mercredi 14 juin 2017

En conférençant... Cardinal Lustiger, La prière de Marie


Sans me livrer à un travail d'imagination 1, je vais suivre avec vous ce que l'Écriture nous dit de la prière de Marie, sur la manière dont elle entre dans la prière de Jésus et réagit devant le Christ lui-même. C'est quelque chose que nous nous représentons mal. Pourtant, l'Évangile nous rapporte des circonstances qui nous déconcertent et méritent d'être relevées.
D'abord les passages initiaux au début de l'évangile de saint Luc.
L’Annonciation (Luc 1, 26-38)
Il est clair que cet épisode ne se réduit pas à la discussion entre l'ange Gabriel et Marie, ni à l'acceptation de la mission. J'imagine mal qu'une telle rencontre, absolument extraordinaire, ne soit pas un moment intense de prière.
Nous pouvons certes concevoir l'apparition de l'ange de façon naïve, comme les peintres ont essayé de la rendre ; mais elle est de l'ordre de l'invisible. La Parole qui est dite est une Parole de Dieu. On ne saurait comparer cette scène aux récits de saints qui ont connu une relation quasi mystique avec des personnages célestes (Jeanne d'Arc et ses voix ; ou, dans un tout autre registre, sainte Thérèse d'Avila).
Le récit de l'Annonciation, ciselé par l'Ancien Testament, nous permet grâce à sa structure biblique de comprendre de quoi il est question. Ainsi nous pouvons entrer dans l'intimité d'une prière prodigieuse de Marie comme fille de Sion, comme âme croyante offerte à Dieu et acceptant d'avance le dessein de Dieu sur elle, percevant qu'il s'agit du salut de l'humanité, en tout cas de la Promesse faite à Israël.
Dès la première phrase rapportée de Marie dans l'Évangile, nous constatons que, dans son âme, elle a intériorisé les paroles de l'Écriture sainte. Non seulement à la manière dont on sait un texte par cœur, mais à la manière dont on en comprend le sens et plus encore l'espérance, avec une plénitude telle que, dans l'obscurité de cette première rencontre, elle peut accepter comme un dessein de Dieu sur elle une parole aussi surprenante, qui ne concerne qu'elle :
Tu concevras et enfanteras un fils et tu lui donneras le nom de Jésus — Dieu sauve — ;
Il sera grand ;
On l'appellera "Fils du Très Haut" ;
Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son Père ;
Il régnera sur la maison de Jacob à jamais et son règne n'aura pas de fin.
À cette parole de l'envoyé de Dieu, la réponse de la Vierge n'est pas : « Que veux-tu dire ? », mais :
Comment cela pourra-t-il se faire puisque je ne connais point d'homme ? 
Ainsi formulée, cette question suppose une compréhension intérieure de l'annonce de l'ange par Marie.
En annonçant la venue du « Fils de David qui régnera sur la maison de Jacob à jamais et dont le règne n'aura point de fin » ; le message de l'ange selon saint Luc est en lui-même un concentré de l'Écriture, un raccourci saisissant de toute l'histoire d'Israël depuis la promesse faite à Abraham pour le salut de toutes les nations.
La question de Marie est la preuve même de sa compréhension contemplative de la Parole de Dieu qu'elle a reçue ; elle en a perçu le centre comme jamais personne jusque-là. En effet, sa question porte sur le comment, non sur le quoi. Dans cette prière, il ne s'agit donc plus seulement de la contemplation de Marie qui se nourrit de la Parole de Dieu, mais de l'engagement de sa liberté à l'égard de cette Parole qui la concerne : « Voici que tu vas enfanter... »
Le fruit de sa prière devient la part qu'elle prend au dessein de Dieu tel qu'elle en a l'intelligence. Quelle part ? Une part majeure : donner chair de sa propre chair à Celui qui est promis depuis des siècles ; rappelez-vous la prophétie de Nathan pour David (cf. 2 S 7, lsq).
La réponse de l'ange — promesse de l'Esprit Saint — est une anticipation de ce que sera la Pentecôte. Dès ce premier chapitre de l'Évangile de saint Luc, le mystère trinitaire est esquissé, de façon à peine perceptible. Dieu le Père annonce en effet la venue en Marie de son Fils par le don de l'Esprit — la nuée divine — :
La puissance du Très Haut la couvrira de son ombre.
Et l'enfant qui va naître sera appelé "Fils de Dieu".
Ce titre, Fils de Dieu, courant dans la tradition biblique pour désigner non seulement le roi mais également Israël, donc le croyant qui accorde à Dieu le titre de Père, est employé ici en un sens singulier, que l'ange semble souligner.
Une contemplation qui est une action
Après que lui soit donné le signe d'Élisabeth, Marie conclut :
Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'advienne selon ta Parole.
C'est comme d'avance un écho de ce que le Seigneur Jésus Christ dira à Gethsémani :
Seigneur, ce que tu veux et non ce que je veux.
Cette prière de Marie est l'engagement le plus complet et le plus réaliste de sa liberté pour accomplir le dessein de Dieu. Cette remise à la volonté de Dieu montre l'authenticité de sa contemplation ; qui lui a permis d'accueillir sa Parole et de percevoir la cohérence profonde et le sens de l'Écriture. Contemplation qui n'est pas celle d'un artiste qui s'arrête devant un paysage ou un tableau, reste des heures à l'admirer et, à force d'attention et de patience, silencieux, l'œil ouvert, découvre des rapports de couleurs, des jeux de forces, des subtilités d'expression, des beautés cachées au premier regard, et devient capable de l'exprimer.
La contemplation de Marie est une relation à Dieu qui sauve. Sans doute aurait-elle pu répondre autre chose. Mais, à partir du moment où, elle qui avait été choisie par Dieu, elle avait trouvé grâce devant ses yeux, comprenait ce qui lui était dit et n'avait pas sursauté à cette révélation, elle a engagé effectivement sa liberté.
Face à face avec Dieu qui va plus loin que le simple vis-à-vis, la contemplation de Marie est perception que Dieu qui l'a créée lui fait grâce. D'emblée elle lui répond en acceptant cette grâce et en se donnant à lui.
Engagement à l'égard de Dieu, la contemplation est action d'une certaine façon : elle est même l'action la plus prodigieuse qui soit. Dans le récit de l'Annonciation se dessine en filigrane une attitude de prière contemplative du plus haut niveau, inouïe, puisqu'elle porte un fruit décisif pour l'histoire du salut.
La Visitation (Luc 2, 39-56)
Comment nous représenter la prière de Marie dans ce récit de l'Évangile ? Nous le lisons habituellement comme un épisode, un événement. Or, de ce dialogue entre Élisabeth et Marie, entre les deux enfants dans le sein de leur mère, les paroles ne peuvent être compréhensibles que par une prière partagée — bien plus, une prière qui, en vérité, se fait dialogue en Dieu, grâce à Dieu, par Dieu.
La rencontre entre Marie et Élisabeth fait partie de l'Annonciation, puisque Marie apprend alors que sa cousine, la stérile, va enfanter. Marie « part en hâte » pour la voir. Plus qu'une simple hâte de se rencontrer, de bavarder, ce second événement est de l'ordre de l'urgence, car il est lié par une nécessité logique et spirituelle avec l'Annonciation, sans que nous en découvrions au premier abord la raison. Pouvons-nous la deviner ?
Le lien entre ces deux événements n'est pas seulement l'annonce d'une fécondité, donnée à Élisabeth dans la stérilité. La Bible nous offre bien des exemples de ces gestes de Dieu : notamment Anne, la mère de Samuel, dont le cantique apparaît en filigrane dans le Magnificat — car Marie n'a pas pu ne pas y penser. Le lien tient au nécessaire rapport entre Jean-Baptiste et Jésus.
En effet, dans cette rencontre de la Visitation, les personnages centraux ne sont ni Marie ni Élisabeth, mais les deux enfants dans le sein de leur mère. Ce que rapporte l'évangéliste est saisissant : c'est une prophétie en acte, bien plus, déjà — dans le silence du sein maternel pour l'un comme pour l'autre —, c'est une manifestation du dessein de Salut en train de se réaliser.
Un engagement mystique
Ce qui se passe en Marie comme en Élisabeth est le commencement de l'œuvre du salut des hommes qui s'accomplira quelque trente ans plus tard ; d'une certaine façon, Marie et Élisabeth en sont déjà les collaboratrices. Cet engagement mystique, dont l'Annonciation nous offre le récit et le signe, permet le déploiement de l'histoire du salut. C'est dans cette lumière qu'il nous faut entendre les paroles dites à la Visitation.
D'abord par Élisabeth, précédant le Magnificat de Marie :
Tu es bénie entre toutes les femmes ; béni le fruit de ton sein.
Comment m'est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne à moi ?
Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l'enfant a tressailli d'allégresse en mon sein !
Bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur.
« Tu es bénie entre toutes les femmes et béni le fruit de ton sein ». Nous sommes habitués à ces paroles que la piété catholique a reprises dans la prière tant de fois répétée, ce Je vous salue, Marie composé de la salutation de l'ange Gabriel et celle d'Élisabeth : nous ne prêtons plus attention à leur origine et à leur signification. La bénédiction d'Élisabeth sur Marie et sur celui à qui Marie donnera le nom de Jésus, comme l'ange le lui a révélé, reprend d'une certaine façon la réponse de Marie :
Je suis la servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole.
L'action de grâce d'Élisabeth fait écho à celle de Marie lorsqu'elle s'en remet à la grâce de Dieu. C'est Élisabeth qui bénit Dieu, la première, pour ce à quoi Marie consent. Pourquoi ? Parce que l'enfant a tressailli dans son sein, comme tout enfant tressaille parfois dans le sein de sa mère. Mais, là, il a tressailli de joie. Cet enfant qui sera appelé Jean, d'un nom seulement connu de son père encore frappé de mutisme, est le premier à manifester Jésus.
Une prophétie, et aussi une prière
Élisabeth, grâce à son fils, son enfant qu'elle porte, prophétise, mieux : elle reconnaît l'événement qui, grâce à Marie, est en train de s'accomplir. Sans deviner la forme que prendra le cours des choses, elle voit déjà et nous fait voir spirituellement ce qui est encore invisible et non accompli aux yeux des hommes. Pourquoi encore invisible et non accompli ?
Lorsqu'Élisabeth eut entendu la salutation de Marie ;
L'enfant tressaillit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint-Esprit.
Par cette notation de l'évangéliste, nous sommes assurés que ces paroles d'Élisabeth sont une prière. Ainsi le sont-elles pour nous ! C'est seulement sous l'action de l'Esprit Saint que nous pouvons faire de cette salutation ce qu'elle a d'abord été : une prière de bénédiction et d'action de grâce pour Jésus et pour Marie par qui Jésus est donné. Elle met le doigt sur ce qui fonde ces deux premiers événements et c'est une béatitude.
Bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur.
Croire n'est pas simplement un acte de crédulité ; le mot peut parfois être faible dans notre langue alors que, dans la Bible, il signifie toujours se fier à la parole de quelqu'un — en l'occurrence à celle de Dieu.
Marie n'a pas cru à une parole qui lui serait dite ; elle a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur. Elle s'est appuyée sur Dieu ; elle a reconnu dans cette parole l'action même de Dieu. La foi ne consiste pas à passer du doute à la conviction, du refus à l'acceptation, mais à s'appuyer sur Dieu qu'on ne voit pas, à sortir de soi pour mettre sa vie entre les mains de Dieu.
L'Écriture et le Verbe fait chair : c'est tout un
Ensuite, vient le Magnificat. Marie reprend ce que nous laissait supposer la première salutation de l'ange Gabriel au jour de l'Annonciation. Beaucoup de citations de l'Ancien Testament tissent son cantique. Pas un des mots du Magnificat n'est inventé par Marie. Elle parle la Parole de Dieu comme on parle une langue. Ainsi, je n'ai inventé aucun des mots que je vous dis. Aucun ne m'appartient. Tous appartiennent à la langue française que nous avons reçue en partage de ceux qui l'ont parlée avant nous. Pourtant, la phrase que je prononce est de moi.
La langue que parle Marie est celle de la Bible. Mais le sens de sa prière ne se tire pas de la somme des citations, même si des allusions sont évidentes. Comme on devine les harmoniques d'un accord musical, de même ces références bibliques permettent d'entendre les harmoniques de ce que dit Marie.
Mais sa prière est tout fait originale, car elle est une action de grâce pour l'accomplissement de :
La Promesse faite à nos Pères en faveur d'Abraham et de sa race à jamais [...].
Le Seigneur se souvient d'Israël son serviteur [...].
Il se souvient de son amour.
Et lorsque, à notre tour, nous chantons ce Magnificat, il faut tourner notre regard vers Jésus et reconnaître en lui l'accomplissement du salut, pour prier réellement avec Marie, comme Marie.
Marie nous enseigne l'entrée dans la prière : méditation et aussi contemplation de l'Écriture qui nous font communier à l'événement qu'elle porte en elle : l'acte par lequel Dieu sauve son peuple, l'événement majeur qu'est la venue en notre monde de la Parole de Dieu qui se fait chair et habite parmi nous. Il n'y a donc de prière chrétienne qu'orientée vers Jésus, venant de Dieu et accomplissant la Promesse du Père, conformément aux Écritures.
Voilà le centre, le cœur de la prière qui, d'emblée, nous est révélé dans la prière de Marie : l'Écriture et le Verbe fait chair sont impossibles à séparer. La Bible n'est pas un livre supplémentaire dont certains seraient férus plus que d'autres. La Parole de Dieu est notre nourriture, comme l'Eucharistie. Voilà les deux voies par lesquelles Dieu se fait nôtre, les deux tables auxquelles il nous convie pour nous unir à lui et nous donner la vie.
En quoi la Parole est vivante
Cette Parole n'est pas lettre morte, simplement consignée dans des livres imprimés ; elle se dit et elle nous est dite. Parole vivante, comme Jésus le promet à ses apôtres :
L'Esprit que le Père enverra en mon nom vous rappellera tout ce que je vous ai dit.
Jn 14, 26
La source de l'Écriture, c'est l'Esprit Saint qui, non seulement, nous fait nous remémorer des paroles écrites, un texte qu'il faut bien lire et étudier, mais aussi qui nous fait comprendre de l'intérieur ce que Dieu nous dit et ne saurait s'épuiser dans le commentaire du texte.
Disciples du Christ, nous ne sommes pas comme des élèves ou des professeurs qui scrutent un texte pour le déchiffrer et en avoir l'intelligence. Nous sommes comme Marie : elle trouve dans la Parole transmise le lieu où le Père donne la Parole, toujours personnelle, qu'elle reçoit par sa méditation et sa contemplation, et, je le répète, dans l'engagement de sa liberté.
Pour découvrir encore la prière de Marie, après la Nativité, regardons la Présentation de Jésus au Temple, et ensuite, dans la vie cachée à Nazareth, Jésus perdu et retrouvé à Jérusalem parmi les docteurs.
La Présentation au Temple (Luc 2, 22-38)
Elle nous montre une prière et un engagement de la Vierge. Marie se rend au Temple avec Joseph et l'Enfant pour deux actes rituels précis, que semble bien distinguer l'évangéliste : d'une part, les relevailles — une femme qui avait enfanté allait au Temple après son accouchement pour une prière dite de purification ; d'autre part, la présentation et le rachat du premier-né.
Dans l'Ancien Testament, on mentionne deux sacrifices distincts pour l'un et l'autre cas. D'après la pauvre offrande faite par Marie et Joseph — un couple de tourterelles ou deux jeunes colombes —, il s'agit seulement du sacrifice des relevailles, « suivant ce qui est dit dans la loi » (cf. Lv 12, 8). Et ils n'ont pas racheté l'Enfant. En effet, pour marquer que tout est donné par Dieu, tout premier-né des hommes (et même du bétail) appartenait à Dieu, « ainsi qu'il est écrit dans la loi du Seigneur : Tout garçon premier-né sera consacré au Seigneur » (cf. Ex 13,2 sq). Pour pouvoir en disposer, il fallait le racheter à Dieu, en versant la somme de cinq sicles (cf. Nb 18, 15-16).
Marie n'a pas racheté l'Enfant afin de le garder pour elle ; elle l'a laissé consacré au Seigneur. Et ce geste, elle l'accomplit au Temple. Or on ne peut aborder le Temple qu'en priant. Jésus l'appellera : « la Maison de mon Père ». La manière dont nous fréquentons les lieux sacrés, y eût-il le Saint Sacrement, n'a rien à voir avec la manière dont on approchait le Saint des saints. Nous nous situons dans un autre registre. D'une certaine façon, la Demeure de Dieu parmi les hommes nous est devenue plus familière, dans la mesure où « le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous » et où le sacrement de sa Présence nous est sans cesse donné à travers le temps et l'espace.
La Vierge Marie vit encore à l'époque où le Temple est le seul lieu que Dieu a choisi pour y faire sa demeure. Lorsqu'elle aborde ce lieu, ce n'est pas avec moins de respect que Jésus, donc en priant et en adorant. Pour présenter le sacrifice, elle s'approche avec l'enfant à quelques centaines de mètres du Saint des saints auquel elle n'a pas le droit d'accéder. Les prêtres accueillent sa modeste offrande.
Mais que fait-elle, alors, au moment où elle ne présente pas le sacrifice pour le rachat du premier-né ? Elle reconnaît que cet Enfant ne lui appartient d'aucune façon et elle accepte qu'il soit totalement à Dieu. Elle lui a donné sa propre chair, mais il est de Dieu et pour Dieu, pour le salut du monde et l'accomplissement de la Promesse. Donc on ne saurait imaginer cet événement vécu autrement que dans la contemplation intérieure la plus profonde, pour que ses gestes puissent avoir un sens.
La paix m'apporte le salut
L'intervention de Syméon, puis de la vieille prophétesse Anne nous aident à le discerner. Or, note saint Luc :
Il y avait à Jérusalem un homme du nom de Syméon ;
Cet homme était juste et pieux ; il attendait la Consolation d'Israël
(le Messie) et l'Esprit Saint reposait sur lui.
 Il lui avait été révélé par l'Esprit Saint qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir vu le Christ du Seigneur.
Il vint alors au Temple ; poussé par l'Esprit ;
Et quand les parents apportèrent le petit enfant Jésus pour accomplir à son égard les prescriptions de la Loi ; il le prit dans ses bras
(lui et non pas le prêtre) et il bénit Dieu :
« Maintenant, Maître, selon ta parole tu laisses ton serviteur s'en aller dans la paix ».
Tu m'accordes la paix puisque maintenant je vois le salut. Syméon est le premier qui reçoit ce qui a été annoncé aux bergers par les anges :
Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes qu'il aime.
La paix, le shalom dont il est question, est le bien messianique suprême : non pas la cessation de la guerre, mais la plénitude de la vie donnée par Dieu aux hommes qu'il aime.
Syméon dit à Dieu : Tu me donnes part à cette paix puisque « mes yeux voient ton salut », le Sauveur que tu as promis, « que tu as préparé face à tous les peuples ; lumière pour éclairer les nations et gloire d'Israël ; ton peuple ».
Avec ce petit enfant qu'elle remet à Dieu, à nouveau quelqu'un dit à Marie ce qu'elle est en train de vivre. De même qu'Élisabeth a rendu grâce pour ce qui lui a été donné, de même Syméon rend grâce et bénit Marie pour ce qu'elle accomplit et permet d'accomplir.
Son père et sa mère étaient dans l'émerveillement de ce qui se disait de lui. Syméon les bénit et dit à Marie, sa mère : « Vois, cet Enfant doit amener la chute et le relèvement d'un grand nombre en Israël ; il sera un signe de contradiction. Toi-même un glaive te transpercera l'âme afin que se révèlent les pensées intimes d'un grand nombre ».
Ces paroles sont claires à nos yeux et obscures pour Marie, je suppose. Quel sens peuvent-elles avoir à moins d'être reçues dans le secret et la contemplation de la prière ? Non pas menace qui la mettrait dans la peur, mais annonce d'un destin prophétique. Non pas un malheur personnel, mais une part sacrificielle prise à l'œuvre du salut. Comme si d'avance l'Enfant qu'elle n'a pas racheté afin de le garder pour elle associait sa mère à l'œuvre de rédemption qu'il accomplira et qui suscitera la contradiction. Elle aussi aura part à ce qu'il va vivre en étant lui-même « signe de contradiction pour la chute et le relèvement d'un grand nombre ».
Jésus perdu et retrouvé au Temple (Luc 2, 41-50)
Lors de la fête de Pâque, chaque année, comme c'était prescrit par la Loi, Marie et Joseph vont à Jérusalem en pèlerinage pour avoir part à l'agneau égorgé au Temple et vivre en famille le repas pascal. Jésus le fera le Jeudi saint avec ses disciples, avant d'être lui-même cet Agneau immolé et de consentir à ce sacrifice spirituel évoqué par le Psaume 40 et mis dans la bouche du Christ-Messie (cf. He 10, 5).
L'Enfant Jésus, perdu et retrouvé à douze ans, est une anticipation symbolique du Christ Jésus enfoui dans la mort et ressuscité. Mais Marie et Joseph ne le vivent pas ainsi. D'où ces paroles surprenantes de la Vierge :
Mon enfant ; pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois ; ton père et moi nous te cherchions, tout angoissés !
Et Jésus de leur répondre :
Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ? (qu'il me faut être chez mon Père).
« Mais eux ne comprirent pas la parole qu'il venait de leur dire » ; note l'évangéliste. Ce point est très important. Il annonce ce qui arrivera quelque vingt ans plus tard. Jésus est en Galilée, il enseigne la foule qui l'enserre de toutes parts : 
Ils ne pouvaient même pas prendre leur repas.
À cette nouvelle, les gens de sa parenté vinrent pour s'emparer de lui ; car ils disaient : il a perdu la tête.
Mc 3, 20-21
Dans ces premiers épisodes de la vie de Jésus, la prière de Marie, telle que les évangélistes nous la laissent entrevoir, est bel et bien une prière avant l'accomplissement complet du salut qui, cependant, grâce à Marie, est en train d'être offert aux hommes. Autrement dit, la compréhension de l'œuvre salvifique ne sera donnée à Marie qu'au Cénacle avec les apôtres, au jour de la Pentecôte par le don de l'Esprit — donc après la Passion, l'ensevelissement et la Résurrection du Seigneur.
Jusque là, Marie ne comprend pas tout. Elle ne cesse de prier comme une croyante qui pressent le dessein de Dieu, mais ne peut le percevoir tant qu'il n'est pas accompli. L'unique mystère de la Croix et de la Résurrection n'est pas encore dévoilé, même à Marie. La grâce qu'elle a reçue ne suffit pas pour qu'elle comprenne. Elle accepte pourtant cette réplique de Jésus quand, aux disciples qui lui avaient dit :
Voilà que ta mère et tes frères sont dehors, ils te cherchent.
Il répond :
Qui est ma mère et mes frères ?
Celui qui fait la volonté de mon Père, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère.
Mc 3, 32-35
La Figure de l'Église
Après avoir retrouvé l'Enfant Jésus au Temple, de retour à Nazareth, « Marie garde tous ces événements dans son cœur » — les événements du commencement de l'histoire du salut. Elle y consent, elle, la mère de Jésus. Elle est mère, non pas seulement en raison de la maternité charnelle de son Fils, pour l'avoir enfanté dans son sein, nourri de son lait. Mais elle est mère, sœur, frère (pour reprendre l'énumération de Jésus), parce qu'elle accomplit la volonté de Dieu. Elle n'a pas de privilège familial ! Et cette parenté de Jésus nous la partageons spirituellement : nous, nous sommes le frère, la sœur de Jésus.
Dès ce moment-là, Marie se met volontairement à la suite de Jésus, alors qu'elle ne le comprend pas et ne peut le comprendre. De même, les apôtres, appelés à suivre le Christ qui leur annonce sa Passion, ne comprennent pas du tout ; ils ne sont pas d'accord. Et une fois l'événement accompli, tels les disciples d'Emmaüs, ils n'ont pas encore compris pourquoi il fallait que cela arrive.
La marque la plus évidente de l' œuvre de l'Esprit est de changer leur esprit et leur cœur de sorte qu'ils comprennent « pourquoi il fallait que le Messie souffre avant d'entrer dans sa gloire » et qu'ils reçoivent la force de témoigner de Jésus dans toutes les nations (cf. Luc 24,13-35).
Nous non plus, nous ne pouvons pas comprendre le mystère de la Croix si Jésus, par le don de son Esprit, ne nous fait pas entrer de l'intérieur dans l'intelligence de ce qu'il accomplit.
À Marie, ce même chemin n'est pas épargné. Car elle est de notre côté, du côté du peuple croyant. Elle est la Mère de l'Église, la Figure de l'Église. Elle comprendra peut-être avant les apôtres puisque, debout au pied de la croix, elle reçoit les deux paroles de Jésus, celle dite au disciple : « Voici ta mère » ; et celle qui lui est adressée à elle-même : « Voici ton fils ». « Dès cette heure-là, note saint Jean, le disciple la prit chez lui » (Jn 19, 26-27). Marie accepte ce rôle maternel aux dimensions de l'Église naissante. Singulière avancée dans le mystère de la Passion, épreuve de la foi, en même temps que remise de sa vie entre les mains de Dieu avec le Christ.
Avec Marie et les apôtres
Comme les apôtres, comme Marie, par le don de l'Esprit, nous sommes appelés désormais à entrer dans la prière de Jésus, sans nous contenter de supplier pour nos misères et nos besoins, mais en partageant cette prière contemplative dont Marie nous donne le témoignage depuis l'Annonciation jusqu'à sa participation au mystère de la Rédemption avec Jésus, cloué sur la croix, ressuscité pour notre vie.
La vocation de Marie est la vocation de l'Église, de tous les membres de l'Église dont elle est l'anticipation et la prophétie. Chacun de nous est invité à poursuivre le chemin qui fut celui de la prière de Marie :
― recevoir la Parole de Dieu, la contempler et engager notre liberté à l'égard du Seigneur ;
― supplier pour nos péchés, nos faiblesses et la misère des autres, avec le cœur serré devant tant de détresses ;
― mesurer le don que le Seigneur nous fait dans l'Eucharistie en nous associant à l'offrande volontaire de sa vie et à l'œuvre rédemptrice pour partager sa prière ;
― rendre grâce aussi pour tant de bienfaits.
Alors, nous pouvons dire la prière par excellence du peuple sacerdotal, c'est-à-dire la prière de l'unique Grand Prêtre, Jésus :
Notre Père qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne,
Que ta volonté soit faite.
La liturgie de la messe nous fait dire cette prière tous ensemble, avant de recevoir le Corps du Christ, pour que d'avance nous priions avec Lui et comme Lui, au moment où nous recevons son Corps et son Sang, notre nourriture et notre vie.
Jean-Marie, cardinal Lustiger, in Comme Dieu vous aime


1. Conférence donnée à Lourdes le vendredi 2 juin 2000, avant la prière du chapelet.