent être elles aussi de ces chemins qui mènent au delà de ce qu'on peut appeler l'horizon terrestre. J'indiquerai d'ailleurs en passant qu'il n'y a peut-être aucun sens à assigner un caractère littéralement supra-terrestre à cet invisible où la destinée inter-subjective est appelée à se poursuivre et à s'accomplir. Il est sans doute infiniment plus raisonnable d'admettre que si le mot au delà a un sens, comme il faut sans doute l'affirmer, ce mot ne saurait désigner un autre lieu où l'on pénétrerait en sortant de ce lieu-ci. Mieux vaudrait penser, conformément aux indications qui figurent par exemple dans les œuvres de Mr Stewart White, que ce que nous appelons improprement l'au-delà consiste en un ensemble de dimensions ou de perspectives inconnues sur un univers dont nous n'appréhendons qu'un aspect accordé à notre structure organo-psychique.
Une pensée « ouverte » est par essence orientée vers cet inconnu. Mais ici bien entendu une regrettable confusion risque de se produire entre ce qu'on pourrait appeler la volonté d'exploration dont une certaine curiosité peut être le ressort, et l'espérance proprement dite. Je n'hésiterai pas à admettre que c'est seulement en dénonçant cette confusion possible qu'on peut arriver à tracer l'indispensable ligne de démarcation entre le domaine métapsychique et l'ordre de la religion. La curiosité, en effet, n'est pas séparable du désir, et j'ai eu souvent l'occasion de faire observer combien il était nécessaire de distinguer entre le désir et l'espérance. C'est là un point d'autant plus digne d'attention que Spinoza, dans l'Éthique, en opposant la crainte à l'espérance, en les traitant comme des données antithétiques, semble justement avoir commis l'erreur que je crois devoir relever ici. En réalité le désir et l'espérance se situent dans des régions tout à fait distinctes de la vie spirituelle. Le contraire de l'espoir, ce n'est pas la crainte, c'est un état d'accablement qui peut d'ailleurs se présenter sous des espèces psychologiques assez variables. Mais on peut dire d'une façon tout à fait générale que cet état est celui d'un être qui n'attend rien ni de lui-même, ni des autres, ni de la vie. Il n'y a rien là qui ressemble à la crainte, mais bien plutôt comme une immobilisation de la vie qui se glace pour ainsi dire. Il peut d'ailleurs se faire que l'être humain se complaise dans cet état, et c'est précisément ce que nous observons chez certains nihilistes contemporains. La crainte est au contraire liée à une attente, comme le désir lui-même.
Mais, alors, en quoi consiste la différence entre le désir et l'espérance ? Nous serons en mesure de le préciser si nous nous rappelons que l'espérance est regardée dans l'éthique chrétienne comme une vertu, de même que la foi et la charité. Comment ceci est-il possible ? On pourrait d'abord remarquer que l'espérance est apparentée au courage. Mais de quel courage s'agit-il ? C'est en effet là une notion beaucoup plus ambiguë qu'on ne le croit d'ordinaire. Comme le dit un de mes personnages, on peut être courageux devant la souffrance, ou même devant la mort, et ne pas l'être devant le jugement, c'est-à-dire devant l'idée que l'autre risque de se former de nous. On pourrait dire que, dans tous les cas, le propre du courage c'est d'affronter. Mais dans le cas qui nous occupe, affronter c'est en quelque façon nier, ou plus exactement néantiser, pour employer un mot forgé par Sartre et qui n'a guère d'équivalent : il signifie en somme traiter activement quelque chose comme n'étant pas ou ne comptant pas. Le soldat qui brave la mort se comporte comme si la mort n'entrait pas en ligne de compte. Il y a d'ailleurs là une nuance très subtile qu'il faut mettre en évidence. La bravoure ne consiste nullement à se faire des illusions sur une situation donnée, elle est au contraire à son comble là où la lucidité elle-même est la plus grande. On serait d'abord tenté de dire qu'il s'agit donc ici d'une négation portant sur la valeur et non sur l'existence. Toutefois nous avons pu déjà pressentir que l'opposition entre existence et valeur ne peut pas être regardée comme absolue. Et c'est au fond justement cette opposition que l'espérance transcende, que même, en un certain sens, elle nie. Celui qui espère l'avènement d'un monde où régnera la justice ne se borne pas à affirmer qu'un tel monde est infiniment préférable à un monde injuste. Il proclame que ce monde sera, et c'est en cela qu'elle est prophétique. Mais nous voyons par là plus distinctement en quoi consiste le courage qui est le ressort de l'espérance.
Réfléchissant au cours de la dernière guerre sur ses caractéristiques et évoquant la condition tragique des prisonniers, je fus amené à me demander si, en dernière analyse, l'espérance ne pouvait pas toujours être regardée comme une réaction active contre un état de captivité. Peut-être ne sommes-nous capables d'espérer que dans la mesure où nous nous reconnaissons d'abord comme captifs, cette servitude pouvant d'ailleurs se présenter sous des aspects très divers, tels que la maladie ou l'exil (on comprendra par là pourquoi dans certains pays où la technique sociale est poussée très loin, où une sorte de confort est assuré à tous, l'espérance s'étiole et avec elle la vie religieuse tout entière. La vie s'immobilise, et un ennui invincible se répand partout). L'espérance serait donc liée à un certain tragique. Espérer, c'est porter en moi l'assurance intime que, quelles que puissent être les apparences, la situation intolérable qui est présentement la mienne ne peut pas être définitive, elle doit comporter une issue. Mais ici, quelques remarques complémentaires sont indispensables.
D'abord, et c'est peut-être l'essentiel, cette assurance ne peut pas être simplement plaquée sur de l'inerte. L'être qui espère est comme intérieurement actif, bien qu'il ne soit pas facile de définir la nature de cette activité. Il semble bien que ce soit cette fois encore l'inter-subjectivité qui nous donne le mot de l'énigme. Rappelons-nous ce que fut l'expérience de ceux qui, sur un territoire provisoirement asservi, persistèrent à espérer la libération. Espérer, ce n'était pas espérer pour soi tout seul, c'était répandre cette espérance, c'était entretenir une certaine flamme autour de soi. Il faut aller plus loin : c'est probablement à cette seule condition que chacun arrivait à la garder vivante au fond de lui-même. Mais, nous le savons déjà, la réalité personnelle de chacun est elle-même inter-subjective. Chacun trouve en soi un autre lui-même qui n'est que trop enclin à s'abandonner et à désespérer, en sorte que dans sa propre cité intérieure il est tenu de déployer les mêmes efforts que dans la zone soi-disant extérieure où il est en communication avec son prochain. Le malade qui espère ne souhaite pas simplement guérir, il ne se borne pas à dire : je voudrais guérir, il s'affirme à lui-même : tu guériras, et c'est à cette condition expresse qu'une telle espérance peut dans certains cas devenir un facteur réel de guérison. On objectera à vrai dire que c'est là une pure et simple auto-suggestion, et poursuivant l'offensive on déclarera que cette auto-suggestion ne change pas de nature lorsqu'elle se prolonge au dehors. Mais il faudrait faire affleurer ici les postulats auxquels demeure attaché celui qui met cet accent dépréciateur sur l'auto-suggestion. Il l'oppose en fait comme une opération simplement illusoire, je dirai volontiers comme une auto-mystification, à ce qui serait un processus réel se poursuivant d'une façon autonome ; encore faut-il remarquer que, même en parlant d'autosuggestion, on attribue une certaine efficacité empirique à cette opération dépréciée, et nous serons en droit de demander comment on prétend rendre compte de cette efficacité elle-même, de cette implantation dans le réel.
Mais ce n'est pas assez dire. Dans la mesure même où l'idée de suggestion est une idée distincte, il est extrêmement douteux qu'elle réponde à la réalité qui est ici visée. L'auto-suggestion consiste, en somme, à se crisper sur une certaine représentation, on ne peut guère la concevoir que comme une contracture psychique. L'espérance présente au contraire les caractères d'une détente, elle suppose un temps ouvert par opposition au temps clos de l'âme contractée, mais ceci ne s'éclaire, semble-t-il, qu'en fonction de la notion même qu'on se forme de l'espérance, et nous retrouvons dans ce nouveau contexte ce qui a été dit précédemment de la conversion, car celle-ci semble bien consister dans le passage à quelque degré incompréhensible du temps clos au temps ouvert. On pourrait d'ailleurs montrer que ce temps clos n'est pas nécessairement celui du désespoir qui ne voit rien devant lui et n'attend rien de personne, mais aussi bien celui de l'homme enfermé dans le cercle des tâches journalières, de ce qu'on pourrait appeler une routine aveuglante. Peut-être est-il désespéré, mais il ne le sait pas, il ne prendra conscience de ce désespoir que lorsqu'il se sera dégagé suffisamment de cet étau pour en prendre conscience.
Il est à croire cependant que certains, ne maîtrisant plus leur impatience, nous demanderont ce que c'est que cette espérance et sur quoi elle porte : est-ce sur une solution terrestre de nos difficultés ? Est-ce au contraire sur un développement dans l'invisible et qui ne s'amorcera peut-être qu'à la mort ? Mais, dans le premier cas, l'espérance risque toujours de se voir infliger le plus cruel démenti ; dans le second, elle débouche sur de l'invérifiable. Il nous sera toujours permis d'y voir une simple mystification, même une véritable imposture.
Il semble qu'il faille d'abord répondre ceci : espérer ce n'est pas essentiellement espérer que... au lieu que désirer c'est toujours désirer quelque chose. J'ai écrit quelque part que l'espérance est comme l'étoffe dont notre âme est faite. Mais ne serait-il pas possible que l'espérance fût un autre nom de l'exigence de transcendance ou qu'elle fût cette exigence même, pour autant qu'elle est le ressort secret de l'homme itinérant ? Alléguera-t-on que l'espérance ainsi conçue se confond avec la vie elle-même ? Mais prenons garde : l'idée de vie elle-même est ambiguë. Elle peut désigner un simple processus qui donne lieu à description et à analyse. Même des êtres humains peuvent être réduits à une condition en quelque sorte végétative ; biologiquement parlant, ils vivent, mais spirituellement, ils sont morts.
Nous nous trouvons cependant ici en présence d'un certain paradoxe, je veux dire qu'au moins en ce qui concerne l'homme, la vie, même diminuée et en quelque sorte dégradée, semble devoir conserver un certain caractère sacré, sans quoi il n'y aurait aucune raison de ne pas regarder comme légitimes les procédés auxquels les partisans de l'euthanasie prétendent recourir vis-à-vis des incurables. Les protestations qu'éveillent ces procédés chez la plupart des êtres civilisés me semblent devoir être regardées comme un signal d'alarme destiné à nous retenir sur une pente sur laquelle l'homme contemporain risque de se laisser glisser. C'est justement le rappel à la conscience de l'élément sacré qui s'attache à une existence humaine, quelle qu'elle soit. On pourra bien entendu soutenir qu'il n'y a là qu'une survivance, et que la raison est tenue de mettre en lumière le caractère suranné de cette conscience sacrale. Ici encore nous nous trouvons en présence d'une option radicale. Mais, ce que la réflexion permet de voir distinctement, c'est que, si cette conscience s'affaiblit, la voie se trouve frayée aux plus terribles abus. Il faut donc reconnaître, semble-t-il, que nous sommes ici en présence d'un certain absolu à reconnaître, si forte que puisse être la tentation de le refuser.
Il semble ressortir de tout ce qui vient d'être dit que nous devons à la fois constater l'ambiguïté profonde ce que nous appelons la vie et en même temps proclamer, dans une nuit d'ailleurs presque complète, l'incompréhensible unité des aspects que nous avons d'abord cru devoir dissocier. Cette unité, c'est en l'interprétant comme expression d'un don divin que nous l'interpréterons de la façon, semble-t-il, la moins inadéquate. Mais peut-être faut-il attribuer à cette interprétation une portée surtout négative ; elle est avant tout le rejet d'une représentation objectivante, même si le langage dont nous sommes contraints de nous servir semble inévitablement porter les traces d'une semblable représentation.
On pourrait encore recourir ici à un mythe tel que celui du phénix, et dire que toute vie contient en soi une promesse de résurrection. L'acte par lequel je la supprime, si motivé qu'il puisse être, implique peut-être la prétention sacrilège d'interrompre un certain cycle, ou même la volonté d'y mettre un terme absolu. Tuer, c'est d'abord vouloir supprimer, c'est traiter comme sujet à la destruction ce qui est peut-être en soi indestructible ; c'est donc vraisemblablement un acte à la fois sacrilège, il faut le répéter, et profondément absurde. Et peut-être voit-on plus clairement par ce biais en quoi l'espérance s'apparente à la vie, considérée non dans ses manifestations, mais dans son essence qui est peut-être une certaine pérennité. Un monde tel que le nôtre, où le meurtre se généralise dans des proportions à peine croyables, un monde qui apparaît comme foncièrement criminalisé est nécessairement de plus en plus imperméable à l'espérance. Ceci risque d'apparaître à certains comme un truisme, mais à d'autres comme un paradoxe presque insoutenable. C'est seulement sur ce second point qu'il convient d'insister ici.
En apparence, dans les pays totalitaires, qui font aujourd'hui la loi, on prétend être obligé de sacrifier des générations entières pour assurer l'instauration d'une société juste. Mais alors, l'espérance n'est-elle pas ici à son comble ? Il faut répondre qu'il y a là un effroyable mensonge, et que c'est le désespoir qui se présente ici sous le masque de l'espérance ; c'est donc justement ce masque qu'il faut lui arracher. Une fois de plus nous devons reconnaître ici l'existence de connexions secrètes que nous avons, à vrai dire, toujours le pouvoir de rompre, mais sans que cette rupture abolisse la valeur même qu'on a la prétention de sauver isolément. Un avenir humain édifié sur l'extermination délibérée de millions d'individus ne peut être que corrompu en son principe même, et cet avenir-là de tout notre être nous avons à le refuser. Que faut-il entendre au juste par ce refus ? Il ne s'agit aucunement d'articuler des professions de foi ou de signer des manifestes, car ce ne sont là que des gestes. C'est une complicité, même si elle est silencieuse, que nous avons à refuser, et ceci veut dire que notre action doit se situer dans une tout autre dimension.
Nous aurons, dans la leçon qui conclura cette dernière série, à nous efforcer de préciser ce que peut et doit être cette dimension, et à montrer qu'il s'agit aujourd'hui pour l'homme de retrouver le sens de l'éternel et de s'opposer à tous ceux qui prétendent orienter sa vie en fonction d'un prétendu sens de l'histoire.
Gabriel Marcel, in Le Mystère de l’Être (II)



1. La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur
Qui s'agite et parade une heure, sur la scène,
Puis on ne l'entend plus. C'est un récit
Plein de bruit, de fureur, qu'un imbécile raconte
Et qui n'a pas de sens. [ndvi]