samedi 16 avril 2016

En sauvant... Marie-Hélène Congourdeau, Faute et rédemption chez Dostoïevski

Le monde de Dostoïevski est radicalement chrétien, non seulement parce que ses personnages sont baptisés et parlent du Christ, mais surtout parce qu'il se situe au cœur du mystère chrétien : celui de la nature humaine déchue, blessée, en proie au Prince de ce monde, mais rachetée, pardonnée et aimée par le Fils de Dieu crucifié et ressuscité. Le caractère absolu des personnages russes, qui peuvent paraître outrés à nos yeux d'occidentaux, met à nu, en relief, le drame du cœur humain écartelé entre la convoitise de Satan et le désir de Dieu, mais libre de se donner à l'un ou à l'autre. C'est le diable qui lutte avec Dieu et le champ de bataille est le cœur de l'homme, dit Dmitri Karamazov (Les Frères Karamazov, livre II, chapitre 3) 1.

LE PARRICIDE RELIGIEUX.
À l'origine du péché est le refus de regarder Dieu comme un Père. Au début de la Genèse, au Créateur épris de son œuvre (« Et Dieu vit que cela était bon »), le serpent oppose la caricature d'un despote qui n'a créé que pour affirmer sa domination (Genèse 3, 1-5).
Pour déjouer la souveraineté contraignante de ce Dieu-despote, il suffit de s'égaler à lui, de devenir « comme les dieux » en connaissant et en décidant soi-même le Bien et le Mal. La loi morale, qui n'est pas reconnue comme les douces attaches, les liens d'amour d'un Père apprenant à marcher son enfant 2, mais comme la coercition d'un maître sur ses esclaves, est niée au nom de valeurs supérieures. Ainsi Ivan Karamazov :
Ce n'est pas Dieu que je refuse, comprends-le bien, c'est l'univers créé par lui, c'est l'univers de Dieu que je n'accepte pas et que je me refuse à accepter... À quoi bon connaître le bien et le mal quand il en coûte tant ? Tout l'univers de la connaissance ne vaut pas alors les larmes du petit enfant vers le « Bon-Dieu »... Et si les souffrances des enfants ont servi à compléter la somme des souffrances nécessaires à gagner la vérité, alors j'affirme d'avance que la vérité tout entière ne vaut pas un tel prix.
(Les Frères Karamazov, V, 3 et 4)
Le Surhomme
Si l'on refuse de recevoir de Dieu la règle du jeu, si l'on est soi même juge du Bien et du Mal, alors on est comme Dieu, égal à lui : Raskolnikov, le héros de Crime et Châtiment, en tuant la vieille usurière, veut se prouver qu'il est un surhomme, supérieur à la loi commune : en tuant l'autre, il tue Dieu 3. Dans Les Possédés, Kirilov veut devenir Dieu en se tuant soi-même, montrant par là qu'il est plus grand que la peur de la mort :
Celui qui vaincra la souffrance et la terreur, celui-là sera lui-même Dieu. Quand à l'autre Dieu, il n'existera plus.
Donc ce Dieu-là existe d'après vous ?
Il n'existe pas, mais il est la souffrance de la peur de la mort. Celui qui vaincra la souffrance et la peur sera lui-même Dieu... Celui qui ose se tuer est Dieu.
(Les Possédés, 1ère partie, chapitre 3, § 8)
Dieu étant mort, il n'y a plus de loi morale. « Tout est permis » proclame Ivan Karamazov. Stavroguine, héros des Possédés, est au-delà du Bien et du Mal :
C'est à ce moment, tandis que je buvais du thé et bavardais avec ma bande, que je pus me rendre compte très nettement, pour la première fois de ma vie, que je ne comprenais pas et ne sentais pas le Bien et le Mal ; que non seulement, j'en avais perdu le sentiment, mais que le Bien et le Mal, en soi, n'existaient pas (cela m'était fort agréable), n'étaient que des préjugés, que je pouvais certainement me libérer de tout préjugé, mais que si j'atteignais à cette liberté, j'étais perdu.
(Ibid., III, 9, 2)
Les fruits de la chair
De ce péché métaphysique, fondamental, découle tout le reste. On sait bien ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie, haine, discorde, jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions, sentiments d'envie, orgies, ripailles et choses semblables (Galates 5, 19-21). Tous les romans de Dostoïevski illustrent les conséquences du « Tout est permis » : débauche de Stavroguine, du vieux Karamazov qui vole l'héritage de ses fils parce que, dit-il « quand je vieillirai, je deviendrai répugnant et elles (les femmes) ne voudront plus de moi de leur plein gré », haines et jalousies d'Ivan et Dmitri Karamazov à cause de Katia Ivanovna, de Dmitri et de son père à cause de Grouchenka ; assassinat de la vieille usurière par Raskolnikov, de Chatov par Piotr Verkhovenski, de la femme de Stavroguine, sans que ce dernier s'y oppose...
Le Parricide
Le parricide est le crime qui résume tous les crimes. Il est le symbole du parricide religieux décrit plus haut, le refus foncier de la paternité.
Tout le monde en Russie, depuis Bélinski, sait que le commandement « Tu honoreras ton père et ta mère » est immoral, disent les révolutionnaires des Possédés, et leur chef, Piotr Verkhovenski traite lui-même son père, Stepane Trofimovitch, avec le dernier mépris : Tu as été un parasite, c'est-à-dire un laquais bénévole. Nous sommes trop fainéants pour travailler mais nous avons les dents longues... ; il va jusqu'à la négation de sa paternité : Après tout, qu'est-ce que ça peut te faire que je sois ton fils ou celui du Polonais... Et devant la malédiction paternelle : Est-il possible de proférer de pareilles bêtises ?
Le meurtre du père Karamazov, quel qu'en soit l'auteur, est présenté comme un parricide, et jugé comme tel au procès final. Chacun des frères Karamazov y a sa part, volontaire ou non. Tout d'abord Smerdiakov, le fils naturel qui a lui-même porté le coup ; Dmitri ensuite qui, s'il a été « préservé par Dieu et la prière de sa mère », au moment fatal, a désiré de tout son cœur la mort de son père (« Pourquoi un tel homme vit-il ? Ibid., II, 6) ; Ivan surtout a inspiré à Smerdiakov, sans le vouloir et comme malgré lui, l'intention du crime.
Si ce n'est pas Dmitri qui a tué, mais Smerdiakov, je suis certes solidaire avec lui, car je l'y poussais. L'y poussais-je vraiment, je ne le sais pas encore. Mais si seulement c'est lui qui a tué, et non Dmitri, alors, bien entendu, je suis un assassin. C'est d'ailleurs ainsi que Smerdiakov le comprend : C'est vous qui avez tué, c'est vous le principal assassin, et moi je n'ai été que votre acolyte, votre fidèle serviteur, c'est selon vos suggestions que j'ai accompli la chose. Seul, le dernier fils, Aliocha, est innocent du crime, mais cette innocence est ambiguë, car, à plusieurs reprises, il pressent en son sang de Karamazov le parricide à venir. Rakitine lui dit : Ces trois jouisseurs-là (Dmitri, Ivan et le vieux) s'épient maintenant mutuellement,... le couteau dans la botte. Ils sont trois à s'être heurtés de front et toi, tu es peut-être le quatrième (Ibid., II, 7).
Le désordre du Tout est permis aboutit à un échec humain. Ivan connaît le désespoir en apprenant qu'il est un assassin. Stavroguine n'est capable ni d'aimer ni de haïr : J'ai partout essayé ma force, ... mais à quoi appliquer cette force ? Maintenant comme toujours, je puis avoir le désir de faire une bonne action, et j'y trouve du plaisir ; et à côté de cela, j'ai envie de commettre une mauvaise action et j'y goûte le même plaisir. Mais l'un et l'autre sentiments sont toujours mesquins, jamais forts (Les Possédés, III, 8). Ces deux personnages sont possédés du « triste démon de l'ironie (Les Possédés I, 5-6 ; Les Frères Karamazov XII, 8). La place vide du père tué est intolérable ; il faut remplacer le père : c'est alors qu'apparaissent des perversions de la paternité.
Le grand Inquisiteur
La légende du grand Inquisiteur inventée par Ivan Karamazov est un sommet de la réflexion religieuse de Dostoïevski. Elle nous présente, en négatif, l'amour de Dieu pour l'homme dont il respecte la liberté. Le grand Inquisiteur reproche au Christ d'avoir repoussé les tentations de Satan au désert et d'avoir accablé les hommes du fardeau de la liberté :
Tu as souhaité le libre amour de l'homme pour qu'il te suivit librement, séduit et captivé par toi. Au lieu de l'ancienne loi solide, l'homme devait décider lui-même d'un cœur libre ce qui est le bien et ce qui est le mal, n'ayant pour seul guide que ton image devant lui ; mais est-il possible que tu n'aies pas prévu qu'à la fin il rejettera et contestera même ton image et ta vérité, si on l'accable sous un fardeau aussi terrible que la liberté du choix ?
Repoussant les exigences du Dieu d'amour, les hommes se pressent sous la houlette du grand Inquisiteur qui leur procure le pain terrestre (1ère tentation), la certitude par le miracle (2ème tentation), l'unité sous un seul chef (3ème tentation) : Nous les convaincrons qu'ils ne seront libres qu'en abdiquant leur liberté entre nos mains et en se soumettant à nous. Ayant secoué la tutelle divine comme une aliénation de sa liberté, l'homme aboutit à la destruction de toute liberté (Les Frères Karamazov, V, 5).
La légende du grand Inquisiteur trouve sa réplique sur le plan temporel dans le système socialiste imaginé par Chigaliev dans Les Possédés : Un dixième (de l'humanité) obtiendra la liberté absolue et une autorité illimitée sur les neuf autres dixièmes qui devront perdre leur personnalité et devenir en quelque sorte un troupeau. Ce troupeau irresponsable connaîtra le Paradis terrestre : partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme illimité dit Chigaliev, résumant magistralement le paradoxe de la liberté sans Dieu (Les Possédés, II, 7, 2).
La Fausse paternité
Sur le plan individuel, la paternité est singée par l'emprise d'une forte personnalité sur une plus faible. Caricature du père spirituel, Stavroguine dévoie à la fois Chatov et Kirilov, enseignant au premier la foi dans la sainte Russie, au second la négation de toute foi. « Tandis que vous implantiez dans mon cœur Dieu et la patrie, vous empoisonniez en même temps le cœur de ce malheureux, de ce maniaque Kirilov » (id., II, 1, 7). Ivan Karamazov domine l'esprit de Smerdiakov :
Tout est permis, reprend Smerdiakov devant Ivan, ça c'est vrai que vous me l'enseigniez, vous me disiez alors beaucoup de choses comme ça ; car si le Dieu éternel n'existe pas, il n'y a pas non plus de vertu, on n'en a alors nul besoin. Vous le disiez sérieusement. C'est ce que j'ai conclu.
Tu y es arrivé tout seul ? demanda Ivan en le regardant de travers.
Sous votre direction !
(Les Frères Karamazov, XI, 8)
Le désespoir de Stavroguine, la folie d'Ivan, sont un enfer froid où règne le Prince de ce Monde, l'esprit terrible et lucide, l'esprit du néant et de la destruction de soi-même, comme l'appelle le grand Inquisiteur. Ce n'est pas un hasard si ces personnages sont tous les deux possédés du démon qui leur apparaît au cours d'hallucinations, mais jamais extérieur à eux-mêmes : C'est moi-même sous différents aspects, dit Stavroguine, et Ivan : Tu es ma propre incarnation, l'incarnation d'une seule part de moi-même, du reste... de mes pensées et de mes sentiments les plus vilains et les plus stupides seulement (Les Possédés, III, 9, 1 ; Les Frères Karamazov XI, 9). Mais la matérialisation du Diable sous un aspect montre que ces deux personnages font encore nombre avec lui. Il n'en est pas de même pour Piotr Verkhovenski qui, lui, n'est pas seulement possédé mais diabolique : comme le serpent de la Genèse, il fait croire aux conjurés que Chatov les trahit ; comme le père du mensonge il est mensonge, dépourvu de tout sentiment humain, et sa monstrueuse idolâtrie pour Stavroguine n'est que le reflet du besoin, pour le diable-parasite, pour le Mal-Néant, de s'incarner dans un être pour exister. Sans vous je ne suis qu'une mouche, une idée dans une cornue, Colomb sans Amérique. Satan a complètement pris possession de ce fantoche, que se meut dans un froid total.

LE SALUT DES ENFANTS DE DIEU.
C'est au fond de cet enfer que Dieu va rechercher sa créature. Car des profondeurs monte vers lui le cri des hommes tombés. Ainsi Dmitri Karamazov :
Tout maudit, tout bas et lâche que je suis, je baise aussi le bord de la robe que revêt mon Dieu ; j'ai beau suivre le Diable, je suis aussi ton fils, Seigneur, et je t'aime, et j'éprouve la joie sans laquelle le monde ne saurait subsister.
(Les Frères Karamazov, XI, 8)
Ne me juge pas car je t'aime, Seigneur ! Je suis vil, mais je t'aime : si tu m'envoies en enfer, là-bas aussi je t'aimerai et de là-bas, je clamerai que je t'aimerai aux siècles des siècles.
(Id., VIII, 6)
On songe à la parole entendue par Silouane, moine russe du mont Athos, au début de notre siècle : Garde ton âme en enfer, mais ne désespère pas. C'est cet amour qui saisit aussi le vieux Stepane Trofimovitch lorsqu'ayant tout quitté, il découvre l'Évangile au bout de sa route errante :
Mes amis, Dieu m'est nécessaire parce que c'est le seul être que l'on puisse aimer réellement.
(Les Possédés III, 7, 2)
Ces âmes perdues sont sauvées parce qu'au fond de l'abîme elles attendent la Descente aux Enfers du Dieu qui les ressuscitera.
Dieu le Fils
Le Christ, le vrai Fils, est celui qui reconnaît parfaitement le Père. Aux tentations de l'esprit mauvais (« Si tu es le Fils de Dieu... »), il oppose sa totale remise entre les mains de son Père : il en attend le pain terrestre et céleste ; il lui donne sa confiance sans preuves miraculeuses ; il reconnaît l'unique adoration (Matthieu 4, 1-11). Sur la Croix, il aime le Père sans le secours des consolations sensibles (« Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné »). Fils jusqu'au bout, se recevant du Père et se remettant à lui : « Père, en tes mains, je remets mon esprit ». Par le sacrifice de la Croix, le Fils Parfait rétablit les hommes dans la filiation divine, leur rendant la possibilité du libre amour filial.
La souffrance, chez Dostoïevski, est toujours regardée comme une participation à ce sacrifice de la Croix, c'est pourquoi elle peut être rédemptrice.
Le bagne
Le bagne n'est pas, chez Dostoïevski, un châtiment désespérant, mais le moyen du rachat du criminel : Raskolnikov n'est sauvé que lorsque, ayant connu l'amour par Sonia, il se livre au juge pour expier son crime en souffrant.
Mais la souffrance n'est rédemptrice que si elle est acceptée librement ; c'est pourquoi Aliocha aide son frère Dmitri à s'évader sur le chemin du bagne :
Tu n'es pas prêt et une pareille croix n'est pas pour toi. Bien plus : tu n'as même pas besoin, toi qui n'es pas prêt, de cette croix de martyr. Si tu avais tué ton père, je regretterais que tu la refuses, mais tu es innocent et cette croix est trop lourde pour toi ! Par la souffrance, tu voulais faire naître en toi un autre homme ; à mon avis, ce qu'il faut seulement, c'est que toute ta vie, et où que tu puisses fuir, tu te souviennes de cet autre homme, et cela suffira.
(Les Frères Karamazov, Épilogue, 2)
La folie
Le destin d'Ivan Karamazov est ambigu : lui aussi connaît la souffrance car il devient fou au moment de s'accuser du meurtre de son père. Cette folie ressemble beaucoup à celle où Bernanos fait sombrer l'abbé Cénabre, lui aussi possédé, à la fin de La joie. Peut-on penser que, de la même façon, Ivan est sauvé du Diable par son sacrifice (car il s'accuse au procès, même si personne ne le croit), quoique perdu aux yeux des hommes ? Le Diable n'a plus de prise sur l'homme rendu irresponsable par la folie ; en s'accusant, Ivan reconnaît la vacuité du Tout est permis et retrouve le Père, comme Cénabre :
Madame, êtes-vous en état de réciter le Pater ?
Oui, monsieur l'abbé, fit-elle humblement. Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom...
Il avait posé sa main sur son bras, elle le sentait peser de plus en plus.
Répétez, dit-il avec douceur, ... je ne peux pas.
Notre Père qui êtes aux cieux, commença-t-elle doucement, avec l'accent du pays d'Auge.
PATER NOSTER, dit Cénabre d'une voix surhumaine. Et il tomba la face en avant.
(Bernanos, La Joie, fin)
La paternité spirituelle
La paternité naturelle étant un échec (indignité du vieux Karamazov, de Stépane Trofimovitch), c'est par la paternité spirituelle que l'on retrouve le sens de la paternité divine.
C'est Chatov qui envoie Stavroguine vers l'évêque Tykhon, et il y va avec l'espoir d'être sauvé, comme s'accrochant à une dernière planche de salut. Mais il ne quitte l'évêque que pour se pendre : l'entretien ne débouche pas sur une relation de filiation. Peut-être y a-t-il maladresse de la part de Tykhon, dont la sainteté n'est pas assez grande pour sauver cette grande âme déchue (Le malheureux — Tykhon — n'avait pu se contenir et s'était mis parler de ce qu'il eût mieux valu taire). Mais c'est surtout Stavroguine qui se dérobe au salut, parce qu'il est tiède, selon la parole de l'Ange à l'Église de Laodicée (Apocalypse 3, 14). Il ne peut trouver comme Raskolnikov la rédemption par la souffrance : Ce qui domine dans ce document (la Confession qu'il fait lire à Tykhon), c'est le besoin terrible et sincère du châtiment ; le besoin de la Croix, du supplice public. Mais cette soif de crucifiement torture un être qui n'a pas foi dans la Croix. Mais il est aussi impuissant à s'offrir au pardon de l'enfant prodigue : il refuse de jouer le jeu ; d'accepter de Tykhon une pénitence autre que celle, stérile, nous l'avons vu, qu'il s'est choisie. La pénitence salvatrice offerte par Tykhon est justement cette soumission à un père spirituel :
Je connais un vieillard,... un ermite, un ascète d'une sagesse chrétienne telle que ni vous ni moi ne pouvons le concevoir... Allez auprès de lui, soumettez-vous à son autorité pendant cinq ou sept ans...
Cette proposition provoque le départ de Stavroguine qui refuse le seul chemin du salut, celui de la filiation. Il se pend, comme Smerdiakov, comme Judas.
En parallèle avec cet échec, nous avons, dans les Frères Karamazov, le couple Zosime-Aliocha qui illustre la parfaite réussite d'une filiation spirituelle. C'est la sainteté du staretz Zosime, autant que la soumission d'Aliocha, qui réalise cette filiation :
Le staretz est celui qui prend votre âme, votre volonté dans son âme et sa volonté à lui. Ayant élu un staretz, vous abdiquez votre propre volonté et la lui remettez en obéissance complète, avec un renoncement total de vous-même.
(Les Frères Karamazov I, 5)
Le staretz Zosime est un saint ; il lit dans les cœurs, il enseigne ; il guérit, il rayonne de la joie pascale. Il a trouvé en Aliocha un fils chéri : Quant à toi, Alexis, bien des fois dans ma vie, je t'ai béni pour ton visage, sache-le (Ibid., VI, 1). Et, Aliocha, fils d'un père dénaturé, a retrouvé dans le staretz l'image du Père. Sa soumission lui est totale, non pas obéissance servile, mais tendresse filiale :
Dans tout cela et avant tout, au premier plan, il y avait pour lui une figure, et une figure seulement : celle de son staretz bien-aimé, la figure du juste qu'il vénérait jusqu'à l'adoration.
(Ibid., 7, 3)
Après la mort de Zosime, cette « figure de son staretz bien-aimé » reste pour lui le signe, l'icône de l'amour divin, et c'est pourquoi lui-même peut devenir pour les autres icône : J'aime ton visage, Aliocha, dit son frère Dmitri. Et Grouchenka : Ton visage s'est gravé dans mon cœur.
Les fruits de l'Esprit
Mais le fruit de l'Esprit est charité, joie, paix, longanimité, maîtrise de soi (Galates 5, 22-23).
Aliocha, par sa relation filiale au staretz, est sauvé de la nature des Karamazov. Il retrouve une relation vraie à son père naturel : seul, il l'aime et en est aimé. Il est semblable aux petits enfants qui sont ses amis.
Sauvé, Aliocha est aussi sauveur : il rapproche ses deux frère Dmitri et Ivan ; il réconcilie les deux enfants, Ilioucha et Kolia ; il donne une raison de vivre à Ivan (il me suffira, Aliocha, de savoir que tu existes quelque part par là et je ne perdrai pas encore le désir de vivre (Id., V, 5). Il régénère Grouchenka, fille perdue :
J'ai toute ma vie attendu quelqu'un comme toi, Aliocha ; je savais que quelqu'un viendrait et me pardonnerait.
(Ibid., VII, 3)
Et Grouchenka, à son tour, peut rendre à l'amour de Dmitri sa pureté :
Allons labourer la terre, toi et moi... Aliocha l'a ordonné. Ce n'est pas une maîtresse que je serai pour toi, je te serai fidèle.
 (Ibid. VIII, 8)

LE ROYAUME DES CIEUX
Aliocha, fils et sauveur à l'image du Christ, est le saint qui redonne espoir aux pécheurs et leur rouvre les portes du Royaume des Cieux. Près du cercueil du staretz, alors que le Père Paisius lit l'évangile des Noces de Cana, Aliocha a la révélation du Royaume : il voit en songe la salle des noces, le Christ qui change l'eau en vin et appelle les invités au festin, et le staretz, transfiguré, buvant le vin nouveau de l'allégresse. Et de même que le staretz mort lui a révélé la joie du Royaume, de même Aliocha peut enseigner aux enfants, après l'enterrement du petit Ilioucha :
Nous ressusciterons certainement, nous nous reverrons certainement, et gaiement, joyeusement, nous nous raconterons tout ce qui nous est arrivé.
(Ibid., Épilogue 3)

Marie-Hélène CONGOURDEAU, in Résurrection n°40 (1972)


1. Étant données l'immensité de l'espace dostoïevskien et la place fondamentale qu'y tiennent le péché et la Rédemption, on nous pardonnera de n'en traiter qu'un aspect, essentiellement à partir de deux romans : Les Possédés et Les Frères Karamazov. Pour une étude plus développée, on se reportera à N. Berdiaeff, L'Esprit de Dostoïevski, Plon, 1932, et à P. Evdokimov, Gogol et Dostoïevski, ou la Descente aux Enfers, D.D.B., 1961. Signalons aussi A. Besançon, Le Tsarévitch immolé, Plon, 1967.
2. cf. Osée, 11, 3-4 : Moi, pourtant, j'apprenais à marcher à Ephraim, je les prenais dans mes bras ; et ils n'ont pas compris que je prenais soin d'eux ! Je les menais avec des douces attaches, avec des liens d'amour ; j'étais pour eux comme celui qui élève un nourrisson tout contre sa joue, je me penchais sur lui et lui donnais à manger.
3. Les termes nietzschéens ne sont pas fortuits. Plus qu'au « Dieu n'existe pas » de l'athéisme rationaliste, c'est au « Dieu est mort » de Nietzsche que se réfèrent inconsciemment les révoltés de Dostoïevski. La négation de Dieu entraîne la vacuité de la morale pour le surhomme qui se situe par-delà le Bien et le Mal. Il ne semble pas que Dostoïevski ait connu son contemporain Nietzsche, pas plus que Marx, ni bien sûr Freud. Mais son génie intuitif lui fit éprouver toutes les « maudites questions éternelles » qui secouaient son époque. Selon son expression, c'est par le creuset des doutes qu'est passé son Hosannah.