vendredi 30 mars 2018

En entrant... Marie-Joseph Le Guillou, Vendredi Saint



L’Église nous donne aujourd'hui le quatrième chant du Serviteur à méditer en Isaïe 52,13 à 53,12. C'est certainement le texte le plus dramatique et le plus prophétique de la mort du Christ. En voici un extrait :
Comme un surgeon il a grandi devant lui, comme une racine en terre aride ; sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits ; objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu'un devant qui on se voile la face.
[...] Ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé.
[...] S'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours et par lui la volonté du Seigneur s'accomplira.
Le deuxième texte majeur de ce jour est la lettre aux Hébreux. Nous citons le passage de cette lettre, lu le Vendredi Saint dans la célébration de la Passion du Seigneur :
Frères, en Jésus, le Fils de Dieu, nous avons le grand prêtre par excellence, celui qui a pénétré au-delà des cieux ; tenons donc ferme dans la profession de notre foi. En effet, le grand prêtre que nous avons n'est pas incapable, lui, de comprendre nos faiblesses ; dans tous les domaines, il a connu l'épreuve, absolument comme nous niais non pas le péché. Avançons-nous donc avec pleine assurance vers le Dieu tout-puissant qui fait grâce, pour obtenir miséricorde et recevoir en temps voulu, la grâce de son secours.
Le Christ, pendant les jours de sa vie mortelle, a présenté, avec un grand cri et dans les larmes, sa prière et sa supplication à Dieu qui pouvait le sauver de la mort ; et, parce qu'il s'est soumis en tout, il a été exaucé. Bien qu'il soit le Fils, il a pourtant appris l'obéissance par les souffrances de sa passion ; et, ainsi conduit à sa perfection, il est devenu, pour tous ceux qui lui obéissent, la cause du salut éternel.
Hébreux 4, 14-16 ; 5, 7-9
Le Christ est cause de salut éternel parce qu'il a obéi. Il s'est livré à la mort et Dieu l'a rendu parfait pour que nous soyons parfaits. Le Christ a connu l'épreuve comme nous et comme il est vraiment homme, il a connu la souffrance mais il n'a pas péché. L'affirmation centrale est là : Il n'a pas péché.
Nous avons ensuite un récit de la Passion telle que saint Jean nous la relate. Après la prière sacerdotale, « Jésus s'en alla avec ses disciples de l'autre côté du torrent du Cédron. Il y avait là un jardin dans lequel il entra, ainsi que ses disciples » (Jean 18,1). Puis le Christ est arrêté, jugé de façon inique et c'est la condamnation à mort et la mort elle- même.
Le fil d'or qui va de bout en bout de la Passion de Jésus est la proclamation de sa royauté. La proclamation de sa royauté de Messie et de Fils de Dieu est au cœur de tout le texte. Le titre de Rois des Juifs est annoncé par Pilate, un représentant des païens. Quand les juifs, plus tard, voudront éliminer l'inscription placée au-dessus du Crucifié INRI c'est-à-dire Jésus de Nazareth Roi des juifs, Pilate n'acquiescera pas à leur demande. Il se contentera de répondre « Ce qui est écrit est écrit ».
Souvenons-nous que le Christ affirme « Ma royauté ne vient pas de ce monde ; si ma royauté venait de ce monde, j'aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Non, ma royauté ne vient pas d'ici ». (Jean 18,36). L'interrogatoire de Pilate culmine dans la crucifixion et le don de Jean à Marie et de Marie à Jean :
Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère, avec la sœur de sa mère, Marie femme de Cléophas et Marie Madeleine. Jésus, voyant sa mère, et près d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa mère « Femme, voici ton fils ». Puis il dit au disciple : « Voici ta mère ». Et, à partir de cette heure-là, le disciple la prit chez lui.
Jean 19, 25-27
Chez lui, c'est-à-dire dans ses biens spirituels.
La phrase suivante est décisive, c'est pourquoi je la détache pour bien la faire comprendre :
Après cela, sachant que désormais toutes choses étaient accomplies pour que l'Écriture s'accomplisse jusqu'au bout, Jésus dit : « J'ai soif ».
(Jean 19, 28
L'accomplissement des Écritures est le don de Marie à Jean. C'est la maternité de l'Église dont Jean est le disciple. C'est avec raison que le centre de la phrase de Jean est « sachant que désormais toutes choses étaient accomplies pour que l'Écriture s'accomplisse jusqu'au bout »
La mort de Jésus suit le J'ai soif. L'ouverture du cœur du Christ sur la croix sera donnée à l'Église avec l'eau et du sang, symbole des sacrements de l'Église. L'Église commémore la Passion du Christ jusqu'à son ensevelissement et ensuite, elle va se recueillir dans une prière extrêmement solennelle pour tous les hommes. En effet, la Prière universelle prend toutes les catégories de personnes : la sainte Église, le Pape, le clergé et le peuple fidèle, les catéchumènes, l'unité des chrétiens, les juifs, ceux qui ne croient pas en Jésus-Christ, ceux qui ne croient pas en Dieu. C'est une affirmation de l'universalisme du salut.
À travers cette prière, nous sommes introduits dans la Vénération de la Croix (attention, ne pas penser adoration). On organise une procession pour vénérer la Croix sur laquelle le Christ est mort. Cette procession peut prendre des formes très glorieuses telle que la triple génuflexion avant la vénération.
À la fin de la célébration, l'Église, devenue en quelque sorte veuve, offre aux fidèles , dans sa bonté, la possibilité de recevoir l'Eucharistie mais comme en secret. La sainte réserve n'est ensuite gardée que pour les malades.
Un autre point important à souligner est qu'il ne faut pas séparer le Vendredi Saint de la Résurrection pas plus que du Samedi Saint. Ce dernier ne fait qu'un avec le Vendredi Saint. Nous avons cette formule dans le Credo « Il est descendu aux enfers » faisant écho à ce que saint Pierre nous dit dans sa première épître :
Mis à mort selon la chair, le Christ a été vivifié selon l'esprit. C'est en lui qu'il s'en alla même prêcher aux esprits en prison, à ceux qui jadis avaient refusé de croire lorsque se prolongeait la patience de Dieu, aux jours où Noé construisait l'Arche, dans laquelle un petit nombre, en tout huit personnes, furent sauvées à travers l'eau. Ce qui y correspond, c'est le baptême qui vous sauve à présent.
1 Pierre 3, 18-21
Voilà encore un accent sur la participation du Christ à toute la condition humaine. La descente au séjour des morts est l'humiliation la plus profonde qui soit pour le Christ mais qui marque d'autant plus l'ampleur de sa victoire. Un élément très important à souligner est que l'âme du Christ reste unie à sa divinité. Il y a séparation du corps et de l'âme mais la divinité reste unie à l'un comme à l'autre. Le corps du Christ reste le corps du Christ personnalisé, ce qui n'est pas notre cas lorsque nous mourrons. Notre corps devient une dépouille mortelle, qui deviendra poussière et ressuscitera à l'heure de la résurrection. Et l'Église médite tout le mystère de la Passion.
Quel est le cœur du Vendredi Saint ? C'est la signification de la Croix. Nous avons, pour nous aider à méditer ce mystère, des paraliturgies c'est-à-dire des célébrations qui ne sont pas le cœur de la liturgie proprement dite. Il s'agit des Sept paroles du Christ en croix et du Chemin de la croix. À travers l'ensemble des célébrations, nous proclamons la victoire du Christ alors qu'il apparaît véritablement dans son anéantissement suprême. Pourtant, nous proclamons et nous chantons la royauté du Christ.
L'Église offre aux fidèles ces célébrations pour que nous nous souvenions de ce qui est à l'origine de son existence. Oui, l'Église se remémore sa propre naissance. Elle est née à la croix lorsque le Christ dit à Marie : « Femme, voici ton Fils ». C'est un des moment les plus solennels du souvenir de Dieu : le souvenir de la croix doit devenir, en quelque sorte, permanent en nous. D'ailleurs si nous récitons notre rosaire, nous savons que ce faisant, nous méditons la vie du Christ et spécialement la croix du Christ.
L'important est de découvrir que la puissance de l'amour de Dieu se manifeste à travers la faiblesse et que Dieu passe à travers notre faiblesse. Nous méditons sur un amour qui se livre librement, qui n'est pas obligé. Le Seigneur donne sa vie parce qu'il le veut. C'est un don total qui demande de nous un don en pure perte de nous. Il faut s'abandonner jusqu'au bout. C'est ce que l'Église médite aujourd'hui, c'est ce qu'elle nous demande.
Ceci ne peut se faire que dans la prière et le jeûne. Je souligne le jeûne non pas comme une invitation à des exploits spirituels (cf. les Pères du désert). Je le souligne parce qu'il est inséparable de la prière. Le jeûne est une façon de se priver (manger sobrement mais pieusement), de se priver pour être plus près de Dieu. Il faut nous donner nous-mêmes pour pouvoir entrer dans la prière. Prendre la prière en elle-même comme si elle était, si je puis dire, le tout de la vie est une vue fausse. Il faut que ce soit toute notre vie qui devienne prière, c'est en vérité tout l'inverse. Notre vie doit être transformée en prière comme la vie du Christ l'a été à travers les événements les plus humbles.
Saint Jean voit la croix dans une perspective de Gloire ; pourtant c'est lui qui est le plus sensible aux souffrances du Christ, à son agonie, à son abaissement. Quand on parle de la Gloire, il ne faut pas voir le Christ comme s'il ne souffrait pas, c'est une erreur. C'est une souffrance illuminée par l'amour le plus grand qui soit, c'est-à-dire celui de son Père. Le Christ dévoile l'amour de son Père, il dévoile la vérité de son Père. En saint Jean, le mot vérité veut dire amour. La vérité, c'est l'amour. Faisons la vérité et nous viendrons à l'amour. Faire la vérité dans sa vie est le thème de saint Jean. C'est le thème de la vie de l'Église qui sait que tout son être se joue dans ce mystère de salut.
Voilà ce qui se passe le Vendredi Saint pour l'Église. Marc nous dit : « Tant qu'ils ont l'époux avec eux, ses compagnons ne peuvent pas jeûner Mais viendront des jours où l'époux leur sera enlevé ; et alors ils jeûneront en ce jour-là. (Marc 2, 19-20). Le Christ retourne auprès de son Père, nous ne restons pas orphelins ; cependant il y a une certaine absence et nous sommes dans cette absence. Cela suppose un certaine jeûne au sens spirituel du mot, c'est-à-dire une certaine perte de nous-mêmes jusqu'à ce que nous soyons pris dans le mystère de Dieu.
Et l'Église attend. Le thème de l'attente est capital pour comprendre la résurrection. L'Église attend car même lorsqu'au matin de Pâques le Christ ressuscitera, nous aurons de nouveau à l'attendre. Il est venu mais il viendra, il est venu mais tout n'est pas encore donné. Nous sommes baptisés, c'est vrai, mais nous avons à être baptisés dans la mort du Christ à chaque instant de nos vies. Nous sommes déjà pris dans la mort du Christ et pourtant nous avons à nous plonger dedans toujours davantage. Cela peut paraître paradoxal : nous sommes ressuscités avec le Christ et nous avons à ressusciter chaque jour. La vie du chrétien est un paradoxe inouï, elle n'est pas une vie fermée sur elle-même. Notre vie doit s'ouvrir puisque nous devons être dans l'attente du retour du Seigneur. Même lorsqu'il vient à nous dans l'eucharistie, c'est sous le voile de la foi ; nous avons à l'attendre jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il vienne dans la gloire. La gloire, l'amour sont vraiment le cœur de l'évangile de Jean. Lorsque le Christ dit :
Père je t'ai glorifié sur la terre, en menant à bonne fin l'œuvre que tu m'as donné de faire. Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de la Gloire que j'avais auprès de toi, avant que fût le monde. J'ai manifesté ton Nom aux hommes.
Jean 17, 4-6
Le Christ nous dévoile qui est son Père.
Le Vendredi Saint est le jour du dévoilement de Jésus qui va jusqu'au dépouillement symbolisé par le dépouillement des autels. L'Église n'a plus rien. Elle attend dans la patience et dans l'amour.
Royauté, gloire, descente aux enfers, abaissement jusqu'au bout sont les thèmes qui doivent revenir en nous. À nous de nous arrêter sur celui qui paraît le plus important, sur celui qui, à ce moment précis de notre vie, résonne davantage. Nous sommes créés par Dieu avec des affinités ; il faut suivre les affinités bonnes que Dieu nous donne. Il faut se laisser faire par le Seigneur. Nous sommes plus sensibles à tel aspect du mystère du Christ qu'à tel autre mais cela peut changer au cours de notre vie qui s'approfondit sans cesse.
Un dernier point semble important à souligner : le mystère de la Croix est incompréhensible sans le mystère de la Résurrection. Si il y a la Gloire, c'est parce que déjà la résurrection est à l'œuvre dans le corps du Christ. La Gloire n'évacue pas la Croix. Il faut tenir les deux à la fois. Tenir sérieusement, c'est-à-dire croire que la résurrection est impensable sans la croix et que la croix est impensable sans la résurrection. Si le Christ n'était pas livré à la Gloire par son Père, il n'y aurait pas de triomphe. Il fallait que le Christ souffrît pour entrer dans la Gloire. « Il fallait » signifie une nécessité divine, une nécessité de l'amour de Dieu. La croix est nécessaire pour nous faire entrer dans le mystère de Dieu car connaître la Gloire de Dieu est le but de toute vie humaine.
Marie-Joseph Le Guillou, in Entrons dans la Passion et la Gloire du Christ