mardi 24 avril 2018

En préfaçant... Paul Claudel, Il a fallu que quelque chose se passât



Lettre à M. l'abbé Totsuka
C'est la question à laquelle dans tous les pays du monde, au Japon comme ailleurs, à une étape quelconque de la route assignée, et spécialement quand il y fait en pleine conscience ses premiers pas, tout homme instruit est appelé à répondre. Tout à coup, Jésus-Christ s'interpose, et ceux-là mêmes, le plus grand nombre, qui ont passé outre avec un geste d'ignorance, de découragement, d'impatience, de blasphème ou de refus, se demandent parfois dans un obscur frisson si à la question fondamentale qui leur était posée – personnellement posée – il n'y avait pas une autre réponse à faire, celle-là précisément que le Saint Esprit a mise dans la bouche de Simon-Pierre sur le chemin de Césarée de Philippes quand il résolut de rester pour toujours avec Celui qui ne passe pas ! « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! »
C'est pour aider vos compatriotes, mon cher abbé Totsuka, à faire cette heureuse réponse que vous avez traduit ces pages si lumineuses et si convaincantes de notre beau manuel Christus. Vous me faites l'honneur de me demander une préface. Je ne puis que vous donner un témoignage, non plus une de ces joyeuses acclamations de la jeunesse, mais les réflexions d'une tête blanchissante qui s'appesantit sur une sécurité éternelle. Je transcris pour vous ces quelques pages d'une Méditation de la Semaine Sainte. J'ai essayé de regarder le Christ par le dehors, d'une manière aussi rationnelle et objective que possible, en faisant usage beaucoup moins des documents écrits que de la logique et des faits, si je puis dire, monumentaux, que l'histoire, en les dégageant par une sorte de travail géologique, a élevés à une signification permanente, aussi incontestables que la pierre.
En ne regardant du tableau fourni par les Évangiles que l'image la plus simple et de tous incontestée, qu'est-ce que Jésus-Christ ? Un illuminé Juif, dont il ne nous reste aucun écrit, prêchant quelques années et finalement crucifié par les Romains sur l'initiative et après la condamnation des autorités doctrinales juives. À cette personnalité obscure se rattache le plus grand mouvement religieux qui ait jamais travaillé l'Humanité.
Partons de ces seules données.
La première chose à remarquer, c'est que l'agitation intellectuelle et morale puissante dont Jésus a été l'origine ne s'est pas traduite de son vivant par un mouvement matériel et politique.
Il n'y a pas trace d'une émeute, d'une rébellion, comme furent plus tard celles de Judas le Gaulonite ou de Barkoceba. Le fait qui a motivé la condamnation de Jésus a donc eu une cause purement doctrinale et cette cause a dû être extrêmement grave, vu la sévérité de la condamnation et son exécution par les Romains à la veille de la plus grande Fête de l'année et bien que l'ordre public ne fût pas intéressé.
Un autre témoignage de cette gravité est la haine vouée par les Juifs à la mémoire de Jésus (v. Talmud), de même que la vertu, ou, si l'on veut, la virulence de sa doctrine, est confirmée par la conversion, un an après le Calvaire, de saint Paul, un pharisien entre les pharisiens.
Ne s'étant traduite par aucun mouvement politique, il faut conclure que la doctrine du Christ avait uniquement rapport au monde des idées, de la conscience. C'était quelque chose de séparé du temporel. Elle faisait une distinction radicale entre le monde du fait matériel et le monde moral.
D'autre part, elle ne s'est jamais posée comme la destruction de l'ancienne religion, mais comme son explication et son développement. Le Christ prêche partout dans les Synagogues, du haut des chaires officielles.
Cependant la prédication de Jésus cause un scandale énorme parmi les autorités chargées officiellement de l'interprétation et de l'administration de l'ancienne religion. Elles se sont senties menacées à la fois dans leurs croyances et dans leur position officielle, atteintes à la base. On sent que les pharisiens défendent leur peau. Il y a donc de la part de Jésus non seulement prédication morale, comme celle de Jean-Baptiste, mais doctrine : doctrine indiquée par lui comme la suite et le développement de l'ancienne révélation, et cependant scandaleusement nouvelle aux yeux des détenteurs de la Loi. Jésus a donc dû dire quelque chose d'énorme.
Il n'y a rien de plus énorme qu'un blasphème. Et précisément nous voyons que le fait reproché au Christ est un Blasphème, c'est-à-dire un attentat contre la Divinité elle-même, l'attribution à la Divinité d'un caractère qui en avilissait la majesté. Quel était ce blasphème ? Nous avons à ce sujet le témoignage contemporain de saint Paul. Dès qu'il y a une trace historique d'un chrétien, dès la première conversion authentiquement constatée, ce chrétien croyait que le Christ était le Fils de Dieu. Et s'il a cru que Jésus était le Fils de Dieu, c'est que Jésus avait dit lui-même qu'il l'était (contre Renan).
Cette affirmation était bien en effet aux yeux des Juifs un scandale inouï, eux qui à cette époque n'osaient même plus prononcer le nom incommunicable. Dans toute l'histoire humaine, jamais un révolutionnaire religieux n'a osé se proclamer le Fils de Dieu (Dieu dans la plénitude du sens que lui donnaient les Juifs), et cela pour des raisons bien simples : car il manquait trop évidemment et de la perfection morale et de la puissance matérielle pour justifier un pareil titre. Une pareille affirmation au milieu du monde juif, c'était quelque chose d'inouï, d'effroyable ! Il a donc fallu absolument que cette prétention, Jésus la justifiât, qu'il donnât des marques frappantes à la fois de sa sagesse et de son pouvoir, qu'il portât témoignage de lui-même à la fois par la sainteté et par ses miracles. Cette nécessité était d'autant plus grande que tout en engageant ses disciples dans une voie nouvelle qui mettait contre eux toute l'autorité officielle et traditionnelle du Judaïsme, il ne leur promettait cependant aucun avantage matériel, mais, au contraire, la persécution.
Or, cet homme qui, le seul entre tous les êtres créés, a jamais osé se dire le Fils de Dieu, nous le voyons périr dans les conditions les plus basses, les plus cruelles, le plus humiliantes, dans l'abandon le plus complet. N'est-il pas manifeste que sa doctrine ne pouvait rester sous le coup d'une si pénible défaite de son auteur, d'un démenti aussi complet à ses affirmations ? Car à la différence des autres religions, elle consistait moins dans un corps d'affirmations s'imposant par elles-mêmes que dans la personne de l'homme qui était venu les apporter. Il fallait donc une revanche. Il a dû y avoir une preuve quelconque que cet homme qui se disait le Fils de Dieu n'avait pas été vaincu. En effet, nous ne voyons pas que la mort du Christ ait été suivie d'aucune dépression parmi ses disciples. Il n'y a pas eu d'interprétation, d'explications tirées par les cheveux, de consolations sophistiquées. Il n'y a pas eu de ces désaccords, de ces conflits, de ces schismes qui auraient été la conséquence inévitable d'un mensonge. La mort du Christ, au contraire, apparaît tout de suite comme une confirmation éclatante et triomphante de son enseignement. Il règne parmi ses disciples un esprit tout nouveau, et absolument unanime d'exhilaration, de joie débordante, de confiance indomptable, d'entreprise dans toutes les directions. Quel a été ce fait nouveau, cette revanche qui a immédiatement suivi la catastrophe du Calvaire ? Saint Paul nous apprend que ç'a été la Résurrection, miracle formidable auquel est suspendu tout le christianisme.
Pour résumer cette exposition :
1° La doctrine de Jésus-Christ engage ses disciples dans une lutte terrible contre l'ancienne religion qui la déclare hérétique et blasphématoire et de même à l'égard de toutes les religions païennes, dont elle s'est posée immédiatement comme la remplaçante et comme l'exclusion. Un chrétien n'avait pas à s'attendre à être mieux traité que son chef.
2° Dans cette lutte, ils seront désarmés temporellement, sans promesse d'un triomphe temporel. Les moyens violents leur sont interdits. On les envoie à la conquête désarmés. Un avenir de dénuement, de sacrifices, de persécutions, et de supplices leur est présenté et promis.
3° Le fondateur de la religion qui s'était dit le Fils de Dieu meurt crucifié et renié de tous.
Voilà les conditions dans lesquelles le christianisme s'est fondé ! Le bon sens n'indique-t-il pas qu'il a dû y avoir quelque chose dans l'autre plateau de la balance ? Non pas seulement des promesses, mais des faits. Comment expliquer autrement l'explosion folle (Actes des Apôtres) de confiance, d'énergie et d'activité qui suit la Crucifixion ? D'un seul coup, en quelques années, l'activité apostolique remplit le monde. Engager des gens qu'on nous dépeint comme lâches, inertes et grossiers dans une entreprise qu'on nous représente comme paradoxale, blasphématoire, dénuée de toute espérance humaine, cela ne devait pourtant pas être chose facile. Il a fallu que quelque chose se passât...
Que celui qui a des oreilles pour entendre entende !
Tôkyô, le 5 janvier 1927.