dimanche 12 juin 2016

En historiant... Pierre Gaxotte, L'Église et la Croisade


La seule théorie sociale reconnue dans la France du Moyen-âge n'est pas une théorie du changement. Au contraire. On constate l'ordre des choses établi depuis un temps que l'on croit immémorial et l'on s'y tient. Depuis l'évêque Adalberon, contemporain d'Hugues Capet, jusqu'au prédicateur Jacques de Vitry, contemporain de Philippe-Auguste, les publicistes d'église ont donné à cette idée une redoutable rigueur.
Par la volonté divine, la société est divisée en trois classes ou castes qui ont chacune leur fonction propre et qui sont toutes trois nécessaires : les prêtres qui sont chargés de prier et de conduire les hommes au salut ; les nobles qui défendent la nation au péril de leur vie et qui doivent faire régner la justice ; le peuple des bourgs et des campagnes qui est tenu de nourrir par son travail les deux classes supérieures et de pourvoir à tous leurs besoins. Parfois, la théorie prend une tournure métaphorique. La société est comme un corps humain dont les prêtres sont la tête et les yeux, les nobles les bras et les mains, le peuple les jambes et les pieds. Cet ordre a été établi une fois pour toutes. Les excès, les misères, les scandales proviennent uniquement de la faiblesse et de l'orgueil des hommes. Tout irait bien si les grands pratiquaient la charité et si les petits remplissaient leur tâche avec conscience, sans prétendre sortir de leur condition.
D'après les paroles du Christ : « Mon royaume n'est pas de ce monde », « Rendez à César ce qui est César », on pouvait imaginer une société où l'Eglise et le siècle auraient coexisté sans se mêler. L'évolution historique a été contraire. L'Eglise prise dans le système féodal, le religieux et le profane se sont intimement mêlés. À vrai dire, cet amalgame était antérieur même aux invasions : dans la décadence de l'empire romain, l'évêque était devenu le premier citoyen de la cité. Politiquement et socialement, le régime carolingien avait reposé sur la coopération et l'harmonie des pouvoirs civil et religieux. En haut, collaboraient le pape et l'empereur, en bas, l'évêque et le comte.
Au temps féodal, l'évêque est un seigneur qui a des terres, des vassaux, des vilains, des serfs et qui, par l'effet de sa richesse foncière, entre nécessairement dans la hiérarchie. Abstraction faite de la dispense d'hommage que lui accorde le douzième siècle, il ne se différencie guère, en tant que seigneur, du laïque revêtu de la même qualité. Comme lui, il a son château fortifié ; comme lui il a ses officiers domestiques, le sénéchal ou porte-mets, l'échanson, le maréchal pour les écuries, le chambrier ou trésorier, l'écuyer, le panetier ; ses domaines sont administrés comme les siens par des prévôts, des maires, des doyens et des sergents, à la fois fermiers, percepteurs, juges et gardes-champêtres. Et puis ce ne sont pas seulement des prélats qui peuvent être revêtus, à titre personnel, de la dignité seigneuriale, ce sont des personnes morales, des collectivités, des églises, des monastères, qui, pour la défense de leurs intérêts temporels, sont représentés par un fondé de pouvoirs appelé vidame ou avoué.
D'autre part, l'Eglise a sa justice, source abondante de revenus et puissance politique envahissante. Cette justice en effet n'est pas seulement celle qu'un évêque ou un abbé exerce normalement sur son fief en vertu du droit civil ou coutumier, elle est d'ordre canonique et infiniment plus étendue. Elle s'exerce sur les clercs et sur leurs biens pour tous les procès où ils sont mêlés, excepté ceux qui intéressent le lien vassalique, sur les écoliers, sur les croisés, sur les veuves, sur les orphelins et sur tout le peuple chrétien en général, pour les causes relatives aux sacrements (y compris le mariage), aux dîmes, aux biens ecclésiastiques, aux serments, aux testaments, à la sorcellerie, à la magie, au trafic des choses saintes et à l'hérésie. Enfin toute église, tout monastère, constituent un lieu d'asile : le coupable qui s'y réfugie a l'impunité assurée à l'égard de toute juridiction extérieure.
Ajoutons à cela, que le clergé assiste les pauvres et les malades, qu'il préside à tous les actes importants de la vie des fidèles, qu'il est maître d'une grande partie du territoire, que ses domaines sont les mieux administrés, qu'armé de l'excommunication et de l'interdit, il contribue à faire la police, qu'il fournit aux princes le personnel de leurs bureaux, enfin qu'il a seul la garde des connaissances scientifiques et littéraires. Tous les intérêts intellectuels et moraux de la société, une partie importante de ses intérêts matériels lui sont confiés : comment n'occuperait-il pas une situation incomparable ?
L'évêque
Mais aussi il est de son temps. Il en subit l'atmosphère. Les forces de désagrégation qui ont mis en pièces la puissance publique ont morcelé aussi le pouvoir épiscopal. L'évêque n'est plus le chef incontesté de son église. Les chanoines lui disputent la cathédrale, les seigneurs nomment sans lui les curés de villages et retiennent une partie des dîmes, il n'est pas jusqu'à ses collaborateurs les plus directs, les archidiacres, qui n'essaient de se soustraire à son autorité. Certes, une réaction s'annonce mais c'est au profit de deux puissances lointaines, le pape et le roi, dont l'intervention va se faire de plus en plus lourde. Enfin, le clergé est envahi par des hommes que n'appelle aucune vocation.
Les plus puissants barons traitent les sièges épiscopaux comme un bien de famille réservé à l'établissement des cadets. Le duc Richard Ier de Normandie fait de son fils Robert un archevêque de Rouen, de son neveu Hugues un évêque de Bayeux, de son autre fils Jean un évêque d'Avranches, de son petit-fils Hugues un évêque de Lisieux. Comme les mœurs de l'époque tolèrent encore le mariage des prêtres, il arrive quelquefois que l'évêque a femme et enfants. Des dynasties se perpétuent sur le même siège. On vit une femme recevoir un évêché en dot, le mettre en vente et désigner comme titulaire le plus offrant. Guifred de Cerdagne, qui fut archevêque de Narbonne pendant près d'un demi-siècle, avait toujours traité sa province en pays conquis. Le métier lui paraissant bon, il voulut en faire profiter son frère. Il acheta pour lui l'évêché d'Urgel et le paya en vendant à des Juifs les tableaux, les croix, les reliquaires, les patènes et les calices de ses propres églises.
Assurément, ces exemples ne doivent pas être généralisés. Il n'en est pas moins vrai que l'épiscopat présente de singuliers contrastes. Evêques vertueux d'un côté ; évêques brigands de l'autre. Fulbert de Chartres (1007-29) embrassa et enseigna toutes les connaissances de son temps, forma un grand nombre d'écolâtres, d'archidiacres, de doyens, qui avaient pour lui une véritable vénération et qui peuplèrent un grand nombre d'églises en France et dans les pays voisins. Hugues de Salins, archevêque de Besançon (1031) ramena la vie dans la métropole des Séquanes. Il releva les églises et les murailles, ouvrit des écoles, attira sur les rives du Doubs les colons et les marchands qui bâtirent le nouveau bourg. Maurice, fils d'un paysan misérable de la seigneurie de Sully en Orléanais, fut élevé à l'Université de Paris. Il y mena la vie d'étudiant pauvre. On prétendait même qu'il avait mendié son pain et servi de domestique à des écoliers riches. Maître en théologie, chanoine, archidiacre, il devint évêque de Paris en 1160, et gouverna ce diocèse trente-six ans. C'est lui qui a élevé dans l'île la cathédrale Notre-Dame.
Mais voici Mathieu de Lorraine, évêque de Toul (1198-1210). Il appartenait à la famille ducale. Avant son élection, prévôt de l'église de Saint-Dié, il vivait déjà en grand seigneur fastueux et dissolu, dilapidant les revenus de sa charge, terrorisant les chanoines, ses collègues. Devenu évêque, il exploite son diocèse avec tant d'impudence que le chapitre demande au pape sa déposition. Innocent III ordonne d'instruire son procès. La veille du jour où il doit comparaître, Mathieu fait saisir le doyen du chapitre, l'attache à un âne, le promène dans la ville et le jette en prison. Un légat l'excommunie, mais il faut huit ans pour que la déposition devienne effective. Dans l'intervalle, il s'est bâti sur une hauteur, près de Saint-Dié, un château d'où il pille le pays. Le duc de Lorraine, son parent, l'attaque, l'expulse et démolit la tour. Mathieu se retire dans un ermitage en forêt où il vit de chasse et de vol. En 1217, dans le défilé d'Étival, il tend une embuscade à son successeur, l'assaille, le blesse mortellement et s'enfuit en montagne avec ses bagages, les chasubles, les vases sacrés et le Saint-Chrême. Enfin, le duc Thibaud Ier organise une battue en règle, rejoint le meurtrier et le poignarde de sa propre main.
Qu'on ne s'étonne pas que, pour se défendre contre les gens de guerre, les routiers, les pillards mitrés ou non, tant d'églises soient fortifiées, cuirassées d'épais contreforts, avec de hautes murailles et des clochers semblables à des donjons !
Cluny, capitale monastique
Certes, d'une voix lointaine, la papauté tente parfois d'intervenir. À la fin du dixième siècle déjà, on l'entend affirmer qu'en cas d'élections irrégulières ou simoniaques, elle a le droit de désigner et de sacrer elle-même le nouvel évêque. Mais Rome est loin et le pape lui-même est bien souvent un jouet aux mains des barons du Latium. Il fallait un instrument très fort pour extirper les abus qui compromettaient l'autorité papale et pour l'assister ensuite dans ses urgentes besognes de réformation. Cet instrument fut l'ordre de Cluny.
Guillaume d'Aquitaine, comte de Mâcon, son fondateur, avait dans l'acte même de donation (910) décidé que les moines installés sur une de ses terres seraient « soustraits à toute domination temporelle, qu'elle vienne de nous, de nos parents ou même du roi ». Cluny était placé pour n'obéir à personne, dans ce pays de Bourgogne, où l'action du roi et celle de l'empereur s'équilibraient en s'annulant. Cluny ne doit dépendre que du pape, et les papes, à l'envi, comblent l'abbaye des plus rares privilèges. Ils pressent les fidèles de l'enrichir, ils lui reconnaissent le droit de frapper monnaie, ils l'enlèvent à l'obédience des diocésains, ils confèrent à son chef les insignes épiscopaux et le titre d'archi-abbé. Cinquante ans après sa fondation, Cluny attire les regards et les richesses de l'Europe entière. Au bout de deux siècles, la modeste maison bâtie dans la vallée de la Grosne pour une douzaine de solitaires, est devenue la capitale du plus vaste empire monastique que la chrétienté ait jamais connu.
Pour agir puissamment et régner au loin, Cluny s'est faite congrégation. Par ce temps de morcellement indéfini des souverainetés concurrentes, elle représente un corps immense ayant un seul chef, une seule pensée, capable de se mouvoir avec promptitude sous l'impulsion d'une volonté maîtresse. C'est une monarchie.
L'abbé est souverain absolu. Il est élu à vie par ses moines, mais l'usage veut que les suffrages se portent toujours sur le coadjuteur que l'abbé défunt s'est choisi de son vivant. Dans les maisons qui dépendent de la métropole bourguignonne, il n'y a qu'un prieur désigné par le chef suprême. Ces maisons — plus de trois mille — sont elles-mêmes groupées en provinces. La France en possède le plus grand nombre mais hors de France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Pologne, l'Italie et surtout l'Espagne, se remplissent, elles aussi, de moines à robe noire. Parmi les filles françaises de Cluny, deux ont joui à l'étranger d'une particulière renommée : sainte Foy de Conques, patronne de Londres, et saint Gilles du Gard, si respectée dans les pays nordiques qu'elle percevait des redevances, à l'autre bout de l'Europe, dans la province suédoise de Smaaland.
La règle renouvelle celle de saint Benoît. Elle n'impose le travail manuel (écosser des fèves, arracher des mauvaises herbes, cuire le pain) que pour rappeler au moine le précepte d'humilité qui est à la base de son institut. En revanche, elle donne une importance extrême aux travaux de l'esprit, au chant, à la lecture, à l'écriture, à la copie des manuscrits. Elle veut dominer par l'intelligence en même temps que par la vertu et par la charité. Quelque chose de l'esprit pratique et conquérant de l'ancienne Rome se retrouve dans ces préceptes clairement formulés. Cluny n'est pas seulement un asile de chrétiens exemplaires, dont plusieurs deviendront papes, c'est un foyer de science et de méditation, une école, un chantier, un conservatoire de musique, un atelier d'art et d'industrie. Les premiers abbés, Odon, Maieul, Odilon et Hugues sont de grands chefs et de grands saints. Leur autorité morale s'est exercée bien au delà de l'ordre dont ils étaient la tête. On a pu écrire d'eux que, par leur action et par leur prestige, ils avaient résumé et transfiguré l'humanité de leur temps.
Cîteaux et saint Bernard
Cluny ne fut pas seule à combattre pour la réforme du clergé. En grandissant, d'ailleurs, l'ordre devenait une trop grande puissance politique et territoriale. Le sentiment religieux réclamait d'autres formes de renoncement. Il fallait remettre en honneur l'ascétisme, la contemplation, la pauvreté, la mortification. Ce fut comme une effervescence de l'esprit monastique. On vit des cloîtres s'élever dans les solitudes les plus affreuses, dans les cantons les plus déshérités, Saint-Martin-de-Pontoise, Grandmont, Solesme, la Grande-Chartreuse (1084), Fontevrault, Prémontré... « Aujourd'hui, écrit un homme de ce temps, dans les déserts, dans les forêts, dans les landes, vivent des milliers de moines ou de chanoines, ermites et anachorètes, tantôt seuls, tantôt en communauté. Ils décorent les déserts de leurs saintes perfections. Ils ornent les solitudes de leurs justices, de leurs pieux entretiens, de leurs bons exemples, de leur silence, de leurs paroles, de leur travail, de leur chasteté, de l'austérité de leur vêtement, de la fatigue de leur corps, de la dureté de leurs lits, de la continuité de leurs veilles, de la mélodie de leurs cantiques, de l'abondance de leurs aumônes, de la bienveillance de leur hospitalité, enfin de l'exercice de toutes les vertus et de la pratique de toutes leurs bonnes œuvres ».
Mais toutes ces fondations pâlissent devant Cîteaux, qui avait été fondé par Bernard de Molesmes (1098) et dont saint Bernard fit la prodigieuse fortune. Bernard était né, en 1091, à Fontaine, près de Dijon, de très noble famille. Sa personne fut l'union presque inconcevable de deux natures contradictoires. Un corps qui avait été beau et sain dans la jeunesse, mais de bonne heure exténué par les jeûnes et les macérations, détruit au point de refuser presque toutes les nourritures ; sous cette frêle enveloppe, un tempérament d'une vigueur prodigieuse, une force de travail incroyable, une énergie qui dominait toutes les fatigues. Un moine selon l'idéal du temps, mystique, contemplatif, qui a dompté la chair au point d'anéantir la sensation et de boire de l'huile pour de l'eau ; à d'autres jours, un prédicateur de feu, convertisseur passionné, homme d'action toujours occupé et agité, conseiller impérieux, dominant de très haut les barons, les évêques, les rois et même les papes, chef véritable de l'Eglise d'Occident pendant plus d'un quart de siècle (1125-1153). Et dans cette âme même des antinomies singulières, la douceur, l'onction, la bonté, l'humilité la plus sincère, mais aussi un goût de domination qui éclate en expressions hautaines, en apostrophes violentes, en tirades enflammées d'une passion qui ne se contient plus. Mais les contrastes se concilient par la foi et par le dévouement à l'Église. L'intérêt supérieur de la religion, tel est le principe auquel il sacrifie affections, amitiés, convenances et jusqu'à « la cohésion extérieure de sa pensée et de sa conduite » (A. Luchaire).
Raconter la vie de saint Bernard, ce serait, pour le même laps de temps, écrire l'histoire des ordres monastiques, de la papauté, de la réforme épiscopale, de la lutte contre les infidèles, des destinées de la France, de l'Allemagne et de l'Italie. Il est mêlé à tout. Il est présent partout. Mais pas plus que Charlemagne n'avait brisé les forces qui travaillaient à la désagrégation de l'empire, il n'a pu remonter les courants qui emportaient le siècle. Il avait fait de Cîteaux et de ses quatre filles, Clairvaux, Morimont, La Ferté, Pontigny, les chefs-d'œuvre de l'ascétisme monastique. À la fin du treizième siècle, la congrégation comptait sept cents couvents d'hommes et autant de femmes, mais enrichie par les libéralités des fidèles, elle n'avait plus rien à reprocher à Cluny. Il avait proclamé la nécessité de la concorde entre le sacerdoce et l'Empire : dix ans après sa mort, la guerre sévissait de nouveau entre les deux puissances. Il avait ordonné de traiter les Juifs avec bienveillance et il était venu lui-même à Mayence mettre fin à des pogroms déchaînés par la prédication d'un moine : pillages et massacres n'en recommencèrent pas moins. Il avait craint que l'Église catholique ne devînt une monarchie centralisée à l'excès : tout le Moyen-âge tendait à cette fin. N'agissant que pour le bien suprême de la chrétienté, il était demeuré étranger à l'idée dynastique et nationale : le grand fait de l'âge qui va suivre est la consolidation des monarchies nationales.
Mais, si pour toutes ces raisons, l'on a pu soutenir que le moine de Cîteaux n'avait fait que retarder et troubler une évolution irrésistible, il n'en est pas moins certain que du dixième au quatorzième siècle, la France est, autant et plus que Rome, la tête de la chrétienté. Cette vérité nous apparaîtra de plus en plus clairement à mesure que nous découvrirons les divers aspects de la vie religieuse. Sans plus attendre cependant, mettons le doigt sur un fait de géographie humaine : Cluny et Cîteaux, les deux capitales monastiques, sont situées toutes deux en Bourgogne. Coïncidence ? Peut-être, mais cette coïncidence nous aide a mieux comprendre la nature et l'âme de la province.
Région faite de morceaux disparates, la Bourgogne est un carrefour, un pays de routes, un lieu de passage et de rencontre. Elle est le contraire d'une barrière ; elle unit beaucoup plus qu'elle ne sépare ; les peuples d'Occident y ont trouvé leur champ de liaison. Elle est, en ce sens, une articulation capitale de la France, puisque la France géographique et historique exprime elle-même la facile et rapide circulation de la Méditerranée à la Manche et aux pays riverains de la mer du Nord. Si la Bourgogne était demeurée hors de l'unité française, notre patrie n'aurait pu avoir son rôle décisif dans les destinées de l'Europe. Mais au sein d'un monde t out chrétien, il était peu de régions aussi commodément disposées pour devenir un foyer d'apostolat, un centre d'influence d'où il fut possible aux hommes et aux idées de rayonner en tous sens.
Les pèlerinages
Si l'Etat féodal, le morcellement du pays en fiefs, répugne à une vie générale, l'idéal catholique, pour le seul maintien de la communauté des fidèles, exige des relations étendues et fréquentes. Dans cette société compartimentée à l'infini, l'Eglise représente à la fois l'universalité et le mouvement. Elle est l'âme d'un Moyen-âge nomade qui se propage par ondes continues sur les chemins.
Le prêtre se rend au siège épiscopal pour faire acte d'obéissance et recevoir des instructions ; l'évêque inspecte les églises de son ressort ; l'importance grandissante de la cour de Rome l'oblige à faire visite au Souverain Pontife, à prendre part aux conciles d'outre-monts, à se charger d'enquêtes et d'ambassades lointaines. On est surpris du nombre de clercs qui, en dépit des fatigues et des dangers, affrontent la terrible traversée des Alpes. Sous le seul règne de Philippe-Auguste, une douzaine d'évêques français au moins meurent à Rome ou sur les routes. Quant aux chefs d'ordres, aux grands abbés de Cluny et de Cîteaux, ils vont par toute l'Europe, tombant à l'improviste dans les monastères les plus éloignés pour y corriger abus et scandales, aidant les princes à réformer les cloîtres déchus, toujours courant, toujours en bataille. On dirait qu'ils possèdent le don d'ubiquité. Enfin, les pèlerinages mettent en marche la masse anonyme et pressée.
La vraie religion du Moyen-âge, c'est le culte des saints et des reliques. Les saints sont des modèles, des intercesseurs et des patrons. Au jour du jugement, ils plaideront devant Dieu la cause des pécheurs qui ont reçu leur nom au baptême. Les uns protègent les paroisses ; les autres protègent les métiers. Le tailleur de pierre chôme la fête de saint Thomas apôtre ; le cardeur de laine, la fête de saint Blaise ; le tanneur, celle de saint Barthélemy ; le cordonnier, celle de saint Crépin. Ce jour-là, maîtres, compagnons et apprentis se rendent à la messe en cortège, derrière la bannière du saint patron. Les saints sont présents dans tous les actes de la vie. Contre la fièvre, le malade invoque sainte Geneviève de Paris, saint Blaise contre les maux de gorge. Saint Hubert guérit la rage. Le chevalier qui va combattre en champ clos demande l'appui de saint Drausin ; le voyageur égaré dans la nuit prie saint Jean l'Hospitalier. Les causes désespérées sont remises à saint Jude. À la campagne, les saints rythment l'année, le retour des saisons et des travaux. Le paysan ne dit pas : à telle date ; il dit : à la Saint-Jean, à la Saint-Valentin, à la Saint-Médard... Cette dévotion va naturellement aux reliques. On apporte des reliques où se tiennent les assemblées et sur ces reliques se prêtent les serments, se jurent les contrats et les traités. Elles sont la sauvegarde des villes, la protection des voyageurs. Le chevalier en cache une dans le pommeau de son épée, le marchand dans un petit sac suspendu à son cou. Un des moyens les plus sûrs du salut, la grande source des bénéfices spirituels est le pèlerinage au tombeau des saints. On l'ordonne au criminel pour la punition de son crime, au pécheur pour la rémission de ses péchés. Plus le sanctuaire est loin et d'accès difficile, plus le pèlerin a de mérite. Dans le Jugement Dernier d'Autun, parmi les morts qui sortent du tombeau, nus comme Adam, on aperçoit deux pèlerins. Ils ont gardé, eux, leur panetière suspendue à l'épaule. C'est avec cet emblème protecteur qu'ils se présentent sans crainte au jugement de Dieu. Au surplus, les hommes du Moyen-âge ont aimé passionnément ces grands voyages qui leur semblaient l'image même de la destinée. Qu'est-ce que le chrétien, sinon un voyageur qui ne se sent nulle part chez lui, un passant en marche vers une Jérusalem éternelle ?
On possède une sorte de journal des acquisitions de reliques faites par le prieuré de Tavaux (Haute-Vienne) entre 1180 et 1213. C'est un document extraordinaire. On y voit que cette modeste maison a fini par posséder des morceaux d'étoffe détachés de la robe ou du manteau de saint Thomas, de saint Bernard, de saint Martin, des fragments d'os de saint Martial, de saint Grégoire, de saint Hilaire, de saint Ausone, de saint Eustache, de saint Ferréol, de saint Fronton, de saint Vast, des cheveux de saint Pierre et de saint Paul, un peu d'encens que les mages apportèrent à Bethléem, un morceau du soulier de la Vierge, un doigt de saint Jean-Baptiste, la mâchoire de sainte Radegonde, un morceau de bois provenant de la vraie croix, une des pierres avec lesquelles saint Etienne fut lapidé, un fragment de la crèche où reposa Jésus enfant et enfin un fragment du rocher sur lequel il s'est tenu pour s'élever au ciel. La foi des fidèles accueillait toutes ces reliques avec une entière candeur. De belles légendes, pleines de prodiges et de miracles, expliquaient comment elles étaient arrivées ici ou là ; les précautions prudentes des théologiens, quand elles osaient s'exprimer, étaient repoussées avec indignation, comme inspirées par le diable. Entre les mains de moines peu scrupuleux, le commerce des reliques devint si rémunérateur qu'on finit par compter dans les différents trésors d'églises au moins cinq cents épines provenant de la couronne du Christ. On donnait aux trafiquants de fausses reliques le sobriquet de pardon-fleurs. Dans une farce populaire, on voit un de ces pardonneurs présenter à la foule ébahie une planche de l'arche de Noé et la crête du coq qui chanta dans la maison de Caïphe, lors du reniement de saint Pierre.
Si l'on peut s'égayer de ces grossières tromperies, si elles justifient en quelque mesure les indignations de Luther, la croyance populaire en des intercesseurs pleins de miséricorde qui prennent en pitié tous les frissons, toutes les défaillances de notre pauvre chair, reste singulièrement touchante. Elle traduit, dans l'ignorance profonde de toute chose, un désir passionné d'appui, de guérison, de salut qui, lui, ne prête pas à sourire.
En France seule, les lieux de pèlerinage étaient nombreux, Sainte-Geneviève de Paris, Saint-Denis, Saint-Martin de Tours, le Mont Saint-Michel, Notre-Dame de Chartres, Saint-Martial de Limoges, Notre-Dame du Puy, Rocamadour, Sainte-Foy de Conques, Saint-Sernin de Toulouse, Vézelay qui se vantait de posséder le corps de Marie-Madeleine, Aix-la-Chapelle où Charlemagne avait transporté les reliques de la Passion. Par le hasard qui préside à la conservation des documents, nous savons qu'entre le 1er août 1368 et le 25 juillet 1369, un hospice situé rue Saint-Denis, à Paris, a reçu 16.690 pèlerins qui allaient au Mont Saint-Michel ou qui en revenaient. Dans les églises les plus fréquentées, l'affluence était parfois si grande que des bagarres éclataient jusque dans le chœur où les moines donnaient les reliques à baiser. C'est pour remédier à ces désordres que le plan de nos grandes cathédrales comporte un déambulatoire, c'est-à-dire une galerie tournante destinée à faciliter la giration des fidèles autour de l'autel. Mais plus illustres encore étaient Jérusalem, Rome et Saint-Jacques de Compostelle, en Galice, dans cette partie de l'Espagne que la reconquête chrétienne avait déjà sauvée des Maures.
Un guide et une agence de voyages
Selon la légende, l'apôtre Jacques, fils de Zébédée, frère de saint Jean l'évangéliste, était enseveli à Compostelle et son sépulcre avait été découvert par miracle. Le pèlerinage fréquenté dès le dixième siècle, fut organisé en grand au douzième par un homme énergique et ambitieux, l'évêque, puis archevêque Diego Gelmirez, qui trouva le concours empressé des moines de Cluny. Ceux-ci y poussèrent les foules. Une multitude de confréries s'organisèrent pour faire le voyage en commun ; un ordre militaire fut créé pour assurer la sécurité des caravanes des Pyrénées au sanctuaire ; des auberges, des hospices, des refuges s'élevèrent au bord des chemins et au haut des cols.
Les touristes qui visitent aujourd'hui l'abbaye du Grand Saint-Bernard, sur la route de Rome, et qui la trouvent presque déserte, ont peine à croire qu'elle a été, il y a sept ou huit cents ans, un des grands lieux de passage de l'Occident et qu'elle a abrité, durant des nuits et des nuits, tant de processions en marche vers le tombeau de l'apôtre Pierre. L'hospice de Sainte-Christine au Somport et celui de Roncevaux ne le cédèrent en rien au Grand Saint-Bernard. Quatre routes qui se réunissaient près de Pampelune, conduisaient de France à Compostelle. Le chemin en Navarre et en Galice a gardé l'appellation de camino frances, le chemin français, tout comme la rue Saint-Jacques à Paris perpétue le souvenir d'un hospice où pouvaient se reposer quelques jours les personnes en route pour l'Espagne. Les itinéraires étaient des voies de sainteté, allant d'une église à une autre, d'un sanctuaire à un autre sanctuaire, du tombeau d'un saint au tombeau d'un autre saint. Les pèlerins qui passaient par Bordeaux trouvaient à l'abbaye de la Grande-Sauve une véritable agence de tourisme. Ils s'y confessaient, faisaient leur testament, recevaient des mains de l'abbé, le bâton et la panetière bénits. Au besoin, on leur procurait des guides et des chevaux. Au retour, ils remerciaient Dieu et reprenaient les choses précieuses qu'ils avaient mises en dépôt. À Roncevaux, ils pouvaient gratuitement se faire raser et tondre. Des cordonniers réparaient les chaussures. En d'autres endroits, nous voyons les moines se charger de l'entretien des ponts. Saint Bénezet et une communauté de frères pontifes construisent en onze années le pont d'Avignon ; une confrérie nîmoise, sous le nom de Saint-Saturnin du Port, établit le pont Saint-Esprit sur le Rhône ; les moines de Saint-Florentin s'engagent à transformer en pierre, à raison d'une arche par an, le pont de bois que les habitants de Saumur ont jeté par-dessus la Loire.
Nous possédons un guide latin à l'usage des pèlerins de Saint-Jacques. Il date de 1140 environ. L'auteur, Aimery Picaud, est originaire du Poitou. « Les Poitevins, écrit-il, en effet, sont des gens vigoureux et de bons guerriers, courageux sur le front de bataille, très rapides à la course, élégants dans leur façon de se vêtir, beaux de visage, spirituels, très généreux, larges dans l’hospitalité ». Son livre n'est pas une simple énumération d'étapes et de relais ; c'est un recueil savoureux de descriptions et de conseils pratiques (traduction Jeanne Vieillard). « Si par hasard, tu traverses les Landes en été, prends soin de préserver ton visage des mouches énormes qui foisonnent surtout là-bas et qu'on appelle guêpes ou taons ; et si tu ne regardes pas à tes pieds avec précaution, tu t'enfonceras rapidement jusqu'au genou dans le sable marin qui, là-bas, est envahissant ».
Les paysages succèdent aux paysages. Après les Landes, « on trouve la Gascogne, riche en pain blanc et en excellent vin rouge, elle est couverte de bois et de prés, de rivières et de sources pures. Les Gascons sont légers en paroles, bavards, moqueurs, débauchés, ivrognes, gourmands, mal vêtus de haillons et dépourvus d'argent ; pourtant, ils sont entraînés aux combats et remarquables par leur hospitalité envers les pauvres. Assis autour du feu, ils ont l'habitude de manger sans table et de boire tous au même gobelet. Ils mangent beaucoup, boivent sec et sont mal vêtus. Ils n'ont pas honte de coucher tous ensemble sur une mince litière de paille pourrie, les serviteurs avec le maître et la maîtresse ». Ensuite viennent les Navarrais : « Quand on les regarde manger, on croirait voir des chiens ou des porcs dévorer gloutonnement ; en les écoutant parler, on croit entendre des chiens aboyer ». Ils sont impudiques, perfides, corrompus, ivrognes, noirs de couleur, féroces, malhonnêtes, impies, cruels, querelleurs, experts en toute violence, dressés aux vices et iniquités. « Voilà pourquoi tous les gens avertis les réprouvent ». Pendant la traversée de leur pays, que le pèlerin se méfie des embûches ! Des eaux malsaines, des aliments frelatés, des mauvais péagers qui vont au-devant du voyageur « avec deux ou trois bâtons », et qui le fouillent jusque dans sa culotte, des passeurs enfin qui prennent plaisir à faire basculer leurs barques pour noyer le passager et voler son bagage !
Mais s'il échappe a ces dangers, que de félicités ! Les saints l'attendent couchés dans leurs chasses d'or ; la route est parsemée de bonheur et de prodiges. Voici le bienheureux Trophime, saint Honorat, saint Genès, saint Léonard... « Il faut rendre aussi des égards très attentifs au corps vénérable de saint Gilles, pieux confesseur et abbé, car saint Gilles, célèbre dans tous les pays du monde, doit être vénéré par tous, dignement honoré par tous, et par tous aimé, invoqué et supplié. Après les prophètes et les apôtres, nul parmi les bienheureux n'est plus digne que lui, nul n'est plus saint, plus revêtu de gloire, nul n'est plus prompt à venir en aide. En effet, c'est lui qui avant tous les autres saints a coutume de venir le plus vite au secours des malheureux, des affligés et des angoissés qui l'invoquent. Ô comme il est beau et profitable de visiter son tombeau ! Le jour même où l'on aura prié de tout son cœur, on sera exaucé sans aucun doute. J'ai fait moi-même l'expérience de ce que j'avance ». Comme le ciel alors était près de la terre et attentif à ses demandes ! Mais voici les martyrs d'Agde, Tibère, Modeste et Florence, le bienheureux Sernin, évêque et martyr, sainte Foy dont l'âme fut emportée au paradis par les chœurs des anges, saint Léonard, saint Front, saint Eutrope, saint Romain.., et tant d'autres.
Enfin, voici Saint-Jacques. L'église est la merveille des merveilles, la beauté parfaite, sans défauts, sans fissures. « Celui qui parcourt les parties hautes, s'il y est monté triste, s'en va heureux et consolé ». Il faut admirer en détail les colonnes, les portails, les vitraux, les sculptures, les tours, les autels. Certaines abbayes prétendent posséder des reliques du saint. Mensonge ! « Le corps de l'apôtre est ici tout entier, ce corps divinement illuminé par des escarboucles paradisiaques, sans cesse honoré de suaves parfums divins, paré de l'éclat de célestes flambeaux et entouré d'égards par les anges empressés ». Mais, comme en dépit de son lyrisme, notre Poitevin n'a pas perdu la tête, il a grand soin d'ajouter :» Quiconque voudrait par dévotion envers saint Jacques envoyer un dessus d'autel ou une nappe pour couvrir l'autel de l'apôtre, devrait lui donner comme dimensions neuf palmes de large et vingt et une de long ».
L'afflux des pèlerins attire les aubergistes, les marchands et les changeurs. Sur le parvis de Saint-Jacques, on vend non seulement des objets de piété, mais aussi du vin, du pain, des fruits, des herbes médicinales, des souliers, des besaces, des bourses, des courroies, des peintures, « et bien d'autres choses encore ». De la même façon, à Saint-Denis, le grand concours de peuple provoqué par la procession des reliques que conservait l’abbaye a fait naître plusieurs foires. La plus célèbre, celle du Landy, se tenait, du second mercredi de juin à la veille de la Saint-Jean, dans l'échancrure qui sépare les collines de Montmartre et de Chaumont. Une petite pièce de vers composée au treizième siècle rapporte qu'on y trouvait des faux, des faucilles, des pierres à aiguiser d'Ardenne et d'Angleterre, des haches, des cognées, des meubles, des harnais, des brides, des cordes, des chaussures, des galoches, des chandelles, du parchemin, toutes sortes d'étoffes, des chevaux, du bétail : vaches, bueus, brebis et porciaus, sans compter les oublies, la cervoise et le bon vin.
Mais si les grands courants de circulation provoqués par l'Eglise à travers l'Europe dans un dessein d'édification et de piété, ont eu des répercussions sur l'économie, s'ils ont provoqué un déplacement de marchandises et d'argent, ont-ils été sans effet sur les œuvres de la pensée ? L'art et les idées ont-ils cheminé par d'autres voies que les denrées nécessaires à la vie ?
Les chansons de geste
Les premières œuvres de notre littérature sont les chansons de geste, poèmes épiques dont l'étendue varie de six cents à dix-huit mille vers et la date du onzième au treizième siècle. Nous en possédons environ quatre-vingts, certaines en plusieurs versions. Primitivement, elles n'étaient point faites pour être lues, mais pour être chantées ou déclamées avec accompagnement de vielle par des jongleurs forains devant des auditoires de fortune. Chaque audition prenait une ou plusieurs séances et ces jongleurs constituaient une vaste tribu où voisinaient sous une appellation unique des amuseurs de toutes espèces, acrobates, montreurs de bêtes, pitres, musiciens, colporteurs d'œuvres littéraires. Pendant les fêtes, on les trouvait aux carrefours des villes, aux pèlerinages, dans les châteaux : les uns menaient une vie errante au gré de l'aventure quotidienne, les autres trouvaient le moyen de s'installer auprès d'un protecteur qu'ils avaient pour fonction de divertir et ils prenaient alors le titre de menestrels (E. Faral).
Geste vient du mot latin gesta, actions. Les chansons de geste sont des feuilletons versifiés, des romans d'aventures héroïques, surchargés d'épisodes, avec des rebondissements infinis. La psychologie en est sommaire ; le caractère des héros décrit une fois pour toutes en quelques traits simples. Mais le récit est bien mené, avec couleur, avec force et, par la succession rapide des coups de théâtre, l'intérêt ne faiblit jamais. Une théorie mise à la mode par les romantiques allemands voulait que les chansons de geste fussent contemporaines des événements qu'elles racontent. On voulait y voir l'effusion spontanée d'un enthousiasme collectif, issu de la masse anonyme et inconsciente. Les textes qui sont en notre possession ne seraient que l'écho affaibli d'anciens poèmes disparus à jamais, des remaniements de cantilènes populaires, plus vieilles de trois ou quatre cents ans et transmises d'âge en âge par les récitants.
Ces œuvres d'art sans auteurs, ces cantilènes qui vivent et se développent dans les ténèbres sont choses bien mystérieuses. Alexandre Dumas n'était point contemporain des Trois Mousquetaires ni de la Reine Margot et cependant ces œuvres contiennent chacune beaucoup plus d'histoire que nos chansons de geste. La plus ancienne et la plus belle, la Chanson de Roland raconte comment, au retour d'une expédition de Charlemagne en Espagne, l'arrière-garde commandée par Roland fut massacrée dans les montagnes. L'anecdote se résume en une phrase : le reste est invention. C'est le propre du trouveur, du romancier, du poète. Il transforme les Basques en Sarrasins, il invente des événements, des dialogues, des conflits, des drames. Il crée des personnages, il fait vivre sous Charlemagne des contemporains de Charles Martel, de Lothaire ou de ses fils. Il imagine l'assemblée auguste des douze pairs, dont onze n'ont jamais existé ailleurs que dans ses vers. Bref, il crée un monde irréel et il le rend vivant par la vertu de son propre génie. Au surplus, il compose avec soin, il évite les grossièretés et le comique forcé, il est très conscient des ressources de son art. Il est instruit, pénétré d’esprit religieux. Une fois, il mentionne Homère et Virgile, une autre fois il intercale dans son propre texte la traduction d'une partie de l'office des morts. Sans cesse il montre Dieu présent et agissant, arrêtant le tonnerre, émouvant la nature, agitant le ciel. Roland est une œuvre de clergie. Faut-il s'en étonner ? N'en est-il pas de même des plus anciens textes de notre littérature, la Cantilène de sainte Eulalie (881), la Vie de saint Léger, la Vie de saint Alexis (vers 1040) ? Où s'étaient donc réfugiés la connaissance et l'amour des lettres, sinon parmi les clercs ?
Les chansons de geste n'ont pas été écrites pour amuser les pèlerins aux étapes, mais elles s'accrochent souvent aux sanctuaires, aux reliques, aux tombes, parfois même aux paysages et aux monuments antiques que les pieux voyageurs rencontraient. Dans la basilique Saint-Romain à Blaye, les pèlerins de Saint-Jacques s'agenouillaient devant le tombeau de Roland, à Saint-Sernin de Bordeaux on leur montrait l'olifant avec lequel il avait appelé l'armée impériale, à Roncevaux le rocher qu'il avait fendu de son épée ; à Saint-Guilhem-du-Désert, entre Montpellier et Lodève, ils contemplaient la châsse où reposait le corps de Guillaume, héros du cycle de Garin. Ainsi localise-t-on les chansons de geste autour d'une cinquantaine d'églises, la plupart dépendant de Cluny.
Mais les clunisiens ne se sont pas contentés de guider vers Saint-Jacques les paisibles cortèges de fidèles. Pendant tout le onzième siècle, ils ont appelé la féodalité française à l'assaut de l'Espagne sarrasine, dont le recul progressif leur valait de nombreux prieurés et de vastes domaines. Normands, Champenois, Gascons, Provençaux, Bourguignons surtout ont, sous leur conduite, collaboré à la reconquête. C'est pourquoi, si le Charlemagne véritable passa une grande part de sa vie à réduire les Saxons, le Charlemagne et les barons de la légende apparaissent, eux, comme les héros et les martyrs d'une guerre sans fin contre les Sarrasins. Les chansons de geste sont une publicité chevaleresque pour la petite croisade ibérique qui préludait à la grande.
Comment, dans le détail des œuvres, s'est manifestée l'influence des clercs ? Ont-ils suscité, guidé et documenté les auteurs ? Ont-ils en d'autres occasions travaillé à répandre des œuvres déjà écrites et qui servaient leurs desseins ? A-t-il existé de véritables entrepreneurs de spectacles qui fournissaient aux jongleurs les textes à réciter et qui, en cas de succès, faisaient fabriquer les suites ? Dans quelles proportions se sont mêlées toutes les influences ? Ce sont là des questions qu'il faut laisser aux historiens de la littérature.
Voici cependant un fait essentiel. Au onzième siècle, le territoire de la France est morcelé linguistiquement comme politiquement. Au sud, dans le Limousin, en Auvergne, dans le bassin de la Garonne, dans le bassin du Rhône en aval de Lyon, se parlent les dialectes que l'on groupe sous le nom de langue d'oc. Au nord, le territoire de langue d'oui, se divise en dialecte de l'Ile-de-France, en dialectes normand, champenois, picard, wallon, lorrain, franc-comtois, poitevin, bourguignon, angevin. Dans le domaine de langue d'oc devait fleurir une littérature distincte ; dans le domaine de langue d'oui, la nation sut se constituer de très bonne heure, par-dessus les diversités provinciales et le foisonnement des patois, une langue commune, une langue de l'élite qui était celle de la cour des rois et dont le prestige devint très grand. Dès le onzième siècle, il faut compter avec cette grande et réelle entité, la littérature française : il serait impardonnable d'oublier son rôle comme instrument de l'unité nationale.
La Chanson de Roland exprime même un sentiment patriotique si complet, si pur, si semblable au nôtre, d'une dévotion si entière qu'on ne peut se défendre d’un certain étonnement ! France la sainte, France la glorieuse, France la douce, France terre des aïeux, sont des expressions qui reviennent sans cesse comme un refrain d'amour.
Terre de France, moult estes doux pays.
Est-il possible d'exprimer avec plus de tendresse l'intime enchantement de son cœur ?
Les croisades
De tous les pèlerinages, il n'en était pas de plus saint que Jérusalem. La conquête musulmane elle-même ne l'avait pas interrompu de façon définitive (preuve nouvelle que la théorie de Pirenne doit être corrigée). Les chrétiens de la ville enfermés dans un quartier spécial, ceint de solides murailles, vivaient sous le protectorat de l'empereur byzantin, soutenus par les dons qui affluaient de France et d'Italie. Au onzième siècle, la conversion du roi de Hongrie, saint Etienne, ouvrit aux voyageurs la route du Danube et dès lors, écrit un chroniqueur, « une multitude innombrable, non seulement de nobles, mais de gens du peuple » s'écoula vers Jérusalem.
Tout change à l'arrivée des Turcs Seljoukides. Les maîtres tolérants et policés de l'Egypte font place à des fanatiques durs et tracassiers. Un régime de vexations, de cruautés, de persécutions intolérables commence. Les chrétiens ne renoncent pas au pèlerinage, qu'il s'agisse d'une pénitence imposée ou d'un acte de dévotion, mais au lieu d'aller individuellement ou par petits groupes, ils s'assemblent en troupes armées. En 1064-65, un pèlerinage venu d'Allemagne sous la conduite d'un archevêque, compte plus de six mille combattants. Que lui manque-t-il pour être une croisade ? Le signe matériel, l'estampille du Saint-Siège.
La première croisade fut organisée par Urbain II, pape français et clunisien, qui commença la prédication au concile de Clermont, le 23 novembre 1095. Il était entouré de quatorze archevêques, deux cent cinquante évêques, quatre cents abbés, d'une foule de seigneurs et de chevaliers. Son brûlant discours est accueilli par un enthousiasme indicible. Clercs et laïques se lèvent par milliers. Pour se conformer à la parole de l’Évangile : « Chacun doit renoncer à soi-même et se charger de la croix », ils fixent sur leurs vêtements des croix d'étoffe rouge en s'écriant : « Dieu le veult ».
L'essor était donné. Mais le pape ne voulait rien laisser au hasard. Missions, quêtes, publications d'indulgences, mesures de garantie pour la conservation des biens des croisés et la protection de leurs familles, nomination d'un légat, fixation d'itinéraires, achat de vivres, négociations avec Gênes et Byzance pour les transports par mer, la traversée des Balkans et le passage du Bosphore, tout fut mis en œuvre pour assurer le succès. Mais, tandis que les préparatifs nécessaires à la conduite de cette énorme machine s'accomplissaient par toute la France, une vague d'enthousiasme mystique emportait le petit peuple. Sous la conduite d'un moine d'Amiens, Pierre l'Ermite, et d'un petit chevalier, Gautier-sans-Avoir, des milliers de pauvres gens s'assemblèrent à Cologne et se lancèrent vers l'Asie presque sans armes, dans l'ignorance complète des dangers qui les attendaient. Grossis d'autres bandes, ils traversèrent l'Europe danubienne, massacrant les Juifs, volant, pillant pour se nourrir, semant de leurs cadavres les routes de Hongrie et de Bulgarie. Décimés, ils parvinrent enfin en Asie Mineure où la faim, la soif et les Turcs achevèrent la catastrophe.
À l'automne 1096, l'armée des barons fut prête à son tour. Elle était divisée en quatre grands corps qui rallièrent Constantinople par des chemins différents. Les principaux chefs étaient le légat du pape, Adhémar de Monteil, évêque du Puy, le duc de Basse-Lorraine, Godefroy de Bouillon, son frère Baudouin, le comte Hugues de Vermandois, frère de Philippe Ier, Robert Courteheuse, duc de Normandie, Etienne comte de Blois, Raymond de Saint-Gilles comte de Toulouse, Bohémond et Tancrède, chefs des Normands établis en Italie. En avril 1097, tous les croisés étaient passés en Asie Mineure. Après une longue et épuisante campagne à travers l'Anatolie et la Syrie, ils arrivèrent devant Jérusalem, le 7 juin 1099 et s'en emparèrent le 15 juillet. Ensuite, avec le concours de la flotte génoise, ils étendirent et consolidèrent la conquête.
La domination chrétienne en Palestine et en Syrie se maintint pendant deux siècles (jusqu'en 1291), beaucoup plus longtemps encore dans les îles de Rhodes (jusqu'en 1522) et de Chypre (jusqu'en 1571). Mais ce fut toujours une possession précaire : dès 1187, Jérusalem fut perdue une première fois et ne put être rouverte aux chrétiens que quarante ans plus tard, et pour quinze ans seulement (1229-1244). Les raisons de cette faiblesse sont nombreuses. Tout d'abord, les Etats latins, principauté d'Antioche, comté de Tripoli, royaume de Jérusalem, ne formaient qu'une étroite bande de terrain entre le Liban et la mer, tandis que les grandes villes de l'intérieur, Damas et Alep, demeuraient aux mains des Turcs. Au nord seulement les croisés s'enfoncèrent profondément jusqu'à l'Euphrate, mais cette marche que l'on appela le comté d'Edesse (aujourd'hui Ourfa) était elle-même presque isolée et très difficile à défendre.
En second lieu, les barons occidentaux avaient apporté avec eux leurs habitudes politiques et un système de gouvernement tout monté. Le royaume de Jérusalem, par exemple, ressemblait à une fédération de fiefs sur laquelle le roi n'exerçait qu'une autorité strictement limitée que lui disputait encore le patriarche, seigneur spirituel. Or, une action unie et vigoureuse eût été nécessaire. Contre les attaques incessantes des Musulmans contre les ambitions de l'empire byzantin, les Etats latins ne purent se soutenir que par l'afflux constant des forces de la chrétienté occidentale, c'est-à-dire par une croisade perpétuelle. Les historiens distinguent huit expéditions principales auxquelles prirent part trois rois de France, un roi d'Angleterre, trois empereurs, un roi de Navarre, des chevaliers et des marins venus de toute l'Europe, mais en réalité les demandes et les envois de secours ne cessèrent jamais.
Il se créa même plusieurs ordres de moines-soldats, Hospitaliers, Templiers, Chevaliers teutoniques, qui se vouèrent complètement à la défense de la Terre Sainte. C'était une chevalerie monastique toujours au combat, l'armée permanente de la croix contre le croissant. Ces ordres devinrent très populaires et furent bientôt comblés de dons. Possédant à travers toute l'Europe un nombre incalculable de fiefs dont les revenus devaient être mobilisés contre l'Infidèle, ils devinrent de grandes organisations financières, aux ramifications internationales.
Français hors de France
En dépit du danger, en dépit de leur organisation imparfaite, les États latins d'Orient connurent au douzième siècle, un développement des plus prospères. Pour repeupler le pays, le deuxième roi de Jérusalem, Baudouin, successeur de Godefroy de Bouillon, provoqua le retour à l'orthodoxie des communautés chrétiennes, Maronites, Nestoriens, Grecs, Arméniens, Jacobites, qui vivaient isolées depuis plusieurs siècles. Grossies de négociants marseillais, vénitiens et génois, elles formèrent dans les villes une bourgeoisie laborieuse qui eut ses institutions propres. Partout s'élevèrent des châteaux, des monastères, des églises ; d'énormes forteresses surveillèrent les cols du Liban ; à la faveur des trêves, des relations commerciales s'établirent avec l'arrière-pays. Chaque année, les navires qui abordaient dans les ports de Syrie pour y débarquer les renforts et les produits d'Occident, s'en retournaient remplis de marchandises nouvelles, verrerie, sucre, étoffes de coton, mousselines, velours, satins, produits des industries locales, épices, soieries, parfums, tapis, porcelaines de Chine, chargement des lointaines caravanes.
La croisade était née d'un grand mouvement d'enthousiasme mystique et guerrier ; pour vivre et prospérer, les colonies franques avaient besoin de travail et de paix. Entre la croisade proprement dite et les nécessités impérieuses de la colonisation, l'accord ne fut pas toujours facile. Avec le temps, les intérêts économiques des villes de la côte et des ports italiens pesèrent de plus en plus sur la politique chrétienne en Orient. C'est Venise qui, par sa diplomatie astucieuse, réussit à détourner de la Terre Sainte la quatrième croisade (celle qu'a racontée Villehardouin) et à la jeter contre l'empire byzantin, dont la conquête offrait à ses ambitions mercantiles une terre d'exploitation plus fabuleuse encore. L'empire latin n'eut qu'une vie brève, un peu plus d'un demi-siècle (1204-1261). Mais pendant ce laps de temps, on vit un Flamand empereur de Constantinople, un Piémontais roi de Macédoine, un Bourguignon duc d'Athènes, un Blésois duc de Nicée, un Champenois prince de Morée, partout des colonies de marchands italiens, vénitiens et génois.
Essayons donc de nous représenter le gigantesque ébranlement produit par les croisades : « La terre que vous habitez, s'écriait Urbain II au concile de Clermont, cette terre fermée de tous côtés par des mers et par des montagnes, tient à l'étroit votre trop nombreuse population ; elle est dénuée de richesses et fournit peine la nourriture à ceux qui la cultivent. C'est pour cela que vous vous déchirez et dévorez à l'envi, que vous vous combattez, que vous vous massacrez les uns les autres. Apaisez donc vos haines et prenez la route du Saint-Sépulcre ». Ne dirait-on un économiste de notre temps invitant les déshérités de l'ancien monde à chercher fortune en Afrique ou en Amérique ? Pendant deux siècles, des milliers et des milliers d'hommes, tous ceux qui aspiraient à plus de liberté, à plus d'espace, à des choses neuves, inconnues, s'en allèrent vers l'Orient chercher une vie plus forte, plus large, plus intense et parmi eux les Français furent les plus nombreux. Des dynasties françaises s'implantèrent dans toutes les principautés de Syrie et dans la plupart des fiefs. Le Français fut, dans les nouveaux Etats, la langue officielle et courante. De ce temps date l'influence particulière de notre pays à l'est de la Méditerranée. Presque jusqu'à nos jours, tous les Européens y étaient confondus sous le nom de Francs.
Sur le Bosphore, en Syrie, en Egypte, en Grèce, dans les îles, les occidentaux découvrirent non seulement une autre nature, mais d'autres civilisations, celle de Byzance, héritière directe de l'Antiquité, celle des Arabes enrichie de tout ce qu'ils avaient pu prendre aux vaincus. Il arriva aux croisés de se conduire en vrais barbares. Lors de la prise de Constantinople, ce fut un pillage effréné des trésors que les empereurs avaient accumulés dans la ville depuis des siècles. Reliques, statues, mobiliers, pièces d'orfèvrerie, étoffes, manuscrits, autels précieux, tout fut pris, lacéré, brisé, emporté. Les églises d'Occident reçurent ces dépouilles sacrées. Par bonheur, il n'y eut pas que des pillages. Dans tous les genres d'activité se produisit une sorte de contamination. Beaucoup de mots arabes passés dans notre langue témoignent encore de l'ampleur de ce que nous avons reçu dans le domaine du calcul, de l'astronomie, de la médecine, de la navigation, du commerce, de la musique et de l'art militaire. Citons parmi bien d'autres : algèbre, zénith, azimut, almanach, alambic, alcali, sirop, élixir, camphre, amiral, arsenal, câble, calfat, récif, felouque, corvette, tartane, tarif, douane, magasin, bazar, caravane, luth, tambour, timbale, cimeterre, carquois, barbacane... Les Arabes étaient alors les premiers médecins et les premiers mathématiciens du monde. Leurs traités traduits en latin se répandirent en Occident et leur système de numérotation, avec le zéro, devait remplacer les chiffres romains si incommodes dans le calcul. Pour se reconnaître dans les combats, les croisés prirent l'habitude de peindre leurs boucliers, de se distinguer par des armoiries : beaucoup de nos animaux héraldiques sont empruntés à l'Orient ; parmi les noms de couleurs, sinople (vert) vient du grec, azur (bleu) et gueules (rouge) du persan. De Syrie enfin arrivèrent des plantes nouvelles qui s'acclimatèrent en France et en Italie, le riz, le sarrasin, le mûrier, le figuier, le melon d'eau, l'abricotier, l'échalote, l'artichaut, l'épinard, l'estragon, l'aubergine. Les pèlerins, à leur retour, apportaient les graines dans leur sac et les cultures inconnues se propageaient de jardin en jardin. L'abricot s'appelait alors prune de Damas et le nom d'échalote vient de la ville d'Ascalon.
Cependant, les raisons qui gouvernent le rapprochement des civilisations ont quelque chose de mystérieux qui déroute l'esprit. Au XIIIe et au XIVe siècle, un grand nombre d'occidentaux ont vu intacts le Parthénon et les temples de la Grèce ; certains mêmes les ont admirés. Mais alors nul n'a songé à les imiter. Pourquoi a-t-il fallu attendre deux siècles pour que leur beauté devînt agissante ? En revanche, en Syrie, à Rhodes, à Chypre, les croisés élevèrent des châteaux-forts, des églises, des abbayes, des hôpitaux, des auberges, qui sont des châteaux, des églises, des maisons de chez nous. De hauts palmiers dressent leur silhouette tropicale auprès de cathédrales découpées comme la cathédrale de Reims. Ce mariage de l'art du nord avec la nature et la lumière de l'Orient, est une des merveilles qui, aujourd'hui encore, enchantent les artistes.
Mais la plus extraordinaire réussite coloniale de ce temps fut le royaume qui s'est appelé des Deux-Siciles. Il avait été fondé par des condottières normands qui s'en revenaient de pèlerinage (1016-1073), sous le commandement de Robert Guiscard et de ses frères, fils de Tancrède de Hauteville. L'île avait connu toutes les dominations : grecque, carthaginoise, romaine, vandale, ostrogothique, byzantine, arabe. Les rois normands réalisèrent le miracle de se faire accepter et obéir par tous. Toutes les religions sont admises. Églises, mosquées et synagogues restent ouvertes l'une auprès de l'autre. Le Juif paie au Normand la redevance qui allait jadis au Sarrasin, mais il garde sa loi et ses docteurs. Le Coran est enseigné à Palerme dans de florissantes écoles. Certain jour, comme la terre s'était mise à trembler, la panique s'empara de la cour. On criait dans toutes les langues. Alors le roi Guillaume, dominant le tumulte, donna cet ordre inouï pour un chrétien d'Occident : « Que chacun prie ici le Dieu qu'il adore et dans lequel il croit ». Les rois parlent français et vivent en sultans, mais leurs diplômes sont rédigés en latin, en grec et en arabe. Leur cour est à la fois normande, byzantine et musulmane. Des architectes sarrasins leur bâtissent des palais de féerie entourés de jardins délicieux. Des moines normands élèvent à Monreale, à Cefalu, des cathédrales qui, par l'extérieur, font penser aux abbayes de Caen, et par l'intérieur à Sainte-Sophie, Saint-Marc de Venise, à Ravenne. Dans les délices, le Normand ne perd rien de sa vigueur combative. Il envahit Corfou, l'Acarnanie, l'Etolie ; il prend Thèbes et Corinthe. Au premier bruit de révolte, il tombe sur l'Italie du sud, bouleverse tout avec furie et d'une cité florissante comme Bari fait un désert de pierres.
La vie du royaume sicilien et napolitain fut agitée. Il passa par mariage à l'empereur Henri VI, revint par la volonté du Saint-Siège à un frère de saint Louis, Charles d'Anjou, puis se scinda en deux, la terre ferme restant aux Angevins, l'île tombant sous la domination aragonaise. Depuis lors, l'unité italienne a beau s'être faite, les carrioles bariolées qui roulent sur les routes siciliennes entre des haies de cactus, sont toujours ornées de peintures naïves représentant les exploits du « grand comte Roger » et de ses successeurs.
L'Université de Paris
Cluny, Cîteaux, les légendes épiques, la croisade d'Espagne, la croisade d'Orient, peu à peu se découvre la place éminente qu'ont tenue les Français dans l'Europe chrétienne. Mais en un temps où la religion s'impose aux âmes comme un absolu et donne leur cadence aux âges successifs de la vie, il va de soi qu'il n'y a d'autre enseignement que l'enseignement de l'Église. Les écoles, ce sont celles de l'évêque, du chapitre, de l'abbaye. Parfois, à la campagne, les leçons du curé. Mais de cette instruction élémentaire et rurale, nous ne savons à peu près rien. L'attention des contemporains ne s'est portée que sur les grandes écoles des cathédrales et des monastères : l'école de Reims illustrée par Gerbert, le futur pape Sylvestre II, et par Bruno, fondateur des Chartreux, l'école de Chartres, personnifiée par Fulbert, saint Yves, Gilbert de la Porrée, Jean de Salisbury, celles d'Angers, de Laon, d'Orléans, les écoles monastiques de Fleuri, de Saint-Benoît-sur-Loire, de Marmoutier, de Cluny, de Jumièges, du Bec où enseigna saint Anselme, archevêque de Cantorbery.
L'école de Paris finit par l'emporter sur toutes les autres par la renommée de ses professeurs et par le nombre de ses étudiants. En 1180, un bourgeois de Londres, revenu de Jérusalem, acheta une salle de l'Hôtel-Dieu et fonda une rente pour y coucher et entretenir dix-huit écoliers pauvres. Telle fut l'origine du premier collège de boursiers, celui des dix-huit. D'autres furent créés par de riches bienfaiteurs, celui de Saint-Thomas du Louvre, celui de Saint-Honoré, celui de Robert Sorbon, chapelain de saint Louis, ceux des Bons-Enfants, de Cluny, de Navarre (fondé par la femme de Philippe le Bel), d'Harcourt, du cardinal Lemoine, de Montaigu, du Plessis, de Presle, des Lombards, des Ecossais, de Lisieux. Bien plus tard, on y admit les élèves payants et c'est à la Sorbonne que la Faculté de Théologie tenait ordinairement ses réunions.
Les étudiants qui se pressent autour du cloître Notre-Dame sont de toutes conditions. Parmi eux, il en est de très pauvres qui sont venus dans l'espoir de faire carrière dans les rangs du clergé. Ils ne vivent que de charité ou d'humbles travaux. Ils se font valets, copistes, porteurs d'eau bénite. Un même esprit de turbulence et de combativité anime l'école tout entière. Un prédicateur compare les professeurs, dans leurs querelles, à des coqs hérissés pour le combat. Et les élèves imitent les maîtres, à cela près qu'ils en viennent facilement aux coups. Dans les tavernes, dans les rues, à la sortie des cours où les auditeurs s'entassent, assis par terre ou sur des bottes de paille, les bagarres avec les bourgeois sont fréquentes et parfois sanglantes. Or, l'esprit d'association a été une des grandes forces du Moyen-âge. La moindre rixe menace de dégénérer en conflit général, en grève professorale, en cessation de cours.
Au début du treizième siècle, à la suite de grands désordres, le roi et le pape rivalisent pour donner à la population écolière un statut privilégié. Le mot université qui désignait n'importe quelle collectivité agissante, en vient peu a peu à ne plus signifier que la corporation des maîtres et des élèves, c'est-à-dire la réunion des quatre facultés : arts, droit, médecine et théologie. À l'étroit dans l'île, autour de la cathédrale, l'Université ne tarde pas à passer la Seine pour s'établir rive gauche, au milieu des vignes, sur des terres dépendant des abbayes Saint-Germain et Sainte-Geneviève. Elle couvre la Montagne, formant un petit État à part, une sorte de république savante, avec son recteur, ses doyens, ses lois, ses tribunaux et presque sa langue propre : c'est déjà le pays latin. Les étudiants peuvent former des coalitions pour contraindre les logeurs et les aubergistes à leur donner à prix honnête le lit et les repas. Tout étudiant arrêté en flagrant délit par la police royale doit être remis sans délai à des juges particuliers. L'autorité même de l'évêque est étroitement limitée par la protection et par l'intervention des papes qui se réservent la haute surveillance sur le personnel et les matières d'enseignement (1208-1231).
Avec ses nombreuses écoles rivales, avec son armée de copistes, avec ses milliers d'étudiants venus de toute l'Europe et groupés en nations, l'Université de Paris est une véritable puissance internationale. Parmi ses professeurs, on rencontre un saint Albert le Grand qui est de Cologne, un Albert de Bohême, un Siger de Brabant, un Roger Bacon et un Duns Scot qui sont Ecossais, un saint Bonaventure et un saint Thomas d'Aquin qui sont Italiens. Au treizième siècle, elle domine la chrétienté de toute sa force spirituelle et morale ; elle est un des éléments essentiels du prestige français. « La France, écrit un légat pontifical, est le four où cuit le pain intellectuel du monde entier ». Un prédicateur : « Paris est la source de la doctrine d'où partent des aqueducs qui vont jusqu'aux extrémités du monde ». Et le pape Alexandre IV : « La science des écoles de Paris est dans la sainte Eglise comme l'arbre de vie dans le paradis terrestre et comme la lampe resplendissante dans la maison du Seigneur... C'est à Paris que le genre humain... recouvre sa vue et sa beauté ». En 1220, se constitue l'Université de Montpellier et, en 1229, celle de Toulouse. L'école de Montpelier fait pâlir, en médecine, la renommée de l'école de Salerne.
La vie intellectuelle
Les grades universitaires, baccalauréat, licence, doctorat, sont comparables aux nôtres. Mais la distinction des trois degrés qui est la base de notre enseignement, n'existe pas. On passe insensiblement de l'un à l'autre : la Faculté des Arts admet les étudiants à partir de treize ans. Beaucoup n'arrivent pas à la théologie qui est le couronnement de l'édifice scolaire et qui exige dix à quatorze ans d'assiduité obligatoire. La plupart se contentent des connaissances qui forment les sept arts libéraux, grammaire, rhétorique et dialectique, d'une part, arithmétique, géométrie, astronomie et musique, de l'autre. Cette science est vaste, mais peu approfondie. Un grand mathématicien du douzième siècle n'en sait pas plus qu'un élève de première aujourd'hui.
La méthode en usage est toujours celle du texte expliqué. Le maître ne professe pas un cours personnel. Il commente Cicéron, Quintilien, Tite-Live, Virgile, Horace, Térence, saint Augustin, Stace, Platon, Aristote, Hippocrate, Galien (les Grecs en traduction latine). Mais, de tous les auteurs, le plus lu, le plus suivi, le plus admiré, est Boèce, un Romain du sixième siècle, contemporain de Clovis et de Théodoric, qui a compilé tout ce que les Anciens savaient de géométrie, d'astronomie et de physique.
Les hommes de ce temps ne croient guère au progrès. L'idée que la pensée humaine est en marche pour la découverte d'une vérité plus large, pour la possession plus assurée des forces qui régissent l'univers ne retient pas leur méditation. Pourtant le Moyen-âge n'est pas une période d'inertie intellectuelle, mais de féconde et laborieuse incubation. C'est qu'à force de confronter les textes et les autorités, pour faire de la religion un exposé rationnel, satisfaisant aux besoins de l'esprit et de la science acquise (ce que nous appelons au sens large, la scolastique), le Moyen-âge ouvrit à l'intelligence, à la spéculation et à la critique, un horizon indéfini.
Un des problèmes les plus discutés, un des plus importants de ceux qui ont sollicité la raison humaine, fut de savoir d'où viennent les idées générales, les universaux, comment elles se forment, quels sont leurs rapports et dans quelle mesure elles correspondent à une réalité. Pierre Abélard (1079-1142), fut le dominateur, le dictateur de la pensée au douzième siècle. Il a élargi dans tous les sens le champ de la réflexion. Grand remueur d'idées, professeur incomparable, il a déterminé un mouvement scolaire comme l'Europe n'en avait encore jamais vu. À Paris, il eut, dit-on, jusqu'à cinq mille auditeurs. L'un d'entre eux devint pape, dix-neuf cardinaux, plus de cinquante évêques. Mais bien qu'il n'ait jamais cessé de reconnaître l'autorité traditionnelle de l'Eglise, il fut dénoncé par saint Bernard comme coupable de nouveautés hétérodoxes. Condamné au silence, il dut se retirer au monastère de Cluny et termina dans un prieuré de l'ordre la vie la plus tourmentée qui ait jamais été.
Renaissance
La renaissance du douzième et du treizième siècles fut bien plus réelle que la renaissance carolingienne, aussi vive, aussi curieuse, aussi passionnée que la renaissance du seizième siècle, sollicitée comme elle par l'hérésie, et comme elle pénétrée de l'admiration des Anciens. « Nous sommes des nains hissés sur les épaules des géants, écrivait l'écolâtre Bernard de Chartres, et si nous voyons plus loin qu'eux, c'est grâce à eux, lorsque, appliqués à lire leurs ouvrages, nous ressuscitons pour une vie nouvelle leurs pensées éminentes que les siècles et la négligence des hommes avaient, pour ainsi dire, laissé choir dans la mort ». Dans l'énorme production littéraire du Moyen-âge, la justice voudrait qu'on accordât la première place à la littérature en langue latine, qui est la plus abondante et dont le cours se poursuivra pendant des centaines et des centaines d'années jusqu'à Descartes et au delà. Les œuvres latines sont d'autant plus importantes qu'écrites dans la langue dont se servaient les clercs, elles pouvaient être lues dans n'importe quel pays. On y trouve tout ce que le Moyen-âge aimait le mieux : des commentaires sur la Bible, des vies de saints, des écrits de polémique sur le dogme et la discipline, des traités d'enseignement, des histoires, des hymnes religieux et des drames liturgiques.
On a dit que pendant des siècles, tout essor de la littérature française avait été précédé et préparé par un renouveau du latin en France. Il est certain que, par beaucoup d'aspects, la civilisation médiévale doit être considérée comme « un travail de restauration et d'absorption de la civilisation gréco-latine ». La pensée médiévale est sous la dépendance d'Athènes et de Rome ; elle cherche à s'assimiler les œuvres antiques qu'elle interprète et corrige suivant les besoins et les exigences de la foi ; c'est le mélange divers, la réaction des éléments qui fait l'originalité des systèmes. Le plus souvent l'hellénisme se plie au christianisme ; parfois il s'affranchit et tend à se rétablir dans son intégrité. Aussi a-t-on pris l'habitude de distinguer la philosophie du Moyen-âge en deux périodes que sépare au treizième siècle la grande entrée d'Aristote dans le monde latin. C'est en effet une date importante. La première époque a vécu sur des documents assez pauvres : elle n'aboutit pas à une systématisation suffisante. La seconde a reçu les œuvres d'Aristote de deux points différents : de l'empire grec conquis en 1204 et, plus encore, de l'Espagne et de la Sicile où les docteurs arabes et juifs avaient commenté longuement les écrits du maître. La philosophie d'Aristote formait un monde immense, riche de théories, de faits, de renseignements de toute nature, liés par une logique rigoureuse. Elle contenait la totalité de la science grecque et elle formait en même temps une doctrine admirablement cohérente. Par sa matière et par sa forme, par les connaissances qu'elle apportait, par la méthode qu'elle proposait, elle ouvrait à la scolastique des voies prodigieusement nouvelles. Deux hommes s'y avancèrent, doués l'un et l'autre d'une puissance d'assimilation, Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin (1224-1274), mais celui-ci avec tant de précision, de force et d'esprit critique que son œuvre est, dans l'Eglise, demeurée vivante et actuelle, comme une des bases de la philosophie orthodoxe.
Une autre originalité du treizième siècle fut son goût décidé pour les encyclopédies. À aucune époque, on ne publia autant de Sommes, de Miroirs, d'images du Monde, comme si on se flattait de condenser en quelques livres la totalité des connaissances humaines : l'histoire sainte dans la Légende dorée, la Legenda aurea de Jacques de Voragine ; tout ce qu'on savait du monde physique et de l'histoire dans le Speculum majus, le Grand Miroir, de Vincent de Beauvais, du monde moral dans la Somme de saint Thomas, toute la liturgie symbolique dans le Rational des divins offices de Guillaume Durand.
L'amour courtois
Mais les œuvres profanes, les œuvres en français n'échappent pas davantage à l'influence de l'école. Elles portent, elles aussi, la marque de l'Antique. Dans une vie de saint Grégoire, on pousse l'esprit d'imitation jusqu'à lui attribuer tous les malheurs d'Œdipe. Pillant Virgile, Ovide, Lucain, Stace, les auteurs adaptent au goût du public les textes naguère inscrits à leur programme d'étudiant. De là, une profusion de romans en vers, bien différents des chansons de geste. Les uns, dont les héros se nomment Alexandre de Macédoine, Énée, Achille, Jason, Hector de Troie, renouvellent les fictions illustres de l'antiquité gréco-latine ; d'autres, les lais, narrent de menues légendes de féerie et d'amour ; d'autres encore, les plus originaux, les plus émouvants, déroulent dans une Bretagne de rêve, brumeuse et mélancolique, de belles aventures pleines de passion et de merveilleux. Le caractère commun de ces œuvres, très dissemblables de forme et de décor, c'est de s'adresser non plus au public mélangé des foires et des pèlerinages, mais à une élite d'auditeurs choisis. À la chanson de geste, à l'épopée à prétention historique, s'oppose désormais le roman courtois. Il se crée aux alentours de 1150 ; il s'impose dans la seconde moitié du douzième siècle avec les œuvres de Chrétien de Troyes, auteur du premier Tristan et créateur du Graal ; il domine tyranniquement au treizième siècle avec le Roman de la Rose « où l'art d'amour est tout enclose ».
Ce qu'il peint de préférence, ce ne sont plus les exploits brutaux de héros batailleurs, mais les préoccupations sentimentales des raffinés, les tableaux de la vie élégante, les enchantements du désir, les règles idéales d'une société non plus fondée sur la guerre, mais sur l'amour où la force de l'homme s'incline volontairement devant la faiblesse de la femme. Aussi dans ces poèmes, les femmes sont-elles plus vivantes que les hommes. Il en est de patientes, de rusées, de déshonnêtes, de vertueuses, de coquettes, de sentimentales. Ses héros sont uniformément braves, épris, victorieux et dociles, Don Quichottes de vingt ans qui n'ont pas encore rencontré leurs Sanchos.
Cette transformation s'explique pour une part par les circonstances : l'absence prolongée du mari ou du père partis pour la croisade et laissant plus de liberté à la femme et aux filles, le rétablissement de relations avec l'Orient, enfin de longues périodes de paix favorables à une vie élargie, égayée, propre aux plaisirs de l'esprit. Mais s'il est vrai que la littérature soit l'expression de la société, elle en est aussi un moyen de transformation. La poésie courtoise n'a pas commencé au point chronologique précis où cessait la chanson de geste. C'est peu à peu qu'elle s'est répandue, en partant du Poitou, du Limousin et des provinces de langue provençale. Elle a popularisé en le magnifiant un nouvel idéal de chevalerie et ce fut là le don gratuit et magnifique que la France fit au monde occidental.
Les cathédrales
Cependant, le Français du Moyen-âge, défini par un système social et par une activité intellectuelle resterait à moitié dans l'ombre, s'il n'était encore présent parmi nous, dans les pierres des églises et des cathédrales.
À chaque époque de civilisation, il y a toujours un mode d'expression artistique qui prime les autres. Dans l'antiquité grecque, c'est la sculpture qui tient le premier rang ; après les invasions, l'orfèvrerie et les miniatures ; à partir du quinzième siècle, l'hégémonie passe à la peinture. Du douzième à la fin du quatorzième, c'est l'architecture qui domine et qui exerce sur tous les autres arts plastiques une effective souveraineté. Sur les chantiers, maçons, sculpteurs, peintres, verriers, travaillent également sous la direction de l'architecte qui est, dans toute la force du terme, le maître de l’œuvre.
Reine des arts, l'architecture n'en est pas moins la servante de l'Eglise. Elle ne profite de ses privilèges que pour les mettre au service de la religion. Tout l'effort des bâtisseurs est requis par la maison de Dieu ou, comme on disait, par la Chaise-Dieu (Casa Dei) ; la demeure des hommes passe au second plan. Chaque ville veut surpasser la ville voisine par le nombre, la beauté, la richesse de ses églises. Chaque évêque rêve de perpétuer son nom en élevant au Seigneur un temple plus digne de lui. Symbole de foi, la cathédrale est aussi un symbole d'amour. Tous y travaillent. Le peuple offre ses bras, le bourgeois son argent, le baron sa terre, l'artiste son génie. Pendant deux siècles, toutes les forces vives de la France collaborent ; une vie puissante venue du cœur même de la nation, rayonne de ces œuvres éternelles.
Mais si nulle époque n'a élevé des monuments plus nombreux et plus vastes, « la tendance au colossal qui, dans certaines civilisations, est un signe de dérèglement et de déclin, s'associe ici à la plus ferme raison » (H. Focillon). Nos cathédrales, si spacieuses, si hautes, sont en même temps si robustes et si bien assises, elles présentent un équilibre si parfait dans la distribution des masses et des volumes, qu'elles restent à la mesure de l'homme, faites pour abriter ses douleurs, ses consolations, ses mystères et ses espérances. Il est impossible d'entrer dans la grande nef d'Amiens sans se sentir purifié. « L'église par sa seule beauté agit comme un sacrement... Nous en goûtons la paix profonde ; le bruit de la vie se brise aux murs du sanctuaire et devient une demeure lointaine : voilà bien l'arche indestructible contre laquelle les vents ne prévaudront pas ». Nul lieu au monde n'a rempli les hommes d'un sentiment de sécurité plus intime. Cependant, que la gloire de Paris, de Chartres, de Reims, d'Amiens, de Bourges, de Laon, de Beauvais, de Strasbourg, de Metz, de Rouen, ne fasse pas oublier les centaines, les milliers d'églises campagnardes Les solutions découvertes par les architectes du Moyen-âge ne valaient pas seulement pour quelques privilégiés, mais pour tout un monde. Sur la place d'étroits villages, au centre de toutes petites villes, se dressent des édifices accomplis. « Certaines régions rustiques sont comme jalonnées de chefs-d'œuvre ».
Les premières basiliques chrétiennes et les églises carolingiennes étaient couvertes en charpente, c'est-à-dire vouées fatalement à la destruction par suite des incendies allumés par la foudre. Le problème essentiel qui se posait était donc de construire sur le plan basilical cruciforme imposé par la liturgie, des églises vastes et claires avec une couverture en maçonnerie incombustible.
Les Byzantins avaient adopté la coupole, mais la coupole hémisphérique qui convient au plan ramassé des églises byzantines se concilie mal avec le plan allongé des basiliques. Dans le sud-ouest de la France, on imagina de remplacer la coupole unique par un chapelet de coupoles, à raison d'une par travée (ex. : la cathédrale de Cahors) solution d'autant plus difficile que ces coupoles ne sont pas appareillées en briques légères, comme à Sainte-Sophie de Constantinople, mais en pierres. Partout ailleurs, les constructeurs romans (c'est le nom improprement donné à ce style) ont préféré la voûte en berceau, engendré par un arc en plein cintre prolongé. (Ex. : Saint-Savin-sur-Gartempe, dans la Vienne.) L'inconvénient de ce système, c'est que les voûtes exercent une poussée considérable et continue sur les murs qui leur servent de piédroits. Comment assurer la solidité de l'édifice sans trop sacrifier l'éclairage ? En quête d'une solution idéale, les maîtres d'œuvre ont, selon les endroits, essayé un grand nombre de procédés. Tantôt ils ont divisé la voûte par des arcs en saillie (ex. : Saint-Sernin de Toulouse), tantôt ils ont épaulé la nef en faisant monter les collatéraux au niveau de la maîtresse voûte (ex. : Notre-Dame la Grande à Poitiers) ; tantôt encore ils ont surmonté les bas-côtés de tribunes voûtées en quart de cercle, qui font office d'ares-boutants continus (ex. : Notre-Dame du Port, à Clermont-Ferrand). Ici, ils ont percé des fenêtres hautes donnant directement sur la nef ; ailleurs, ils ont réservé l'éclairage aux bas-côtés. Cette extrême diversité des partis, jointe à la variété des matériaux, des décorations sculptées et peintes, a donné lieu à diverses écoles provinciales, bourguignonne, auvergnate, poitevine, normande, provençale..., en tout, une dizaine que les archéologues ont délimitées en se chicanant sur leur nombre.
Progrès très appréciable sur la voûte en berceau, la voûte d'arêtes (ex. : l'église Notre-Dame à Saint-Dié) est formée par la rencontre de deux berceaux de même portée, ayant leurs clefs dans le même plan et dont les intersections déterminent quatre arêtes. L'avantage de cette trouvaille est que les poussées au lieu d'être continues sont localisées sur les quatre supports placés aux points aboutissent les arêtes. Ainsi canalisées, elles sont plus faciles à équilibrer par des contreforts et par des arcs-boutants. Les murs n'ont plus besoin d'être aussi épais ; ils peuvent sans danger être ajourés, percés de fenêtres dans l'intervalle des supports.
Enfin, dernière et parfaite solution : la voûte sur croisée d'ogives, que l'on pourrait aussi définir une voûte d'arêtes nervée, avec quatre arcs d'encadrement et deux arcs de liaison diagonaux. À la vérité, on discute encore sur le rôle exact de la croisée d'ogives et sur l'avantage qu'elle présente par rapport à la simple voûte d'arêtes. Ossature ? Ornement ? Jointure ? Renforcement des points faibles ? Expédient de chantier dispensant d'élever au début du travail des cintres compliqués ? Archéologues et architectes ne s'entendent pas toujours sur la réponse à faire.
Quoi qu'il faille penser du calcul technique, les églises absurdement baptisées gothiques, sont une des plus magnifiques créations dont le monde soit redevable notre patrie. C'est dans les provinces du nord de la Seine, Île-de-France, Picardie, Champagne, qui avaient le moins participé à la grande floraison romane, qu'est né et que s'est épanoui le gothique. À la façon d'un texte allemand du treizième siècle, on l'appellerait plus justement l'art français, car « la France fut pour l'Europe du Moyen-âge ce que la Grèce avait été, dans l'Antiquité, pour le monde méditerranéen : l'initiatrice ».
Rien n'est plus instructif que le rapprochement des deux formes d'esprit. Le temple grec présente l'apparence d'un cube massif ; on n'y voit d'autres ouvertures que la porte ; les pleins l'emportent de beaucoup sur les vides et les lignes horizontales sur les lignes verticales. L'entablement massif posé sur les colonnes avec les trois linteaux superposés de l'architrave, de la frise et de la corniche, le toit plat ou faiblement incliné, donnent une impression de sérénité et de solidité inimitables. Dans la cathédrale gothique, les proportions sont inversées. La construction, débarrassée de toute chair superflue, devient aussi aérienne que possible ; les murs sont ajourés ; par d'immenses baies garnies de vitraux pénètre une lumière féerique ; la pierre se spiritualise ; clochers, flèches, piliers, gables, crêtes en pente raide des arcs-boutants, toutes les lignes sont accentuées dans le sens de la hauteur pour produire un effet de légèreté et d'ascension. Si le temple grec est une harmonie terrestre, la cathédrale gothique est un élan vers Dieu.
Ce verticalisme est de plus en plus marqué à mesure que l'on avance dans le temps. Parmi les grandes églises gothiques, l'abbatiale de Saint-Denis est la plus ancienne, mais à la façade de Notre-Dame de Paris (1163-1245), la galerie des rois et la galerie à jour divisent et contiennent encore le mouvement d'élévation. Cent ou cent cinquante ans plus tard, on construit des cathédrales dont la hauteur représente près de cinq fois la largeur, proportion vertigineuse. À Beauvais, les voûtes montent à 48 mètres (celles de Paris à 35) ; la flèche de Strasbourg à 142 (celle de Chartres à 115).
La cathédrale, révélation totale
En même temps qu'elle donne au monde l'art gothique et le vitrail, la France fait renaître la sculpture monumentale oubliée depuis cinq cents ans. Mais, pour en pénétrer le sens, il ne faut pas y voir seulement des combinaisons de formes visant à la beauté. Ce serait méconnaître l'esprit même du temps. Pour reprendre une expression piquante, on ne dissèque pas le tympan de Moissac comme une nature morte cubiste (L. Réau). L'art du Moyen-âge n'a pas été conçu comme une délectation sensuelle, comme un plaisir des yeux et de l'âme, c'est une prédication muette, un sermon illustré, une explication chrétienne de l'univers, dont les développements ont été élaborés par des théologiens guidant la main des imagiers, des peintres et des verriers. Le Moyen-âge, a écrit M. Émile Mâle, a conçu l'art comme un enseignement. Tout ce qu'il était utile à l'homme de connaître, l'histoire du monde depuis sa création, les dogmes de la religion, les exemples des saints, la hiérarchie des vertus, la variété des arts, des sciences et des métiers, lui était enseigné par les vitraux de l'église ou par les statues du porche. La cathédrale eût mérité d'être appelée de ce nom touchant qui fut donné par les imprimeurs du quinzième siècle à un de leurs premiers livres : la Bible des pauvres. Les simples, les ignorants, tous ceux qu'on appelait la sainte plèbe de Dieu, apprenaient par les yeux tout ce qu'ils savaient de leur foi ».
Assurément, si les clercs reconnaissaient dans les images des murs les personnages, les sciences et les symboles qui leur étaient familiers, s'ils pouvaient se complaire à voir dans la cathédrale une illustration sublime de leur science, une transposition grandiose des Miroirs et des Sommes, il fallait bien que les simples fidèles fussent guidés par les sermons et par les causeries des prêtres. Ils devaient s'initier aux diverses conceptions qui font de l'art une écriture sacrée. Ils devaient apprendre que le nimbe circulaire placé derrière la tête d'un personnage sert à exprimer la sainteté et le nimbe timbré d'une croix, la divinité, que l'auréole de lumière qui émane de tout le corps appartient aux trois personnes de la Trinité, à la Vierge, aux âmes des bienheureux, et qu'elle exprime la béatitude. La nudité des pieds est un signe auquel on reconnaît Dieu, les anges, Jésus-Christ et les apôtres. Un arbre indique que la scène se passe sur la terre ; une tour percée d'une porte est une ville ; si un ange veille aux créneaux, c'est la Jérusalem céleste. Plusieurs lignes concentriques sinueuses et dentelées représentent le ciel ; des lignes parallèles, l'eau, les fleuves et la mer. Les Juifs se reconnaissent à leur bonnet conique ; les martyrs à l'instrument de leur supplice placé auprès d'eux ; saint Pierre a les cheveux crépus, la barbe dure et courte, une tonsure au sommet de la tête. Saint Paul a la barbe longue et il est chauve...
Alors sous les yeux de l'initié se déroule tout le monde passé, présent et futur, la création, le péché, les scènes de l'Ancien Testament qui annoncent et préfigurent le Nouveau, les épisodes de la vie du Christ, les paraboles, l'Assomption et le Couronnement de la Vierge, les grands saints de la chrétienté, leurs miracles et leur mort, les saints locaux, les docteurs, les animaux symboliques (l'aigle symbole de l'Ascension, le pélican symbole de la Rédemption, etc.), l'Apocalypse, le Jugement dernier, la bataille des vertus et des vices, les arts libéraux, les quatre éléments, les travaux des mois, les saisons, les plantes et les bêtes des campagnes, les animaux des pays lointains, les divers peuples de la terre, les monstres de la fable, les métiers, les grands faits religieux de l'histoire de France, le baptême de Clovis, les exploits de Charlemagne, la victoire des premiers croisés. L'Antiquité même n'est pas tout à fait absente. Beaucoup d'églises de l'Ouest ont une statue de l'empereur Constantin. À Chartres, Cicéron est sculpté au pied de la Rhétorique, Aristote sous la Logique, Pythagore sous l'Arithmétique et Ptolémée sous l'Astronomie.
Dans la distribution des personnages et des épisodes, la place, l'ordonnance, la symétrie, le nombre surtout, prennent une importance extraordinaire. Le Moyen-âge, en effet, n'a jamais douté que les nombres ne fussent doués d'une force secrète, comme étant les pensées de Dieu. Douze est le chiffre de l'Église : il y a douze patriarches, douze prophètes, douze apôtres. Trois est le chiffre de la Trinité, et par suite le chiffre de l'âme ; quatre le chiffre des éléments, et par conséquent le symbole des choses matérielles. Sept, composé de quatre et de trois, est le nombre humain par excellence : il exprime l'union des deux natures. Tout ce qui se rapporte à l'homme est ordonné par série de sept. Le monde a été créé en sept jours, la vie humaine se divise en sept âges, gouvernés par les sept planètes. À chacun d'eux est attachée la pratique d'une des sept vertus qui s'opposent aux sept péchés capitaux et dont on obtient la grâce par les sept demandes du Pater. L'Eglise reconnaît sept sacrements ; elle célèbre la sublimité du Créateur en chantant ses louanges sept fois par jour et les sept tons de la musique grégorienne sont, en dernière analyse, l'expression sensible de l'ordre universel.
Chaque cathédrale, il est vrai, ne se présente pas à nous comme une encyclopédie complète. Le programme varie de l'une à l'autre et à partir du onzième siècle l'iconographie de la Vierge prend de plus en plus d'importance. De toutes, la plus riche est Chartres. Avec ses dix mille personnages peints ou sculptés, c'est la pensée même du Moyen-âge devenue visible. Amiens est messianique, prophétique. Paris est l'église de Notre-Dame : quatre portails sur six lui sont consacrés. Bourges illustre la légende dorée. Reims est la cathédrale du sacre, la cathédrale nationale : les rois de la galerie sont les rois de France et non les rois de Juda ; ils sont peints aussi sur les vitraux de la nef et le baptême de Clovis emplit le haut du pignon.
Primauté de la France
Servi par les dynasties françaises établies à l'étranger, propagé par les ordres religieux dont les capitales étaient en France, le gothique a conquis la chrétienté entière. Cantorbery, Westminster, Salisbury, Sainte-Gudule de Bruxelles, Cologne, Magdebourg, Lubeck, Saint-Étienne de Vienne, Saint-Stanislas de Cracovie, Burgos, Léon, Tolède, Séville, Milan, Saint-Laurent de Gênes, Famagouste, Nicosie, sont filles de Paris, de Laon, de Soissons, de Chartres, de Reims ou de Bourges. La primauté de la France au douzième et au treizième siècles a donc été universelle. Elle s'est étendue à toutes les branches du savoir, de la pensée, de la littérature et des arts. Elle vaut pour les arts mineurs comme pour les arts majeurs, pour la musique comme pour l'architecture, pour la vie courtoise comme pour la vie monastique. Parmi les siècles écoulés, il n'en est pas de plus glorieusement français que ceux-là.
Pierre Gaxotte, in Histoire des Français (1951)